16. Jun (3/3)
*
« Vous ne voulez pas de protection policière ? »
L'arrière-cour de la maison en briques, d'inspiration européenne, de M. Ichigō fut balayée par une bourrasque froide et puissante. Le grand saule qui les surplombait s'agita et quelques feuilles mortes tombèrent en dansant sur les pavés bordeaux. Jun rentra la tête dans son manteau en stretch, non sans jeter un regard perdu à Saito, elle aussi habillée d'un long pardessus.
« Vous m'avez bien entendu, inspecteurs. Je ne souhaite pas que la police intervienne. »
Ichigō Hiro semblait plus âgé encore que sur la photo de son dossier. Son visage ridé était éclairé par des pupilles grises de la même couleur que le pull à col roulé qu'il portait. Son attitude apaisée donna à Jun des envies de meurtres.
« Vous vous rendez compte qu'un groupe de criminels est à votre poursuite ? Qu'ils ont déjà kidnappé cinq personnes ?
— Oui, je m'en rends compte, répondit l'homme d'une voix posée. Et je vous demande de ne pas intervenir.
— Si on ne vous protège pas, nous ne pourrons pas les empêcher de s'en prendre à vous, déclara Saito en s'avançant d'un pas. Votre propriété s'étend sur plusieurs hectares. La police ne peut pas intervenir sur une terre privée sans autorisation.
— Exact », répondit M. Ichigō d'un hochement de tête entendu.
Son calme eut le pouvoir de laisser l'inspecteur Saito sans voix.
« Je peux vous demander pourquoi vous n'acceptez pas notre aide ? »
Les deux hommes dans le jardin rempli de mauvaises herbes se fixèrent un instant. Si Jun tenta de sonder son âme, il ne vit en ce vieil homme que l'assurance d'une longue vie vécue.
« Je ne voudrais surtout pas vous offenser, mais la police ne peut rien faire pour moi.
— Je n'en suis pas si sûr, rétorqua Jun, le regard toujours aussi soutenu. Vous ne voulez pas nous laisser notre chance ?
— ... Je suis désolé. »
Ce fut la belle-fille des Ichigō qui raccompagna les deux inspecteurs jusqu'aux limites de la propriété. Veuve du fils de la famille, elle vivait avec eux depuis son mariage. Elle ne pipa mot sur le chemin. Le terrain entier n'était que forêt d'érables aux feuilles rougeâtres, tant sous leurs pieds que sur les branches. De petits ruisseaux serpentaient entre les plaines et, d'après la carte que Jun avait annotée, ils se jetaient tous dans la rivière Oi, celle-là même qui coupait Kyoto en deux. Le nord de la propriété était délimitée par le chemin de fer que dirigeait M. Ichigō, et, plus au sud-est, par la célèbre bambouseraie d'Arashirayama. L'escouade d'intervention mobilisée pour l'occasion attendait d'ailleurs le feu vert des inspecteurs sur le parking destiné aux touristes, là où les accompagna leur guide. Elle les salua avec respect, et, une fois qu'elle disparut entre les grandes tiges vertes, Saito fulmina.
« Quel vieux chnoque ! Sans son autorisation, pas moyen de mettre un pied sur son immense propriété. Tu crois qu'on pourrait rassembler assez d'unités de police pour couvrir toutes les limites ? »
Jun lui accorda une mine blasée alors qu'ils atteignaient les fourgons d'intervention et les voitures de patrouille.
« T'as vu l'ampleur de la zone ? Il nous faudrait toute la police de la ville pour couvrir chaque mètre carré. Sinon, ça ne sert à rien.
— Ça peut s'arranger. »
Le cœur de Jun manqua un battement en apercevant Kitashi adossé à la portière de son SUV aux côtés des autres forces de police. Les bras croisés sur son manteau d'hiver, il darda uniquement Jun, ignorant Saito. Son coéquipier le rejoignit au pas de course.
« Qu'est-ce que tu fais là ?
— Le chef m'a briefé sur le plan quand je suis allé au commissariat.
— Je réitère ma question », insista Jun alors qu'il pointait un doigt accusateur dans sa direction. En réalité, il guettait un signe de faiblesse, un étourdissement ou un rictus de douleur. Tu t'es enfui de l'hôpital ou ils t'ont laissé sortir ?
— Ils m'ont laissé sortir.
— Sous la menace ? »
Un ange passa. Saito arriva finalement à leur hauteur, mais resta à une distance respectable derrière Jun. Kitashi répondit :
« Ça a vraiment de l'importance ? »
Jun leva les bras au ciel, franchement dépité.
« J'en étais sûr.
— S'il veut mourir sur le terrain d'une hémorragie interne, c'est son problème. »
Kitashi quitta Jun des yeux pour porter son regard sur Saito qui se trouvait à présent derrière son coéquipier
« Pour une fois, nous sommes du même avis. »
Étrangement, Saito se mura dans le silence. Elle s'esquiva rapidement et se chargea de mettre au jus l'unité d'intervention. L'annonce du retour au commissariat fut accueillie par une incompréhension contagieuse. Kitashi s'approcha de Jun, avec une lenteur qui ne lui était pas coutumière.
« Il refuse la protection policière ? »
Jun haussa les épaules.
« Le vieux ne veut rien entendre. L'excuse de la secte religieuse n'était peut-être pas une si bonne idée, finalement. Il aurait fallu trouver quelque chose de plus effrayant.
