10. Itou (1/3)
Le sanctuaire de Matsunoo-taisha avait toujours eu le pouvoir d'apaiser les maux d'Itou. Elle avait passé le grand toori vermillon pour la première fois avec ses parents. Ses petites mains emmitouflées levées au-dessus de sa tête pour atteindre celles des adultes. Le souffle qu s'échappait de sa bouche — son nez était bouché à cause d'un rhume — s'élevait en volutes givrées vers les branches nues des arbres. Aoi ouvrait la marche. Elle papotait gaiement avec une de ses amies. Sa mère, le nez rougi par le froid, avait souri à son père. Ils avaient prié pour la nouvelle année. Itou avait fermé les yeux et fait un vœu : découvrir ce qu'elle souhaitait réellement devenir quand elle serait plus grande. On lui avait posé la question à l'école, avant les vacances de Noël, et elle n'avait pas pu répondre.
Ce fut quand elle ouvrit à nouveau les yeux, les mains pressées l'une contre l'autre, qu'elle aperçut le bout de tissu éclatant. La couleur était identique à celle du portail et sa propriétaire, une belle jeune fille, balayait le porche de la salle des offrandes. Un courant d'air l'enveloppa et le tas de feuilles mortes qu'elle s'était évertuée à rassembler s'était éparpillé autour d'elle. Elle avait crié. Tout le monde avait les yeux rivés sur elle, à présent, mais l'attention d'Itou avait été attirée par un homme en retrait, derrière un plus grand bâtiment, où un écriteau en bois indiquait le bureau du sanctuaire. De tous les visiteurs, il était le seul à ne pas prêter attention à la fille au hakama vermillon. Il était grand, peut-être aussi jeune que la fille au hakama vermillon. Ses longs cheveux noirs étaient ramenés en une couette basse qui cascadait entre ses omoplates et, malgré les températures négatives, il ne portait qu'une veste en cuir par-dessus son haut. Il fixait un point sur une branche nue, les paupières plissées. Une deuxième bourrasque s'abattit sur la miko, soulevant les tissus de ses habits lorsque le vent tourbillonna autour d'elle sans s'arrêter. Plusieurs personnes accoururent pour l'aider, car la bourrasque ne semblait pas vouloir la laisser en paix.
De la foule, Itou fut persuadée d'avoir été la seule à voir le mystérieux garçon rejoindre le tronc de l'arbre qu'il avait fixé plus tôt. Avec une aisance surprenante, il escalada le toit de l'emakake, où pendaient les plaquettes de bois gravées de vœux et sauta sur une branche solide. Aussi vite qu'un chasseur qui bondit sur sa proie, il s'élança vers le vide, les mains en avant. Il sembla saisir quelque chose, tomba, puis se réceptionna d'une roulade sur les graviers. Quelque chose gigota entre ses doigts. Itou pensa à un écureuil. Quand elle le vit serrer l'animal si fort qu'il explosa comme un ballon de baudruche, elle étouffa un cri dans ses moufles. Le vent qui assaillait la jeune miko retomba aussi vite qu'il était venu. Le garçon inspecta les alentours, croisa les yeux pleins d'étoiles d'Itou. Il lui sourit, puis regagna le bureau du sanctuaire, les mains dans les poches de son jean troué.
Son nom était Rengoku Tobio, mais ça, Itou ne l'apprit que lorsqu'elle réussit à convaincre ses parents de la laisser travailler au sanctuaire. Quelques semaines plus tard, sa sœur l'accompagna dans sa nouvelle passion et découvrit sa passion pour la dévotion au shintoïsme, surtout lorsqu'elle fit la rencontre de Tobio. Si, au début, Itou admirait le garçon pour ses talents d'exorciste, elle avait vite appris à le détester. Il y avait deux très bonnes raisons à ça : la première, Aoi passait plus de temps avec lui qu'avec elle depuis qu'ils sortaient ensemble. La deuxième : c'était un sacré con. C'était d'ailleurs pour cette raison qu'il s'agissait de la dernière personne qu'elle souhaitait rencontrer en ce moment, alors que M. Minobe et Jun l'avaient laissée au bord de la route comme on abandonne un chien après les périodes de Noël.
« Ta sœur flippe depuis trois jours, dit-il en guise de salut. Tu n'as pas honte de lui en faire voir de toutes les couleurs ?
— Si ma sœur à quelque chose à me dire, elle me le dit elle-même, merci. »
Itou sentit la main de Katō se presser dans son dos pour la faire avancer.
« Pas de ça maintenant, Tobio. La guji veut voir Itou. Immédiatement. »
Le sourire moqueur du jeune homme anéantit le peu de confiance qu'Itou s'évertuait de concentrer.
