27.
La voiture de Lila était déjà garée dans l'allée lorsque nous arrivâmes. Je n'aurais pas pensé qu'elle arriverait si vite. Elle sortit et claqua sa portière alors que Carter se garait à côté.
- J'en reviens pas ! Il te ment en pleine face et tu fais quand même le trajet avec lui ? m'apostropha sèchement Lila.
- De quoi est-ce qu'elle parle ?
Carter avait l'air complètement perdu. Ma meilleure amie se figea, surprise par sa sincérité latente. Elle ne s'était pas attendue à ça.
- Rentrons, temporisai-je. Il pleut à verses et je ne tiens pas à choper un rhume.
Ils ne dirent rien, s'observant en chiens de faïence avant de m'emboîter le pas. J'ouvris ma porte d'entrée, me réfugiant dans la chaleur de mon chez moi.
Nous gagnâmes la cuisine où je préparai du thé pour tout le monde. Nous en avions besoin. Lila s'installa sur la banquette, croisant ses longues jambes sous la table, faisant glisser les plaids que j'avais étalés sur le dossier.
- Alors ? Vous allez m'expliquer ce qu'il se passe ? s'impatienta-t-elle.
Je jetai un regard vers Carter. Il me fixait avec intensité qui me fit rosir malgré moi. Ça allait être à moi de tout raconter. Encore une fois. Je pris une profonde inspiration, décidant de commencer par le plus facile.
- Ce matin, tu es venu me chercher en prétendant que Louis t'avait envoyé un message du portable de Lila.
- J'ai... fait ça ?
Il sortit son portable et commença à pianoter dessus. Il secoua la tête.
- Je n'ai aucun message de Louis. Je... Je ne comprends pas ce qu'il se passe.
- Je ne me souviens même pas d'être venu te chercher ce matin. Presque toute cette journée est un immense vide. Ça n'est jamais arrivé auparavant.
Il s'affaissa contre le comptoir, serrant si fort ma tasse entre ses doigts que je crus que la porcelaine allait céder sous la pression. J'allais me rapprocher de lui pour le rassurer lorsque je me souvins que Lila était là. Je ne tenais pas à ce qu'elle se doute de l'ampleur qu'avaient pris mes sentiments. Ce n'était vraiment pas nécessaire.
- Qu'est-ce que j'ai fait d'autre, aujourd'hui ? À part ce qui m'a valu cette gifle, bien entendu.
- Rien qui ne mérite d'être mentionné, je pense. Tu as donné tes cours normalement. Tu ne t'en souviens pas non plus ?
- C'est flou.
Lila fronça les sourcils, nous fixant sans ciller.
- Tu crois à ces conneries ? me demanda-t-elle avec brusquerie. Tu crois vraiment à sa prétendue amnésie ?
- Pourquoi je n'y croirais pas ?
- Arrête de faire l'idiote, Yvana, par pitié ! Tu es sensible, je le sais. Ma grand-mère te l'a dit aussi. Tu dois cesser de nier, maintenant.
- De quoi est-ce que tu parles ? Sensible à quoi ?
Je surpris l'air de bête traquée de Carter avant qu'il ne baisse le nez vers sa tasse de thé. Lila en savait-elle plus que moi sur ce qu'il se passait avec lui ? Si c'était le cas, me l'avait-elle sciemment caché ? M'avait-elle menti aussi ?
- Ma grand-mère est médium, tu le sais. Toi, tu es sensible. C'est un peu comme la gamme en dessous. Tu ne peux pas communiquer mais tu peux sentir.
- Tu me parles d'esprits, c'est ça ? Tu crois qu'il s'agit de fantômes ou je ne sais quoi.
J'étais consternée et abasourdie. Pourquoi amenait-elle ce sujet en particulier ? Qu'est-ce que ça pouvait bien avoir comme rapport avec l'amnésie de Carter ?