— Pas sûr qu'il aurait pris la vérité plus au sérieux, rétorqua Kitashi en roulant des épaules. Que comptez-vous faire ? »
Jun jeta un rapide coup d'œil à Saito. Elle était en grande discussion avec le capitaine des forces d'intervention, apparemment révolté. Jun tourna ensuite sur lui-même. Les rares touristes présents à l'heure d'ouverture de la bambouseraie regardaient avec une curiosité mal dissimulée les membres de la police.
« Je ne sais pas trop, mais qu'est-ce que tu dirais si notre groupe de yōkais avait vent que la police rôde dans la zone ?
— Ça serait un coup de chance pour nous et un coup de pression pour eux, répondit Kitashi en s'appuyant contre sa voiture, mais d'un autre côté, ils seraient plus que jamais sur leurs gardes.
— Franchement, ça ne m'étonnerait pas qu'ils soient déjà au courant qu'on sait pour les descendants, dit Jun tout en scrutant la cage verdoyante que formaient les bambous autour d'eux. Après tout, les prêtres le savent, eux. »
Kitashi émit un bruit d'acquiescement que, pour quelqu'un qui ne le connaissait pas assez, aurait pris pour un simple grognement. Jun pivota sur un pied pour se retrouver en face de son coéquipier. Le visage de ce dernier était plus ombrageux que tout à l'heure. Douleur ? Ressentiment à l'égard du yōkai Jun ? Ou autre chose... La façon dont il semblait ne pas voir ce sur quoi ses yeux se posaient et les rides sur son front alarmèrent Jun.
« Tu sais que tu as les oreilles qui fument quand tu rumines trop ? Dis-moi ce que tu as derrière la tête. »
Kitashi lui adressa un regard noir, et les cernes profonds qui ornaient ses yeux lui donnaient un air encore plus furieux. Pourtant, Jun comptait se comporter comme à l'habitude. Que la vérité sur son identité soit révélée ou non, il restait le même.
« Allez, Kitashi, crache le morceau.
— Je me disais, marmonna-t-il entre ses dents, que je pourrais peut-être appeler quelqu'un en renfort. On ne peut pas entrer à l'intérieur de la propriété, mais on peut en surveiller les alentours, et je peux trouver des hommes pour ça.
— Et tu penses à qui ? »
C'est alors que les talons des bottines à talons hauts de Saito claquèrent sur le goudron. Lorsqu'elle arriva au niveau des deux inspecteurs, Kitashi se renfrogna encore plus.
« Je suppose que maintenant que tu es de retour dans la partie, je peux rejoindre Watanabe. On va se charger de retrouver ces pauvres types. Il y a quand même un gamin de six ans et une ado de seize dans la liste des disparus. Cette secte est remplie de dégénérés, ma parole. Heureusement que les journalistes se contentent seulement de commenter cette affaire de typhon qui arrive sur le pays et cette statue de temple volée. »
Elle leur tourna le dos, mais Jun la retint fermement par le bras.
« C'est quoi, cette histoire de statue ? »
Saito se dégagea, un air vaguement perdu sur son visage crispé.
« L'une des deux statues gardiennes du temple d'Inari a été volée il y a quelques jours, et personne ne sait comment. Ça a fait la une des journaux. Vous étiez dans une grotte pendant votre enquête ou quoi ?
— Un truc du genre, oui... »
Elle haussa un sourcil, leva les yeux au ciel et prit le chemin de sa voiture. La portière claqua et l'engin démarra en trombe. Jun et Kitashi demeurèrent murés dans le silence en suivant sa trajectoire jusqu'à ce qu'elle s'insère sur la petite route de campagne.
« Pourquoi tu l'as interrogée sur cette histoire de statue ? questionna Kitashi.
— Ah, tiens, tu t'intéresses à moi, maintenant ? »
Jun n'avait pas voulu être aussi amer dans sa réplique, mais la colère qu'il ressentait envers lui-même acéra sa langue. Sa température corporelle augmenta. Il se dépêcha de s'asseoir dans le SUV de Kitashi sans prendre la peine de faire attention à la manière dont il referma la portière. Kitashi hésita un instant avant de prendre le volant. Jun, lui, sortit de sa poche son smartphone et lança une recherche internet sur les dernières actualités. Notamment sur la disparition d'un monument culturel.
« Où on va ? demanda-t-il platement.
— Au temple d'Inari, celui d'où Itou nous avait appelés lorsqu'elle s'était perdue.
— Quel rapport avec la statue ? »
Le moteur tourna en ronronnant.
« Tu te souviens qu'elle nous avait dit avoir vu une femme avec un bonnet rouge ? »
À côté de lui, Jun put sentir Kitashi se crisper.
« Oui, dit-il simplement. Je m'en souviens.
— Au même endroit, une statue gardienne disparaît comme par enchantement ? Tu sais ce que représentent la plupart du temps ces statues à l'entrée des temples shintoïstes ? »
Kitashi secoua la tête, concentré sur la route.
« Ce sont soit des chiens... soit des renards.
— ... et qu'est-ce que tu comptes faire ? »
Jun laissa la chaleur s'accumuler dans ses paumes. Lorsqu'il détendit ses doigts en un mouvement de poignet, l'air ondula entre ses phalanges.
« Disons que si cette statue manquante est bien le yōkai qui nous a attaqués à l'université et à l'hôpital, je sais comment capter leur attention. »
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