42.
Elizabeth Brayson, Johanna Stevenson, Lydia Mogens, Manon Audhin, Lily Casse et Yvana London. Tous les noms que j'avais porté plus ou moins longtemps. Toutes ces vies où j'avais été fauchée trop tôt. À part la dernière. Lily avait vécu quatre-vingt ans, sénile, enfermée à St John's dans le grenier comme un mauvais remix de Bertha Mason dans Jane Eyre.
Toutefois, la vie de Lily était la plus floue. Il manquait des bouts, certains étaient vacillants. Certains semblaient tout droit sortis de rêves ou de cauchemars. J'ignorais le vrai du faux, sûrement comme Lily à ce temps-là.
À la lisière de ces souvenirs fluctuants, il y avait la solution à notre problème. Elle savait comment rompre la malédiction. Je le sentais mais, tout comme elle, j'étais incapable de m'en souvenir.
C'était frustrant. Plus vite je le saurais, plus vite je pourrais en finir avec cette malédiction. Je pourrais être certaine de ne plus avoir à renaître dans la vie suivante pour revivre le même enfer.
Je ne comprenais pas comment Elizabeth pouvait avoir recherché cette forme d'immortalité fade et complexe. Était-ce un sort raté ? Ça y ressemblait. Plus j'y songeais et plus je me disais qu'elle avait obtenu exactement ce qu'elle voulait.
La vie éternelle comme la vivait Carter n'avait pas tant d'intérêt au bout d'un moment. La rompre était pour ainsi dire impossible. Au bout d'un moment, on a tout vu, tout vécu. L'ennui prend sa place, la douleur lorsqu'on perd ceux à qui on s'attache. Elizabeth voulait une vie facile. Et éternelle.
À travers ces réincarnations, elle ne cessait de revenir. Chaque vie était nouvelle, pleine de rencontres et de découvertes, de paysages et de sentiments. Pour ne rien gâcher, elle changeait de corps, de famille, de pays.
Le meilleur demeurait la punition de Carter, celui qu'elle avait aimé et qui n'avait jamais ressenti pour elle. Qui s'était servi d'elle. C'était surtout cette partie qu'elle n'avait pas accepté. Le fait qu'elle n'ait été qu'un instrument pour qu'il puisse asseoir sa position d'héritier de l'empire politique des Prince.
Et maintenant, elle savourait sa vengeance. C'était elle qui tuait ses incarnations. Une fois que Carter l'avait rejointe, qu'il avait de l'espoir – parce qu'il n'avait jamais ressenti plus que de l'amitié pour mes précédentes incarnations –, elle tuait celle qu'elle était et passait à la vie suivante.
Dans le seul et unique but de faire souffrir Carter.
Pas étonnant qu'un démon soit apparu. Il avait commencé à se manifester pendant la vie de Lily, la cinquième. Dès leur rencontre dans cette vie, Elizabeth n'a pas caché à Carter qu'il allait souffrir. Qu'elle empêcherait Lily de lui dire comment rompre la malédiction.
Le démon était apparu quand Lily a commencé à avoir des pertes de mémoire. Carter avait toujours su la vérité : elle n'avait pas Alzheimer. C'était Elizabeth qui jouait avec ses souvenirs, les effaçant, les modifiant. Ce jeu était la seule raison de la longue vie de Lily. La sorcière s'amusait trop avec Carter. L'apparition du démon l'avait beaucoup divertie.
Ce qui me menait à l'incompréhension. Puisqu'il était si divertissant, que c'était son bouffon personnel, pourquoi l'éradiquer dans cette vie ? Elle avait terminé l'exorcisme alors qu'elle aurait pu regarder le démon tuer tout le monde. Je ne parvenais pas à comprendre sa réaction.
Je ne voulais pas parler de ça avec Carter bien qu'il soit le seul à pouvoir comprendre un minimum Elizabeth. Je ne tenais pas à remuer le couteau dans la plaie. Personne n'avait parlé de sa possession depuis qu'il était sorti du coma et c'était très bien comme ça.
Il ignorait totalement que j'avais laissé Elizabeth prendre le contrôle de mon corps pour qu'elle termine l'exorcisme. Louis aussi. Il était inconscient à ce moment-là et ce n'était pas plus mal. Tous deux seraient furieux s'ils l'apprenaient. J'emporterai ce secret dans ma tombe.
Le jour précis de mon retour dans mon cottage, mes collègues débarquèrent tous en même temps avec des tartes et des plats pour me souhaiter un bon retour. En vérité, je savais bien qu'ils venaient surtout pour savoir ce qu'il s'était exactement passé et pouvoir le raconter à tout le monde. J'en fus littéralement malade ; ils cessèrent de poser des questions.
