Chapitre 7
‹ Alexander ›
La reine m'a littéralement sorti du lit, ce matin. Magnus est matinal, mais aujourd'hui elle l'a devancé.
— Rejoins-nous immédiatement au grand salon.
Pas une seule parole supplémentaire avant qu'elle ne reparte. Que signifie son agitation ? Je me frotte les mains au visage pour essayer de me réveiller et aussitôt, je repense à mon amour. J'hésitais à garder cette barbe, mais Magnus m'a confirmé qu'il aimait. Alors, j'ai décidé de la garder, juste pour lui. J'enfile mes plus simples vêtements puisque mon serviteur n'est pas ici pour m'aider et me dirige vers la pièce qui nous sert pour les réunions intimes de notre famille.
Je suis surpris de voir Isabelle et Jace à cet endroit puisque ce sont tous les deux de grands dormeurs. Je les salue, encore dans les vapeurs du matin. Leur réponse est tout aussi fade que la mienne. Ils ont certainement eu le même traitement que moi. Pourquoi nous réveiller si tôt alors que nous aurions tout aussi bien pu discuter autour du petit-déjeuner ? La porte s'ouvre et la tête de mon nouveau petit frère se pointe en pleurant. Il n'a qu'un an et demi. J'ai encore peu l'habitude de ses caprices puisqu'il est né pendant notre absence, mais je me doute bien que ma mère l'a aussi fait lever. D'ailleurs, la reine le suit de quelques pas, accompagnée par son mari. Ciel, si même le roi doit être éveillé aux aurores, c'est qu'il y a vraiment quelque chose d'important !
Nous grognons tous quelques mots de courtoisie puis nous attendons l'annonce. On nous a habitués à cela depuis notre tendre enfance. Les faits importants nous sont d'abord révélés avant d'en informer nos sujets. Maxwell, mon petit frère, ne semble pas vouloir collaborer et se remet à pleurer. Il a déjà un bon vocabulaire pour son âge, mais tout ce que je peux déceler sont des mots à peine compréhensibles entrecoupés de ses sanglots.
Il a faim, selon ce que j'ai pu en comprendre. Ses yeux noisette sont déjà bouffis et ma mère tente de le redresser, lui qui s'est couché à plat ventre sur l'un des sofas. Ses pleurs redoublent quand elle se met à monter le ton.
— Il a un sacré caractère, dis-je amusé.
— Il est encore pire que vous trois réunis, au même âge, se plaint dramatiquement notre mère.
Je ne relève pas la remarque. Je suis bien trop heureux qu'enfin la reine rencontre un enfant à sa hauteur. Elle a toujours été caractérielle et son dernier fils tient beaucoup d'elle. Un sourire se dessine sur mes lèvres alors que j'encourage intérieurement Maxwell. Cela fait peut-être six jours qu'elle m'a insulté au sujet de Magnus, mais je suis toujours en colère contre elle.
Cela dit, le roi semble terriblement à fleur de peau et demande à ce que notre frère soit immédiatement conduit en cuisine pour le repaître. La gouvernante, qui est déjà au travail, vient soulager nos parents du petit prince, et repart prestement chercher la nourrice.
— Ce petit diablotin va nous en faire voir de toutes les couleurs, s'exclame notre père. Il a été bien trop gâté pendant notre absence.
— N'oubliez pas, mon cher époux, que votre absence est justement le sujet de cette réunion familiale, contre la reine.
— Oui, bien dit ma chère. Ne nous égarons pas. Les enfants, nous voulions vous l'annoncer sans plus attendre car on nous a avisés que la princesse Clarissa arrivera avec quelques jours d'avance.
Mon sourire, que j'avais depuis la crise de Maxwell, se fige instantanément. Cela ne peut pas être possible ! J'espérais plus de temps en compagnie de Magnus. Dès qu'elle sera au château, je devrai lui tenir compagnie afin de ne pas être de parfaits inconnus lors de nos épousailles qui, soit dit en passant, ne m'inspirent toujours pas le moins du monde.
Je me lève brusquement, puisque tout est dit. Isabelle, qui était assise à mes côtés, me retient par la main. Je la regarde, elle, pour ne pas montrer mes larmes à mes parents. Ma sœur me comprend, je le sais. Son sourire compatissant ne peut pas être feint. Izzy a toujours su mon attirance pour les hommes, pour Magnus tout court, sachant pertinemment que j'aurais un époux et non une épouse. Elle m'a soutenu quand je lui ai confié le pacte qui avait été conclu, il y a six jours, et m'a assuré de garder le secret afin que je puisse profiter de mon amant. Par contre, elle m'a aussi conseillé de le dire tout de suite afin qu'il ne croie pas que je lui ai caché délibérément tout ça.
Mais tout est vrai, je lui cache cela depuis notre retour, trop pris de remords à l'idée qu'il ne me pardonne pas.
— Ne pars pas si vite, me lance ma mère alors que je m'apprête à quitter la pièce.
