19. Jun (3/3)
« Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ! tonna une voix de baryton. Lâche-moi espèce de fils de pute ! »
Jun délaissa Hirohito pour rejoindre Kitashi, qui tenait entre ses mains le crâne du yōkai, d'où provenait la voix caverneuse. Au même moment, le gamin roula sur le côté pour recracher ce qu'il restait de la poupée envoutée.
« Échec et mat, tas d'os, fit Jun en relevant les manches de sa veste.
— Va te faire foutre, sale traître, l'insulta Mitsushi alors que le reste de son corps tentait, sans succès, de se remettre debout. Longue vie au Roi ! »
Jun grimaça.
« Il est déjà mort, ton roi. Fais-toi une raison. Pose-le par terre, Kitashi. »
Son coéquipier s'exécuta. La température monta dans sa paume et Jun la dirigea vers le yōkai.
« Non ! Par pitié, ne faites pas ça ! supplia Hirohito alors que sa voix déraillait.
— Jun, attends. On n'est pas obligés d'en arriver là. »
Jun trépigna en lâchant un soupir exagéré. Il était impatient. L'heure tournait et chaque minute les rapprochait plus de l'échec.
« Si on ne l'achève pas maintenant, il reviendra nous tuer dans notre sommeil. C'est ce que tu veux ?
— On ne tue pas. Ce n'est pas notre rôle de choisir qui doit vivre ou mourir. »
Une moue d'acquiescement grotesque déforma les traits de Jun.
« Ah, bien sûr. C'est d'ailleurs pour cette même raison que tu étais à deux doigts de me mettre une balle dans la poitrine quand tu as appris que j'étais l'un des leurs. »
Kitashi ne répondit pas. Ses épaules s'affaissèrent et il lui adressa un regard penaud. Aussi séduisant que cette expression pût le rendre, la colère bouillonnait dans les entrailles de Jun.
« Vous n'êtes qu'une bande d'hypocrites. Humains comme yōkais. Je ne vois pas pourquoi il y a tant d'animosité encore nous. On est tous les mêmes : de belles ordures.
— Jun... commença Kitashi en esquissant un pas vers lui.
— Moi aussi je suis une ordure, et je l'assume ! Au moins, j'aurai la certitude que ce psychopathe n'arpente plus cette terre. »
Mitsushi ricana.
« C'est ça, mon vieux. Vas-y, salis-toi les mains et prends-toi pour le héros. Quand il sera de retour, vous chierez tous dans vos frocs. »
Le cœur de Jun tomba au fond de son ventre. L'image du cadavre de Kitashi, inerte et couvert de sang, l'incita à agir. Le rouge de ses flammes se refléta dans ses pupilles rétractées par la peur. Hirohito hurla, mais sa supplique ne suffit pas à arrêter la combustion. Les restes du squelette se consumèrent aussi vite que du papier. L'instant suivant, il ne restait plus rien à par ses vêtements, rongés par les flammes. Fou comme le corps d'un yōkai est sensible aux flammes surnaturelles. Tout compte fait, peut-être les démons étaient-il destinés à s'entre-tuer.
Jun se tourna vers le gamin pour l'achever aussi, mais il avait disparu.
« Tu n'aurais pas dû faire ça, murmura Kitashi, qui ne parvenait pas à se détourner de l'endroit où s'était tenu Mitsushi.
— Tes leçons de morale, tu peux te les garder. On bouge, avant que ces tarés n'arrivent à leurs fins. »
Pourquoi Kitashi ne voulait pas comprendre ? Les épargner, c'était remettre leur propre mise à mort à plus tard. Les laisser mener à bien leur projet fou revenait à signer leur fin. Pas que la leur, mais aussi celle de leurs proches, et de tous ceux qui auront le malheur de croiser la route du Shuten-dōji. Jun ne se souvenait que trop bien de ce que lui avait raconté Itou au restaurant de ramen. Un sourire lui échappa alors qu'il écartait une branche basse pour se frayer un passage. Il lui semblait que cela s'était passé il y a plusieurs mois. Itou souriait encore innocemment. Pas comme la jeune fille qui l'avait défendu dans la clairière. Le regard qu'elle avait lancé à Tobio... Rien que d'y penser, Jun en fut parcouru de frisson. Itou ne rigolait pas. Ne rigolait plus, jugea-t-il avec une pointe de déception. L'adolescente maladroite et paisiblement inconsciente lui manqua, tout à coup. Peut-être aurait-elle compris l'urgence de la situation, contrairement à Kitashi. Seule Itou pouvait appréhender dans toute la gravité ce qui était en train de se dérouler sous leurs yeux.