« Tu as encore joué les exorcistes, Itou ? Arrête les frais. Tu n'as pas la tête de l'emploi. »
Ce ne fut pas l'envie de répondre qui lui manqua, mais l'étiquette l'en empêcha. Tobio était un vrai exorciste. Il avait été formé par un mentor et remplissait des missions que le Conseil, qui rassemblait les gujis et les moines supérieurs de la région, lui confiaient. Pour ajouter au malheur d'Itou, il était doué, surtout pour son âge. A vingt-trois ans, il était le plus jeune de sa profession. C'était rageant, mais c'était ainsi.
Itou suivit docilement Katō sous le grand arbre qui ombrageait la terre meuble, à l'abri des regards des rares fidèles.
La grande prêtresse était assise sur un banc, sous un massif de corêtes dégarni. Aoi lui parlait, debout à ses côtés. Elle se penchait pour pouvoir lui susurrer à l'oreille. Lorsqu'elle aperçut sa petite sœur, elle s'excusa auprès de l'ancienne et se précipita pour prendre Itou dans ses bras.
« Tu aurais pu m'appeler ! J'étais morte de trouille.
— Je t'ai envoyé des messages pourtant, je ne risquais rien.
— Mais personne d'autre que moi ne savait où tu étais ! Tu as attrapé froid ? Ta voix est plus grave que d'habitude. »
Par souci de discrétion, Katō passa près d'elles et rejoignit la grande prêtresse. Itou le vit à son tour lui parler à voix basse. La vieille femme pinça les lèvres et affronta le regard inquisiteur d'Itou. Cette dernière fronça les sourcils avant de reporter son attention sur sa sœur.
« Oui, c'était le but, lui murmura-t-elle. Tu es la seule à qui je pouvais dire la vérité. »
Elle sentit Aoi se crisper contre elle.
« Attends, dit Itou en s'éloignant, Aoi la tenait toujours par les épaules. Tu n'as pas vendu la mèche quand même ? »
La grimace qui se dessina sur les traits gracieux de sa sœur fit office de réponse. Itou grogna, leva les yeux au ciel.
« J'étais inquiète, d'accord ? Papa et maman se sont rendu compte que tu n'étais pas à la maison la nuit et la guji m'a pris entre quatre yeux pour me tirer les vers du nez. Tobio était là, lui aussi. Je ne pouvais pas mentir à la grande prêtresse alors qu'il était juste derrière moi ! insista-t-elle. »
Itou réalisa que Tobio avait feint d'ignorer où elle se trouvait ces derniers jours pour le simple plaisir de la rabaisser. Pour lui apprendre les ficelles du métier d'exorciste, il était toujours occupé, mais pour lui rappeler qu'elle n'avait aucun talent et qu'elle était une incapable, il avait toujours le temps. Son visage s'échauffa.
« Ton copain est un vrai débile, tu le sais ? »
Aoi pencha la tête sur le côté. Ses longs cheveux soyeux suivirent son mouvement.
« C'est après moi que tu devrais être en colère, pas après Tobio. Il n'a rien fait, lui.
— Si, il t'a mis la pression pour que tu avoues que j'étais avec les inspecteurs. »
Sa sœur refusa son point de vue. Elle lui soutint ardemment que son petit ami n'y était pour rien. Il avait seulement fait acte de présence.
« Il s'est même proposé pour aller te chercher. C'est adorable de sa part, tu ne trouves pas ? »
Son air énamouré laissa un arrière-goût acide sur la langue d'Itou. Évidemment qu'il s'était porté volontaire. Rien au monde ne l'aurait rendu plus heureux que de trouver Itou pour la ramener par la peau des fesses. Elle imagina la scène qu'elle venait de vivre sur le parking au pied du mont Ōeyama. Que se serait-il passé si Tobio l'avait trouvée à ce moment-là ? Aurait-il su tenir tête à la mystérieuse femme au bonnet rouge ? Ou pire, pensa-t-elle alors qu'un frisson la parcourait, que se serait-il passé s'il les avait trouvés alors qu'ils étaient encore dans le tombeau en train de souiller un lieu sacré ?
« Itou, ça va ? Tu es toute pâle tout à coup. Il s'est passé quelque chose avec les inspecteurs ? »
Oui ! Non ? Itou ouvrit la bouche, mais les mots se bousculaient dans son esprit. Elle avait vu un homme se vider de son sang et un autre se fracasser le crâne contre le mur de sa maison. Son talisman avait réellement prouvé la présence d'un yōkai, qui n'était autre que l'un des inspecteurs avec qui elle avait volé un livre appartenant à la prestigieuse université de Kyoto. Livre pour lequel une kitsune avait tenté de la réduire au silence. Elle scella ses lèvres, les bras serrés contre sa poitrine. Une pique de panique lui traversa le cœur. Le fond de teint qu'elle avait appliqué sur les hématomes de sa gorge avait-il tenu depuis ce matin ? Ses doigts effleurèrent la peau meurtrie. Elle tressaillit sous la douleur. Les yeux de sa sœur se baladèrent sous son menton, mais elle ne contenta de garder le silence.