— Il n'y a plus rien à dire, mère. Nous allons avoir tout le temps de discuter à table. Pour le moment, je retourne dans mes quartiers pour digérer cette nouvelle des plus affligeantes.
— Enfin Alexander, ce n'est pas comme si tu ne t'attendais pas à ce qu'elle nous rejoigne !
— Je n'ai pas à vous répondre. Tout le monde, dans cette pièce, connaît très bien qui fait battre mon cœur. Pouvez-vous au moins m'accorder la paix quelques minutes ? J'ai besoin de digérer tout ça, répond-je à l'agonie.
— Très bien, concède mon père. Par contre, tu n'es plus à la guerre, fais couper cette barbe. Tu dois montrer ton rang à cette demoiselle, même si tu n'en a pas le goût. Nous sommes profondément désolés pour ce mariage, mais nous n'avions pas d'autre choix.
Jace se lève à son tour, encore plus outré que moi. Il fait les cent pas dans le salon, puis finit par s'exclamer.
— Il y avait un autre choix !
— Que dis-tu, fils ? demande notre père interloqué.
Le chef de la garde est livide, mais je sais qu'il va parler de nouveau. Je veux qu'il parle. S'il y a un autre moyen, je demande à en connaître les détails.
— Quel que soit cet autre choix, il n'est certainement plus d'actualité, répond la reine avec conviction. Venez, mon époux, il est temps de nous rendre à la salle à manger.
C'est ainsi que notre réunion familiale se termine. Moi, en pleine déprime, Jace qui renifle de dégoût pour ne pas avoir été écouté et Izzy qui semble presque sur le point de pleurer avec moi. Mes parents partent les premiers, mais je me précipite tout juste derrière eux. Autant dire que je n'ai pas le goût de manger, mais le décorum est exigeant, surtout ici, dans notre capitale Elunore.
Nous croisons, à quelques pas de la porte, la gouvernante Iris Rouse. Quand il y a des réunions comme celle-ci, elle n'est jamais bien loin. J'ai toujours été sceptique sur cette coïncidence. De mon point de vue, elle a probablement contribué à répandre les nouvelles bien plus rapidement que nos messagers. Bref, elle est trop pleine d'énergie ce matin alors qu'elle appelle les femmes de chambre. Magnus est bien sûr réprimandé pour un rien, mais il passe tout de même à nos côtés avec un sourire radieux. Il nous salue pompeusement, puis repars vers ma chambre. Je sais qu'il est surpris par notre cortège plus que matinal, mais il ne l'exprimera pas, bien évidemment. Quand nos parents bifurquent dans l'allée principale, je m'éclipse quelques instants pour rejoindre mon serviteur.
— Magnus ! Magnus !
Il reste muet, mais se retourne vers moi avec joie. Je le bouscule derrière une colonne et l'adosse contre celle-ci.
— Je t'aime, lui dis-je à brûle-pourpoint.
— Chut ! On pourrait nous entendre, souffle-t-il.
— Je n'ai rien à cacher. Ils peuvent bien nous écouter et colporter ce qu'ils voudront. Je t'aime, lui répété-je avant de l'embrasser désespérément.
Il me repousse brusquement, avec crainte. Malheureusement, il est toujours ainsi, lorsque nous sommes à découvert. Mais moi, j'ai besoin de lui.
Souriant de toutes ses dents, il reprend rapidement son rôle de serviteur.
— Je vois que Monsieur est déjà prêt, est-ce que je peux faire quelque chose d'autre pour vous aider ?
Je suis au désespoir. C'est vrai qu'il ne pourra pas passer de temps dans mes quartiers si je suis déjà prêt pour la journée. Je dois trouver une excuse pour qu'il revienne et, soudain, je me remémore les paroles du roi.
— Je t'attends immédiatement après le petit-déjeuner. Aujourd'hui j'ai décidé de couper cette barbe.
Il soulève un sourcil, mais ne dit rien. Il n'a pas à discuter mon choix. Ce qu'il ne sait pas, c'est que ce n'est pas le mien.
‹ Magnus ›
Une atmosphère inhabituelle a envahi le château depuis le retour des troupes. Cela a sans doute à voir avec le fait que nous ne savons toujours pas comment a été décidée la paix. Les serviteurs s'inquiètent, ils ont peur que le roi Robert ait dû céder des terres au roi Valentin. Ça me paraît idiot. Pas leur inquiétude quant au fait que Valmore détienne des villes dans lesquelles certains d'entre eux ont grandi et où leurs familles vivent encore. C'est légitime. Mais je ne pense pas que le père d'Alexander ait accepté un arrangement de ce genre, c'est pour cela qu'ils se sont battus après tout.
Toujours est-il qu'ils nous laissent dans l'ignorance. Si bien que certains viennent même me voir, moi, pour savoir ! Comme si Alexander me parlait de ça ! Quand nous sommes ensemble, il veut oublier ses devoirs. Je ne le questionne pas, même si ma soudaine popularité me dérange. Nous finirons par le savoir, sans doute bientôt.