« Jun, l'interpella Kitashi dans son dos, plus de morts pour ce soir, d'accord ? »
Le yōkai poussa un ricanement méprisant. Sérieusement ? Il se prenait pour Gandhi ou quoi ? Jun fit volte-face et plaqua Kitashi contre un tronc, un bras sur ses clavicules.
« Qu'est-ce qui te prends ? s'étonna Kitashi qui tenta de se dégager, en vain.
— On va mettre les choses au clair rapidement, parce que je manque de patience et mon œil me fait un mal de chien.
— Écarte-toi de moi ! »
La froideur du métal du canon de l'arme de Kitashi traversa la chemise de Jun. Ses lèvres se retroussèrent sur ses dents. Et dire qu'il avait embrassé cet abruti il y avait à peine une poignée de minutes ! Sa gueule de chiot perdu le perdrait.
« Vas-y, tire, lui intima-t-il, son visage à quelques centimètres de celui de Kitashi. Tire, puisque tu y tiens tant. C'est ta chance.
— Qu'est-ce qui t'arrive ce soir ? » lâcha Kitashi dans un souffle.
Son expression penaude fit perdre la tête à Jun.
« C'est simple : je n'ai pas envie que le pire fléau de toute l'histoire du Japon revienne d'entre les morts.
— Tu parles du Shuten-dōji ?
— C'est bien toi qui me rabâches toutes les cinq minutes qu'on n'a pas le temps pour les conneries, non ? Alors arrête de faire ta tête de con et avance. »
Jun relâcha sa prise, non sans appuyer une dernière fois pour bousculer un peu son coéquipier. Avec un peu de chance, ça lui remettrait les idées en place. Sans l'attendre, il se remit en route. Entre les feuilles d'érable, le toit de la demeure des Ichigō s'élançait vers le ciel nuageux. Ils étaient tout proches.
« On croyait qu'ils voulaient sacrifier les descendants pour le venger, pas pour le ramener à la vie, cria Kitashi pour que Jun l'entende malgré la distance qui les séparait.
— Et ben on s'est gourés ! s'exclama Jun en levant les bras au niveau de ses épaules avant de les laisser piteusement retomber le long de son corps.
— Ils ne peuvent pas le faire revenir à la vie. Ce n'est pas possible.
— C'est pourtant ce que nous a dit Itou. Je lui fais confiance.
— Ou peut-être qu'elle est passée de leur côté. »
Lentement, Jun pivota sur ses talons, un doigt pointé vers Kitashi.
« Tu vas trop loin. Elle nous a sauvé la vie. Et tu n'as aucunement le droit de juger les gens qui retournent leur veste. Ce qui n'est pas le cas d'Itou », ajouta-t-il d'une voix grave.
Kitashi avait l'air si désemparé, debout dans les fougères qui lui arrivaient jusqu'aux genoux, son arme vers le sol. La situation le dépassait. Comme nous tous, songea Jun. Kitashi hocha la tête d'un air lasse.
« C'est juste que... Elle avait l'air tellement différente.
— Elle a changé, je crois. Sûrement pour survivre, parce qu'on n'a pas été là pour elle quand elle en avait besoin.
— On dirait qu'elle n'a plus du tout besoin de protection, maintenant, pas vrai ? »
Un hurlement féminin et strident retentit de la maison des Ichigō. Jun chercha l'approbation de Kitashi dans ses yeux et il fit de même. Plus le temps de papoter. Il était temps de régler cette histoire.
