1. Kitashi (2/3)
Iwasaki le dépassa pour se diriger vers la victime suivante, au fond de la grotte, au pied de marches sculptées menant à une estrade. L'inspecteur s'arrêta à une distance plus que respectueuse. Son regard n'était pas rivé sur le corps devant lui mais fixait les lettres marronnasses qui recouvraient le mur incurvé du fond de la grotte. Le sang avait séché, mais on pouvait voir les bavures du liquide qui s'étaient frayé un chemin jusqu'au sol.
« C'est une piste ou je suis boulanger, commenta Iwasaki tout contre sa chemise. Je parie mes chaussures que c'est le gars aux bras recouverts de sang qui a écrit ça.
— Allons examiner les autres corps avant de tirer des conclusions hâtives.
— Tu n'as pas confiance en mon jugement ?
— Pas quand tu paries tes vieilles godasses. Tu as vu ça ? »
Kitashi pointa la caisse en bois qui trônait sur son socle de granit. Iwasaki se dandina comme s'il était pris d'un frisson.
« Ouais. Je me demande ce que c'est. Il fait froid ici, non ?
— Mmh. »
Omatsu, qui attendait Kitashi à côté de la victime au pied des marches, l'informa qu'il s'agissait de la relique qu'abritait le tombeau.
« Ça appartient au sanctuaire. Il nous faut un mandat pour l'ouvrir. Si vous aviez vu le remue-ménage que les moines nous ont fait quand on a essayé de voir ce qu'il y avait à l'intérieur... »
Il leva les mains au niveau de son visage comme pour se protéger des attaques de moines enragés sans finir sa phrase.
Iwasaki poussa Kitashi d'un coup d'épaule.
« Va voir de quoi est faite la boîte.
— C'est du bois, non ? »
Son collègue insista d'un signe de la tête vers la relique.
« Je te dis d'aller voir ! Regarde s'il n'y a pas de traces de coups ou des morceaux manquants. Allez ! »
Kitashi monta les quatre marches d'un seul pas tout en fusillant Iwasaki du regard. Il ne savait pas ce qu'il lui prenait de lui donner des ordres, mais ça commençait à lui taper sérieusement sur le système, mais il avait raison. La boîte, un peu plus grande que sa main, semblait endommagée au niveau des gonds qui retenaient les battants permettant l'ouverture. Au centre, un bout de papier reliait les portes. Y étaient inscrits des signes semblables aux kanjis japonais, mais Kitashi ne parvint pas à les déchiffrer Ce qui attira son attention, cependant, fut que le parchemin lui parut étrangement propre comparé à l'essence pourrie et aux gonds rouillés de l'écrin. Il se tourna vers son coéquipier, qui trépignait sur place.
« On dirait que ça a été ouvert il n'y a pas longtemps.
— Et le bois ? Il est endommagé ?
— Oui. »
Iwasaki claqua des doigts, sautillant. S'il avait si froid que ça, il n'avait qu'à mettre sa veste ! Kitashi descendit de son perchoir et, suivi d'Iwasaki, s'accroupit auprès d'Omatsu.
« Tu es certain que personne n'a ouvert la boîte ?
— Évidemment. J'étais sur place quand mes équipes sont arrivées. »
Les deux inspecteurs croisèrent un instant leur regard. Le scientifique les toisa tour à tour, puis se racla la gorge.
« Les autres corps ne vous intéressent pas, messieurs ? »
Iwasaki partit au pas de course et ordonna à l'un des agents postés à l'entrée de s'assurer que les moines ne quittent pas les lieux.
« Si, Omatsu. Je t'en prie », le rassura Kitashi et il tendit le bras pour l'inviter à continuer.
Omatsu désigna une deuxième victime et mima sa blessure avec deux de ses doigts gantés de latex. La jeune femme, yeux ouverts et exorbités par la peur qui fixaient le plafond de la grotte, reposait dans une impressionnante auréole de sang. Une lacération de plus de cinquante centimètres partait de sa poitrine et remontait sous son menton. La plaie était si profonde que la chair avait été labourée jusqu'à l'os. Même Kitashi ne put retenir une grimace.
« On a nettoyé un maximum, mais je te laisse imaginer le bazar avant que vous n'arriviez. »
Kitashi chercha du regard Iwasaki pour lui demander son avis. Il avait généralement de bonnes intuitions concernant ce genre de choses, mais il ne le vit nulle part à l'intérieur de la grotte.
« Qu'est-ce qui a bien pu provoquer une blessure pareille ? » demanda-t-il au scientifique tout en sortant son smartphone de sa poche et en le portant à son oreille.
La tête d'Omatsu se balança paresseusement de droite à gauche.
« Franchement, je n'ai jamais rien vu d'aussi singulier. Je pencherais pour un animal. C'est le même type de plaie que sur le dernier corps, là-bas, près de la table. Le hic, c'est qu'à part un ours, je ne vois pas ce que ça pourrait être, et il n'y en a pas chez nous. »
Iwasaki répondit après deux tonalités, mais le réseau était mauvais. Kitashi leva une paume vers Omatsu.
« Où es-tu ?
— Dehors, lui répondit la voix déformée et grésillant. D'autres moines sont arrivés. L'un d'eux est un prêtre, je crois. Il veut qu'ils rentrent tous au temple. Il n'est pas du genre loquace, si tu vois ce que je veux dire.
— O.K, j'arrive. Ils ne bougent pas tant qu'on ne les a pas interrogés.