Leur présence me donnait mal à la tête. Je voulais qu'ils partent. Je voulais juste dormir et tout oublier. Désormais, j'étais censée pouvoir dormir en paix, sans être hantée par un démon ou des visions. Elizabeth n'avait plus de raisons de m'envoyer des souvenirs de sa vie personnelle et le démon ne m'enverrait plus dans des cauchemars sans fin. La preuve en était que j'avais dormi comme un loir durant ma dernière nuit à l'hôpital. Pas un rêve, pas une crise. Juste un sommeil de plomb.
Ils me demandèrent quand je comptais retourner travailler ; je leur répondis que je n'en savais rien. Louis avait parlé au directeur qui comprenait parfaitement que j'avais besoin de repos.
De façon totalement incompréhensible, je n'aimais pas le directeur de St John's. Il s'était toujours montré courtois et serviable et pourtant, je ne l'appréciais pas le moins du monde. Quelque chose chez lui me faisait tiquer. Ce que c'était, je m'en moquais comme de ma première couche. J'en avais assez des énigmes à déchiffrer.
Carter arriva en début de soirée pour m'aider à préparer le dîner. Les autres tentèrent de le faire parler aussi. Sans aucune délicatesse, il les envoya brosser.
- Vous croyez que ce n'est pas assez dur comme ça ? Qu'on a envie d'en parler ? Bordel mais foutez-nous la paix avec ça ! Tout ce qu'on veut, c'est passer à autre chose, merde à la fin !
Je haïs la note désespérée que j'avais perçue derrière ses cris énervés. Je ne voulais plus jamais l'entendre. Malheureusement, je n'avais aucun pouvoir sur son destin. Pas tant que je n'aurais pas trouvé de remède. Je n'avais aucune idée de part où commencer mes recherches, pour ne rien arranger. Nous étions dans la plus grosse des impasses.
Nos collègues partirent rapidement après l'explosion de Carter. Il se laissa tomber sur la banquette de ma cuisine et se massa les tempes. Il avait l'air épuisé.
- Je sais. Je n'aurais pas dû leur crier dessus comme ça.
Je me tournai vers lui, gardant ma casserole à l'œil.
- Ça fait plus d'une heure que je lutte pour ne pas me mettre à hurler comme une banshee alors je ne vais pas te jeter la pierre.
Il esquissa un léger sourire en se redressant. Il s'assombrit presque aussitôt, le sourire glissant de ses lèvres. Je secouai la tête, ne voulant pas savoir à quoi il pensait. Le silence que nous gardions sur ce qu'il s'était passé était loin de me déranger et je le vivais parfaitement bien.
- Yvana... Il va falloir qu'on en parle.
- Je n'y tiens pas particulièrement.
- Et pourtant, il va falloir. On ne peut pas laisser les choses en l'état. S'il y a bien une chose que j'ai appris, c'est ça. Crevons l'abcès et passons à la suite.
Je soupirai, mélangeant mes spaghettis de façon compulsive. La cuillère en bois tremblait dans ma main. Je ne voulais pas en parler. Je voulais juste tout oublier de sa possession. Comme si elle n'était jamais arrivée. Ça serait bien plus simple pour lui comme pour moi.
Cependant, je supposais que rien n'était simple dans cette situation. Depuis que j'étais arrivée à Bloomingdale, il n'existait plus rien qui puisse être qualifié de simple. Surtout pas lorsqu'on parlait de Carter.
Il se leva, faisant crisser le vinyle de la banquette. Je me raidis mais ne bougeai pas. Il glissa son visage dans mon cou, ses mains sur mes hanches. Je cessai de mélanger mes pâtes. Mon pouls était erratique et j'étais certaine qu'il le sentait.
C'était la première fois qu'il me tenait comme ça, que je le laissais faire, en tout cas, depuis l'exorcisme. Je l'avais tenu à distance au maximum de mes possibilités. Ça avait été difficile, il n'était pas d'accord, ne comprenait pas. Il semblait penser que, maintenant qu'il était débarrassé du démon, tout devait être facile entre nous.
Sauf que ça ne l'était pas.
J'avais beau faire, je ne pouvais pas effacer de ma mémoire ce qu'il s'était passé. J'aurais voulu en être capable. Malheureusement, il allait devoir composer avec ma mémoire tenace.
- Qu'y a-t-il encore à dire ? finis-je par lui demander. Tu sais tout ce qu'il s'est passé. Tu dois comprendre que c'est difficile à oublier et à accepter pour moi. Il y a des images que je ne peux pas effacer.