« Je voulais les aider dans leur enquête, mais je les ai plus gênés qu'autre chose. Ils ont pris soin de moi jusqu'à ce qu'ils soient certains que je ne courais plus de danger. »
Aoi la serra dans ses bras avant de s'éloigner hâtivement.
« Oh, Itou ! Tu devais bien savoir que des inspecteurs de police n'avaient pas besoin de l'aide d'une miko. »
Même si Itou mourait d'envie de lui avouer qu'elle n'avait pas été si inutile que ça, elle ne pouvait pas dénoncer M. Minobe et Iwasaki. Les anciens du Conseil entreraient dans une colère noire s'ils apprenaient ce qu'ils avaient découvert.
« J'étais persuadée que des yōkais étaient la cause des meurtres. J'avais tort. Tobio a raison, je n'ai aucun talent pour l'exorcisme. »
Ledit Tobio les dépassa dans un courant d'air, sa chevelure aussi longue que celle de sa compagne rebondissant contre sa veste en cuir. Il posa subrepticement sa main sur l'épaule de la guji, qui observait toujours les deux sœurs d'un œil sévère. Comme Aoi avant lui, il se pencha à l'oreille de l'ancienne et, le visage grave, ses lèvres bougèrent à une vitesse alarmante. La grande prêtresse hocha la tête, l'air assombri. D'un même mouvement, Tobio et elle se tournèrent vers les sœurs Kurotani.
« Qu'est-ce qu'il se passe ? questionna Aoi alors que son petit ami s'avançait dans leur direction. »
Il saisit brusquement l'avant-bras d'Itou. Son geste avait été si précis et fluide qu'elle n'avait pas eu le réflexe d'esquisser un mouvement pour se défendre. Aoi posa sa main sur l'épaule du jeune homme et lui hurla de la lâcher. Il n'en fit rien. Itou se ratatina sous les traits tendus de son visage.
« On vient d'apprendre que les deux inspecteurs qui fourrent leur nez dans nos affaires ont été vus sur le mont Ōeyama et que le tombeau a été trouvé ouvert ! Tu les as aidés, pas vrai ?
— Ça suffit. Itou, viens ici. »
La guji n'avait pas eu besoin de hausser la voix. Lorsqu'elle parlait, le reste du monde se taisait pour l'entendre, et pour lui obéir.
Itou récupéra son bras lorsque Tobio consentit à desserrer son étreinte et, piteusement, elle se tint debout devant l'ancienne, la tête basse et les mains jointes sur ses cuisses. Elle sentait tellement son cœur battre contre sa peau qu'elle crut qu'il allait sortir dans une gerbe de sang. Elle s'écroulerait dans une mare vermeille, comme cet homme chez le concessionnaire automobile.
« Tu étais avec les inspecteurs de police durant les trois jours passés, dit-elle platement. Tu as vu des choses. J'ai besoin de savoir ce qu'ils ont fait et découvert. »
Le menton d'Itou trembla. Elle devait taire la vérité, sinon, qu'arriverait-il à M. Minobe et à Iwasaki ? Ce dernier serait exorcisé sur le champ, par Tobio en personne peut-être. La terreur d'être découvert que l'adolescente avait lu dans les yeux de l'inspecteur au restaurant de ramen lui serra douloureusement le cœur. L'image de sa détresse, lorsque l'exorciste le pourchassait, lui était insupportable. Jamais elle ne pourrait le dénoncer, et ce, même si cela allait à l'encontre du crédo des exorcistes. Iwasaki était un homme bon qui ne se détournait pas de ses valeurs. Qu'importait qu'il soit un yōkai ou non.
« Je ne sais rien d'intéressant, vous savez. Ils ne partageaient rien avec moi. Ils me gardaient avec eux uniquement pour être certains que je ne chercherais aucun moyen pour attirer leur attention.
— Tu penses qu'un démon est impliqué dans les assassinats du tombeau ? »
Itou hésita une seconde sur la marche à suivre avant de répondre.
« Oui, je le pense, mais les inspecteurs ne m'ont pas crue. »
La guji hocha la tête.
« Bien. Même s'ils ne t'ont rien révélé de leur enquête, tu sais où ils se sont rendus. Rentre chez toi, Itou. Dis à tes parents que tu étais chez des amis et revêts ta tenue de miko. Katō viendra te chercher à la tombée de la nuit.
— Pour aller où ? »
L'ancienne se redressa sur son séant. Toute sa colonne vertébrale craqua sous l'effort.
« Il est temps de régler cette affaire d'inspecteurs trop curieux. »
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