— Évidemment. Je t'attends. »
Kitashi rangea l'appareil dans la poche de sa veste de costume.
« Tu disais que le troisième corps avait les mêmes blessures ?
— Oui et non, nuança Omatsu. Ce que je veux dire, c'est que ça rentre dans la catégorie Living Hell. Va voir toi-même. »
Effectivement, comme le constata Kitashi, la dernière victime, un homme, avait également cet air terrifié sur le visage et une large plaie au niveau de la carotide. On aurait presque dit qu'elle avait été... arrachée. Si on avait affaire à un animal, comment l'homme qui gisait à l'entrée a-t-il pu être poignardé ?
« On sait qui sont les victimes ?
— La femme avait sa carte d'identité sur elle. Yuriko Hamanaki, vingt-six ans, née à Kyōto.
— Et les autres ? »
Omatsu répondit par la négative. On n'avait trouvé dans leurs sacs à dos que leurs téléphones portables qui avaient été immédiatement emportés au commissariat pour analyses digitale et informatique. Quant aux objets qui avaient été découverts sur la table, ils avaient été également transportés en priorité au laboratoire. Kitashi eut accès aux photographies prises des preuves : un papier rectangulaire coupé net en deux, étrangement semblable à celui collé sur la boîte, mais beaucoup plus usé, et divers instruments de recherches archéologiques, comme des pinceaux et des petites truelles. Ça ressemblait à du matériel de fouille. Plutôt logique puisqu'on se trouvait dans un tombeau.
« Tu m'appelles dès que tu as les résultats, d'accord ?
— Bien sûr. »
Kitashi opina, concentré sur les symboles d'encre sur le papier, puis se dirigea vers l'extérieur, où l'éclat du soleil lui réchauffa la peau. Iwasaki n'avait pas tort, il faisait bien plus froid à l'intérieur de la grotte.
Il était temps d'interroger les moines réticents. Ils étaient à présent sept, tous habillés de tunique blanche et de hakamas bleu marine. L'un d'entre eux semblait ne pas tenir en place. Il ne cessait de tourner sur lui-même comme un enfant impatient.
Le plus petit du groupe, dont le pantalon traditionnel était blanc, portait par-dessus sa tenue un jōe, sûrement un prêtre. Ce dernier parlait à Iwasaki avec des gestes impatients.
« Nous devons retourner au temple, maintenant.
— Pas avant de nous avoir raconté en détail comment vous avez trouvé les corps.
— Mais quel intérêt puisque les agents de police ont déjà pris leurs dépositions ?
— C'est le protocole, et on ne déroge pas au protocole, déclara Kitashi en arrivant derrière son collègue avec une courbette en guise de salut. En tant que prêtre, je suis certain que vous pouvez comprendre qu'il y a des règles qu'on ne peut pas contourner. »
L'homme fourra ses avant-bras dans les amples manches de sa tunique, le visage rougeaud. Ses joues rebondies le faisaient ressembler à une grenouille. Les pattes d'oie aux coins de ses yeux s'accentuèrent lorsqu'il fronça les sourcils.
« Je ne peux en effet que comprendre, monsieur. Le problème est que les moines ont beaucoup de travail en cette période de l'année, nous avons besoin de toute l'aide nécessaire avant la période d'affluence. Surtout que... » Il hésita, jeta un coup d'œil aux hommes, plutôt jeunes, qui étaient regroupés autour de lui. « Je vais être franc monsieur...
— Inspecteur Minobe Kitashi de la brigade criminelle de Kyoto, et mon coéquipier, Iwasaki Jun, récita son interlocuteur d'un timbre grave.
— Oui, M. Minobe, voyez-vous, les moines témoins du massacre ont été quelque peu ébranlés par la scène. » Comme pour appuyer son propos, le moine turbulent poussa un petit cri perçant. Ses collègues le regardaient, penauds. « En tant qu'inspecteur de police, je suis certain que vous pouvez comprendre qu'ils n'ont aucune envie de revivre le moment où ils ont découvert les pauvres malheureux. »
Iwasaki, qui semblait avoir repris sa candeur habituelle, souffla du nez. Première règle lorsqu'on côtoie Minobe Kitashi : ne jamais le prendre de haut. Deuxième règle : ne jamais le prendre pour un imbécile.
« Écoutez-moi bien, prêtre. » Kitashi se pencha de toute sa hauteur vers le bonhomme qui se tassa sur lui-même, tout comme les moines derrière lui. Il pointa la grotte du pouce. "Il y a trois jeunes personnes sauvagement tuées ici. Si le responsable est un être humain, il est du devoir de la police de l'arrêter pour qu'il soit jugé. Vous (son doigt transperça l'air pour accuser les moines) avez été les premiers à les découvrir. Vous détenez des informations cruciales quant à la capture du potentiel assassin, des choses qui vous paraissent peut-être anodines, mais qui sont en réalité capitales pour l'enquête. C'est pour cela que nous allons vous poser des questions. Alors si votre morale et vos dieux ne sont pas que du vent, en tout cas pour vous, je vous conseille de nous répondre. Il ne ferait pas bon genre de mettre des moines en garde à vue. Pour vous. Pas pour moi."
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Lexique :
Living Hell : film d'horreur japonais de 2000.
Hakama : type de vêtement traditionnel japonais. C'est un pantalon large plissé, muni d'un dosseret rigide.
Jōe : vêtement porté au Japon par des personnes participant à des cérémonies et activités religieuses, le plus souvent bouddhistes ou shinto.
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