La porte était ouverte, mais pas forcée. Les volets étaient clos et ils durent se repérer grâce à leur lampe torche. Dans le noir, les meubles style Empire semblaient flotter comme des fantômes. Tout était calme. Jun tendit l'oreille. Les bruits de conversation étaient ténus, mais on discutait aux étages. Il leva un index en direction du plafond et ils continuèrent vers les escaliers, armes aux poings. Le bois grinça au passage de Kitashi. Une fois sur le palier, un long couloir en L alignait d'un côté plusieurs portes, de l'autre des fenêtres. Jun posa son oreille contre chaque battant. Il n'entendit qu'une respiration haletante dans l'une d'elles. Il s'agissait de la belle-fille, celle qui les avait accompagnés lors de leur première visite. Elle était recroquevillée contre le lit, tremblante.
« Où est votre beau-père ? la questionna Kitashi après s'être assuré qu'elle n'avait rien.
— Dans- dans son bureau. Au fond du couloir...
— C'est vous qui avez crié ? »
La femme acquiesça.
« Je me suis enfermée dans une leur chambre après que les deux femmes soient entrées. L'une... l'une d'elle n'était qu'un animal lorsque je l'ai vue dans le salon, puis... elle s'est...
— Deux femmes ? O.K. Restez-là, la police ne va pas tarder. Jun, on y va. »
À peine eurent-ils passé le coin du couloir que la porte du bureau s'ouvrit. Ichigō Nijō leur tenait le battant, un doux sourire sur le visage.
« Messieurs, nous vous attendions. Inutile de vous demander de ne pas vous servir de vos armes. Je vous en prie. »
Jun jeta un coup d'œil perdu à Kitashi, qui se tenait à sa droite. Son coéquipier hésita, avant de passer le pas de la porte. Jun marmonna dans sa barbe, son instinct de survie au bord de l'implosion, et marcha dans ses pas. Toute cette histoire ne sentait pas bon du tout.
« Vous aviez raison, Hana. Ses messieurs de la police sont arrivés. Je suis désolé.
— Aucun problème, monsieur Ichigō. Prenez votre temps. »
Le vieil homme la remercia d'un hochement de tête. D'une expression bienveillante, il s'assit à son secrétaire en bois sombre. Il prit son stylo et commença à griffonner. La pièce empestait l'huile essentielle et possédait une unique fenêtre. L'œil de bœuf d'où filtrait la lumière du soir éclairait le plancher, le bureau et un vieux sofa en cuir qui avait fait son temps. Sasaki, sous sa forme de renard, y était assise, le poil hérissé. Elle fixait Jun aussi intensément que si son regard pouvait le tuer. Il lui accorda une œillade hautaine. La queue de l'animal fouetta l'air.
« M. Minobe, M. Iwasaki, bonsoir. »
Était-ce la lueur de la lune sur sa peau ou Hana était bien plus pâle qu'au sanctuaire d'Inari ? Ou était-ce son bonnet écarlate qui contrastait trop avec son teint ? Debout, elle était appuyée contre le mur, près du secrétaire où Ichigō s'affairait avec une ferveur à faire pâlir un greffier. La lumière se reflétait sur le bomber en cuir et sur les boots de la jeune femme. Kitashi avança d'un pas, la main levée.
« Monsieur Ichigō, vous venez avec nous, s'il vous plaît. Ces personnes sont dangereuses.
— Excusez-moi, inspecteur, répondit le descendant, toujours aussi concentré sur sa tâche, mais je dois impérativement terminer de rédiger ces lettres avant mon départ.
— Votre départ ? questionna Jun, qui sentait que la situation leur échappait de plus en plus.
— M. Ichigō repartira avec nous, messieurs. »
La voix d'Hana était aussi calme que si elle était en train de les inviter à prendre un café. Jun braqua son arme sur elle. Kitashi suivit son élan, menaçant Sasaki, qui feula.