- Pas exactement. Je pense qu'il s'agit de possession.
- De possession ?!
Carter moi avions crié en chœur. Ses beaux yeux couleur de ciel d'été s'étaient écarquillés de surprise et d'appréhension.
Lila était sérieusement en diable.
- C'est ce que j'ai dit. Il est possédé.
Carter se mit à secouer la tête, un rictus moqueur sur les lèvres.
- C'est n'importe quoi ! Je ne suis pas possédé, enfin !
Elle sortit le pendentif que sa grand-mère lui avait offert à ses seize ans du col de son corsage. Elle passa la chaîne par-dessus sa tête et le tendit à Carter. Il s'approcha d'elle pour s'en saisir, circonspect.
À peine avait-il refermé sa main sur le collier qu'il le lâchait en criant. Je le rejoignis, inquiète. Il regardait sa main, marquée par une brûlure fraîche. Je pris son poignet et le forçai à mettre sa paume sous l'eau froide.
- Qu'est-ce que c'était, bon sang ? jura-t-il.
- De la sauge. Pour n'importe qui, ça aurait juste senti affreusement fort mais si j'ai retenu une leçon de grand-mère, c'est que la sauge et les mauvais esprits ne font pas bon ménage. C'est pour cela que l'on brûle de la sauge pour purifier une maison. J'ai enduit ce pendentif dans de l'huile essentielle de sauge. Je savais que ça me servirait un jour.
- Tu aurais pu prévenir ! pestai-je. Tu as vu l'état de sa main, maintenant ?!
- Tu crois qu'une petite brûlure est le plus important, là ? Je viens de te prouver qu'il est possédé !
- Ce n'est pas une raison pour le blesser comme ça !
Elle roula des yeux en venant voir par-dessus mon épaule.
- Ce n'est pas si grave. Ta gaze est dans la salle de bain du haut ?
Je hochai la tête et elle s'éloigna, montant lourdement les escaliers. Je vérifiai la température de l'eau pour qu'elle ne soit pas trop froide. La peau commençait à faire des cloques disgracieuses et sûrement très douloureuses. Elle me semblait plus large que lorsque j'avais mis sa main sous l'eau et j'avais probablement aussi mal que lui.
- Elle a raison, Yvana. Ce n'est pas si grave. Ça va se résorber dans quelques jours.
- Je pencherais plutôt pour quelques semaines, rétorquai-je. Et je dis que tu devrais aller à l'hôpital pour qu'un médecin y regarde.
Il saisit mon menton de sa main libre et je sentis mon sang chauffer. Je tentai de fuir son regard, en vain.
- Cesse de t'en faire. Ça va. Je t'assure. Ce n'est pas la première fois que je me brûle et je sais quand c'est vraiment grave ou non. Et là, ça ne l'est pas assez pour foncer à l'hôpital. Je passerai juste à la pharmacie acheter de la crème.
Je ne répondis pas. Il raffermit sa prise sur mon visage. Il ouvrit la bouche pour continuer mais Lila débarqua brusquement avec le rouleau de gaze.
- Tiens !
Je tressaillis, me retins de faire un pas en arrière. Je réceptionnai la bande et la posai à côté de moi.
- Et si on en revenait au sujet qui importe, reprit-elle. Sa possession. Je vais appeler ma grand-mère pour qu'elle vienne nous aider. Je ne sais pas grand-chose sur la façon de chasser un esprit de quelqu'un. S'il était dans la maison, je pourrais mais là...
- Comment tu as su ? l'interrogea subitement Carter. Que c'était ça ?
- Je me suis intéressée à la possession démoniaque après être tombée sur les vieilles cassettes de ma grand-mère. Je crois que le démon qui t'habite s'en est pris à Louis cette nuit.
- Quoi ?! me récriai-je.
- Réfléchis un peu. C'est tout à fait logique. Si ce n'était pas lui, comment aurait-il su que Louis ne pourrait pas te conduire ? Les esprits ne sont pas omniscients. Ils savent beaucoup de choses mais pas tout.