Ses bras glissèrent pour s'enrouler autour de ma taille et me serrer. Je n'appréciai pas l'étreinte. Elle me mit mal à l'aise, me donna envie de me dégager et de m'enduire d'infusion de sauge. Je ne sentais plus l'odeur du démon sur sa peau mais j'avais toujours peur. Peur de me faire berner à nouveau.
- Je me doute que ça n'est pas facile pour toi d'accepter que je suis débarrassé du démon. Qu'il n'y a plus que moi. Surtout après tout ce qu'il s'est passé. Le problème, c'est que j'ai l'impression que tu n'essaies pas d'accepter le changement, de voir qu'il n'y a plus que moi. Comme si tu t'accrochais au démon.
Je pouffai.
- Pourquoi je m'accrocherais à ce qui a fait de ma vie un enfer ? À ce qui a tué ma meilleure amie, attaqué mon meilleur ami, tué Holly et Iris ? Je ne suis pas folle, pas à ce point-là, en tout cas. Pas encore.
- Alors pourquoi il y a toujours cette appréhension quand tu me regardes ? Il n'y a que lorsque je suis entré dans ta chambre à l'hôpital que tu n'as pas semblé voir un monstre.
La culpabilité monta en moi comme la lave d'un volcan. Je la ravalai au mieux, me sentant encore plus coupable de refuser de ressentir cette culpabilité.
Je me défis des bras de Carter pour vérifier la cuisson de mes pâtes. Ce fut lui qui souleva la casserole pour aller la vider dans la passoire dans l'évier. Je l'observai faire, admirant le jeu de ses épaules, de ses biceps. Je ne pus pas résister, le mouvement de ses muscles sous sa chemise était hypnotisant.
Il se tourna vers moi, surprenant mon regard sur lui. Il parut apprécier. Je rougis comme une écrevisse et me pressai de mettre la table.
Il avait raison, quelque part. Beaucoup de choses avaient changé depuis qu'il avait déboulé dans ma chambre d'hôpital dans sa blouse mal fermée, les fesses à l'air, les cheveux en pétard. J'avais trouvé le Carter dont j'étais tombée amoureuse, pur et débarrassé du poison en lui.
Mon cerveau refusait toujours d'accepter que l'exorcisme s'était terminée avec l'éradication du démon. Pour lui, il y avait forcément un piège. Il continuait de s'attendre à ce que le monstre réapparaisse dans la première ombre quelque peu menaçante.
Au fond de moi, je savais très bien que Carter était délivré. En partie, du moins. Je le savais. Malgré tout, le traumatisme demeurait et je ne parvenais pas à lutter contre lui.
- Je suis désolée.
Je l'étais, sincèrement. J'espérais qu'il le sentait. Qu'il savait que c'était vrai. J'aurais aimé que ça soit simple pour moi d'aller vers lui, d'agir comme si de rien n'était. Les images ne me quittaient pas, quoi que je fasse. Aussi gentil et doux qu'il fut. Aussi normal que tout paraisse, mes cauchemars me rappelaient que tout avait été réel.
Il me rejoignit, me prit les assiettes des mains pour les poser derrière moi sur le plan de travail. Il me saisit le menton, me forçant à lever les yeux vers lui. Je tombai droit dans ses prunelles couleur de ciel d'été, rassurantes et lumineuses, dépourvues de toute ombre néfaste.
Il ne dit rien, me laissant le regarder, scruter ses traits, chercher la moindre faille. J'eus beau fouiller son visage et ses yeux, je ne trouvai rien qui puisse me faire reculer, m'effrayer. Il n'y avait que Carter.
Sans que je puisse l'expliquer, les larmes fusèrent à gros bouillons, brûlantes, violentes. Je fermai les yeux, tentant de me reprendre. Carter m'attira dans ses bras, pressant mon front dans le creux de son épaule. Il n'en fallut pas moins pour que mes sanglots me déchirent la gorge et que mes ongles s'agrippent à son t-shirt.
Il me laissa faire sans rien dire, me caressant les cheveux, le dos. Son parfum naturel me réconfortait. Je me calmais vite et eus honte d'avoir craqué devant lui. Maintenant, j'avais la morve au nez et tout mon mascara avait coulé sur mes joues, tâchant son t-shirt et laissant des traînées noires sur mes joues.
Il ne parut pas voir à quel point j'étais hideuse. Il m'essuya les joues et se pencha sur moi pour m'embrasser avec une douceur et une tendresse qui firent chavirer mon cœur.
Pendant une soirée, je crus que je pouvais être heureuse à Bloomingdale. Une poignée d'heures joyeuses, tranquilles parvinrent à me faire croire que les heures sombres étaient terminées.
C'était sans compter sur Elizabeth.
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