« Monsieur, ces femmes vont vous tuer si vous ne venez pas avec nous. »
Ichigō pivota son buste sur sa chaise. Il avisa la situation d'un air ingénu, avec les yeux écarquillés d'un merlan frit.
« Oh, non ! Baissez vos armes, messieurs, je vous en prie ! Ne rendons pas les choses plus compliquées qu'elles ne le sont déjà pour Hana.
— Pardon ? », cracha Jun, les nerfs au bord de la rupture.
Hana gigota, les mains dans les poches de sa veste. Un vague air de honte balaya ses traits magnifiques, mais il s'en alla si vite que Jun crut l'avoir rêvé.
« S'il vous plaît, M. Ichigō, laissez-nous vous sauver la vie !
— C'est très noble à vous, M. Minobe, mais j'ai toujours su que ce jour viendrait. Non, ne me plaignez pas. Mon rôle n'est pas le plus difficile, je le crains. »
Le regard qu'il glissa à Hana ébranla Jun. La plaignit-il ? Sur le sofa, Sasaki émit une plainte. Elle semblait aussi perdue que l'étaient les deux inspecteurs. Comme si Ichigō et Sasaki discutaient dans une langue qu'ils étaient les seuls à comprendre.
« Vous êtes un yōkai ? » demanda Jun, sa voix plus tranchante qu'il ne l'aurait cru.
Le vieil homme retourna à sa besogne. Le papier glissa et se plia entre ses mains. Il prépara trois enveloppes qu'il ferma.
« Absolument pas, M. Iwasaki. C'est justement pour cette raison que je fais ce qui doit être fait. Nous pouvons y aller, Hana. »
Elle hocha la tête. De son poing, elle brisa le verre de la vitre.
« Par-là ?
— Je crois malheureusement que les inspecteurs ne nous laisseront pas partir aussi facilement, monsieur.
— Alors soit. Je vous fais confiance.
— Vous n'irez nulle part ! »
Jun voulut tirer, mais Ichigō fit barrage de son corps pour protéger Hana. Sasaki se dépêcha de sauter par la fenêtre, aussi vive qu'une fouine.
« Ne tirez pas.
— Monsieur... » l'implora Kitashi qui s'assura de sa prise sur la crosse du pistolet.
Hana jeta un coup d'œil par l'œil de bœuf en se balançant sur un seul pied.
« Vous pouvez y aller, monsieur. Sasaki va vous réceptionner. Vous ne craignez rien. »
Non, mais dans quel délire étaient-ils tous enfermés ? Une psychopathe future tueuse en série se préoccupait que sa victime ne se fasse pas de bobo pendant sa chute ? Jun regarda la pièce. Devait-il se servir de ses flammes ? Ichigō était néanmoins trop près du yōkai pour ne pas risquer de le cramer au passage. Ils ne pouvaient pas rester sans rien faire !
« Kitashi ! »
Mais son coéquipier demeura immobile.
Ichigō se pencha par la fenêtre, hésita, puis se laissa tomber, la tête la première. L'impact fut doux. Sasaki avait bien dû le rattraper, transformée en humain.
« Je suis désolée pour votre œil, inspecteur, déclara Hana.
— Pas de soucis, cracha Jun alors qu'il lâchait son arme et levait ses deux paumes vers elle. J'ai exprimé toute ma tristesse et ma colère sur votre pote le squelette. Et je vais faire la même chose avec toi. »
Les flammes la touchèrent, il en était certain. À quel point, il l'ignorait. Quand le feu commença à grignoter le plafond, elle n'était plus là.
« Putain !
— Ressaisis-toi et appelle les pompiers, ordonna Kitashi. On fait sortir la belle-fille, mais on fait ça vite. On ne doit pas arriver en retard. »
Jun se précipita à la suite de Kitashi dans le couloir.
« En retard où ça ?
— Au tombeau. Ce n'est pas terminé. »
Ça y est, se dit Jun en plongea dans ses yeux sombres et déterminés. Le Kitashi qu'il connaissait était de retour.
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