Carter retira sa main de sous le jet d'eau tiède et je pris un torchon pour essuyer prudemment la peau saine autour de sa blessure.
- C'est vrai que c'est logique, avoua Carter.
- Je crois aussi que le démon s'est attaché à toi, Yvana. Et ça, c'est carrément inhabituel et me ferait presque douter de ma conclusion.
- Pourquoi ça ?
- Parce qu'un démon, par essence, n'a jamais été humain. Il ne connaît pas les émotions. Toute son existence se résume à faire du mal autour de lui. À torturer et tourmenter. C'est un peu leur devise. Rien d'autre. Pourtant, celui-là semble avoir des atomes crochus avec toi.
Je ne pouvais pas nier cette partie. Sa jalousie latente, sa façon d'agir... Il y avait quelque chose. Comme Jenna l'avait dit, il cherchait quelqu'un et j'avais l'intime certitude qu'il pensait que j'étais cette personne.
- Comment on fait, alors ? Tu appelles ta grand-mère et attend qu'elle vienne ? éludai-je finalement.
- Je pense que c'est le mieux à faire. Je ne peux pas lutter contre un démon. Seul quelqu'un d'entraîné peut le faire. Si on pouvait avoir son nom, ça serait pratique.
- J'ai revu Jenna et elle a fait des recherches, avouai-je dans un soupir. D'après elle, il s'agirait de l'esprit d'Ezekiel Edegem. Il serait mort durant un duel sur les terres de St John's dans les années 1830, je ne me souviens plus de la date exacte. Selon elle, ça serait ce type là.
- Tu n'as pas l'air d'y croire.
Je levai les yeux vers Carter, surprise qu'il s'en rende compte.
- Je ne saurais pas l'expliquer mais j'ai le sentiment que cet esprit, ce démon ou quoi que ce soit ne s'appelle pas Ezekiel. Quand Jenna me l'a dit, mon premier instinct a été de lui dire qu'elle faisait fausse route. Je ne sais pas pourquoi.
Je nouai soigneusement la gaze autour de la main de Carter, réalisant que ça faisait une dizaine de minutes qu'il attendait que je le fasse. Je libérai sa main une fois la bande bien attachée. Je devais être plus rouge que sa peau brûlée.
Je captai l'air accablé de ma meilleure amie. Je devais sacrément la désespérer pour qu'elle me le montre comme ça, en pleine face. Je préférais passer outre et me concentrer sur ce qui comptait vraiment.
- Je vais appeler Grand-mère, dit simplement Lila en me regardant longuement. Elle saura nous donner les réponses que l'on cherche. Par contre, je vais récupérer les affaires de Louis, je dois y aller.
- Je vais te les chercher.
Je filai à l'étage ranger ce que Louis avait laissé derrière lui cette nuit. Je fourrai tout dans son sac, ne cessant de tourner et retourner ma gêne dans mon crâne. Quelle idiote ! Pour quoi devait-il me prendre, maintenant ?
Je me serais bien claqué la tête au mur. Faire comme si de rien n'était allait être compliqué après le départ de Lila. J'allais me retrouver seule face à Carter alors que, supposément, il était possédé... Je ne savais toujours pas comment gérer cette nouvelle. S'il l'était vraiment – ce que je tendais à croire au vu de sa réaction à la sauge –, devais-je me méfier de lui ? M'éloigner de lui ?
Je ne savais plus.
Je fermai le sac et je redescendis dans la cuisine. Je les entendis discuter à voix basse, à toute vitesse. Je m'approchai doucement, espérant qu'ils ne perçoivent pas le bruissement du sac. S'ils n'avaient pas entendu les escaliers craquer lorsque j'étais descendue, il y avait peu de chance qu'ils remarquent le bruit que faisait le sac en frottant contre ma jambe.
- ... facile pour moi ? Que je vis super bien le fait d'être potentiellement possédé par un esprit malsain qui tient à s'en prendre à elle ?
- Si ce que tu me dis était vrai, tu ne penserais pas qu'à toi. Tu penserais d'abord à elle. J'ai vu ce que cette chose a fait à Louis. Je refuse que ça arrive à Yvana aussi. Louis peut l'encaisser, elle ne saura pas.
J'étais estomaquée par ce que j'entendais sortir de la bouche de ma meilleure amie. Comment osait-elle ? Me croyait-elle à ce point faible ? Que je devais être protégée du monde extérieur, tel un enfant bulle ? Je n'étais pas une petite fille qu'il fallait protéger !
Je serrai les poings, me retenant de débarquer dans la cuisine pour lui faire savoir que j'avais tout entendu.
- Elle est plus forte que ce que tu crois, répliqua sèchement Carter. Tu ne la connais pas tant que ça, on dirait. Yvana est peut-être malade, mais elle n'est pas faible. Il y a une différence, entre les deux, et tu ne sembles pas la saisir.
Les paroles sèches de Carter me mirent du baume au cœur. Au moins, lui ne pensait pas que j'étais à demi handicapée. Il semblait aussi choqué que moi de l'attitude de Lila et ça me réconfortait.
- Je connais Yvana bien mieux qu'elle ne se connaît elle-même.
- Non, tu veux croire que tu la connais mieux qu'elle se connaît. Mais tu as tout faux. Tu l'as placée en faire-valoir, en petite sœur qu'il faut protéger parce que c'est ce qui te met en valeur. Tu veux qu'elle ait besoin de toi. Sauf que ce n'est pas le cas. Elle se débrouille très bien toute seule et ça, ça t'agace.
- Tu racontes n'importe quoi.
- Tu es sûre de ça ?
Silence.
Je choisis ce moment pour faire quelques pas en arrière et faire craquer bruyamment la dernière marche de l'escalier. Ils ne soupçonneraient jamais que j'avais entendu une bonne partie de leur discussion.
Je forçai un air serein en débarquant dans la cuisine. Carter m'offrit un faible sourire, Lila se leva et récupéra le sac que je lui tendais.
- Bon, j'y vais, dit-elle, presque froidement. J'appelle Grand-mère et je te dis quoi, Nana.
- D'accord.
C'était la première fois que nous nous montions aussi distantes l'une envers l'autre. Ses yeux étaient de la même couleur que la banquise et acérés comme un iceberg lorsque je fermais la porte d'entrée derrière elle.
- Je sais que tu as tout entendu, Yvana.
Je tressaillis à l'entente de la voix de Carter derrière moi. Je me retournai pour lui faire face.
- Je suis désolé que tu aies eu à le découvrir comme ça.
Je soupirai.
- Au moins, je sais à quoi m'attendre avec elle, maintenant.
- Je sais que je ne suis peut-être pas la personne la plus fiable en ce moment mais, si tu as besoin, tu sais où me trouver.
- Merci, Carter. Vraiment. Merci.
Il m'offrit un sourire et repoussa les cheveux qui me collaient au front. Le sang me monta aux joues et je baissai les yeux. Je ne le vis pas se pencher sur moi mais je sentis bien ses lèvres se poser dans mes cheveux avec la douceur et la légèreté d'un papillon. Je crus rêver ce contact mais la façon dont il se recula légèrement m'assura que ce n'était pas une énième hallucination.
- Je vais y aller aussi. Je crois que la soirée a été bien assez mouvementée. J'espère que... que ça te laissera tranquille.
Je ne sus que répondre. Il partit, me laissant seule dans ce cottage que je commençais à détester et à craindre. Les ténèbres étaient profondes, dévorant le monde autour des murs qui m'enfermaient.
Ce n'était que le début d'une nuit de calvaire, je le sentais.
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