Et ce matin, comme les deux derniers matins, des femmes de chambre viennent s'asseoir avec moi pendant que je prends mon petit-déjeuner. Elles ne mangent pas, elles l'ont déjà fait il y a au moins une heure et demi. Depuis son retour, je déjeune pendant qu'Alexander est dans la salle à manger avec sa famille, pour pouvoir être à sa disposition dès qu'il a terminé. Les trois jeunes femmes restent silencieuses, attendant que je parle. Ça m'exaspère. Je suis certain qu'elles ne connaissent même pas mon nom. Quand ils parlent de moi entre eux, ils n'utilisent pas mon prénom, mais des surnoms blessants. Je les ai déjà surpris à le faire plus d'une fois.
— Quoi ? finis-je par lâcher en attrapant une pomme.
— Est-ce que tu en sais plus ?
— Non, je ne sais rien.
Je lève les yeux au ciel avant de croquer dans ma pomme. Heureusement, Victor, l'intendant, passe dans la pièce à ce moment-là et les réprimande. Elles sortent précipitamment et je me retrouve à nouveau seul. Je soupire, soulagé, et me cale dans le dossier de la chaise en réfléchissant. Pourquoi faire tant de mystère ? J'aurais cru que le roi ferait une annonce dès le lendemain de leur retour. Et ça fait quatre jours de plus que l'on attend. Ce matin, Alexander avait l'air préoccupé quand nous nous sommes croisés. D'ailleurs, je suis toujours étonné qu'il ait été debout de si bonne heure. En repensant à notre 'conversation' dans le couloir, je sens un frisson me traverser. Je n'arrive pas à lui faire comprendre que je crains vraiment que nous nous fassions surprendre. Nous aurions des ennuis. J'ai entendu sa mère le réprimander sur ma présence à ses côtés, il y a trois jours. Je ne veux pas qu'elle recommence.
Je soupire et termine mon maigre repas. J'entends les serviteurs s'atteler dans la cuisine, à côté. Le petit-déjeuner doit être terminé. Je me lève, prêt à rejoindre mon amoureux dans ses appartements. Je me demande pourquoi il m'a demandé de raser sa barbe alors que, lorsque je lui ai coupé les cheveux, il a décidé de la garder. Je n'ai pas pu lui cacher l'effet qu'elle me fait. Mais peut-être que ses parents lui ont demandé de le faire.
Je m'apprête à sortir de la pièce, mon assiette à la main, quand la gouvernante entre. Instinctivement, je recule. Elle est plus petite que moi mais les vieilles habitudes ont la vie dure et quand elle a cette expression là, elle est terrifiante. Elle sourit. Un grand sourire et un regard mauvais qui sont, généralement, signe d'une mauvaise nouvelle pour moi.
— Le prince t'attend, dépêche-toi.
— Oui, je sais.
J'hausse légèrement les sourcils, surpris d'une demande aussi évidente.
— Nous allons avoir beaucoup de travail aujourd'hui. Des invités prestigieux vont arriver au château dans quelques jours, alors tu vas devoir te passer de tes escapades avec le prince.
Mes escapades ? Bien sûr, comme nous sommes seuls, elle ne se retient pas de me faire encore savoir qu'elle a compris ce qui nous a retardé, l'autre jour. Cette information avait l'air de la ronger, mais cette fois son ton est plus léger. Toujours aussi mauvais, ceci dit. Mais moins contrarié.
Je me contente de hocher la tête, ne sachant pas quoi répondre. Je fais un pas pour la contourner et, dès qu'elle est dans mon dos, elle continue :
— Je t'avais prévenu, Magnus. Tu n'en as fait qu'à ta tête, mais je te l'avais dit.
Elle rit. Je me retourne vers elle qui est face à moi, à présent. Je ne l'ai jamais vu aussi heureuse et c'est véritablement malaisant.
— De quoi parlez-vous ?
— De la princesse !
— Isabelle ?
— Non, la princesse Clarissa, qui vient rejoindre le prince Alexander.
Mes doigts se serrent sur l'assiette en métal alors qu'une horrible pensée me traverse l'esprit.
— C'est la fiancée du prince. Il l'a acceptée en mariage pour faire la paix avec le royaume de Valmore.
Quand mon dos frappe le mur derrière moi quelques secondes plus tard, je réalise que j'ai cessé de respirer. L'air qui gonfle mes poumons me fait mal et mes doigts me démangent. Iris prend une expression presque maternelle quand elle parle à nouveau :
— J'imagine que tu espérais être à sa place, un jour. Tu l'as cru, n'est-ce pas, quand il disait qu'il tenait à toi ? Combien de fois vous a-t-on surpris dans les couloirs quand vous étiez jeunes ? Il passait le temps avec un garçon facile, c'est tout.
— Taisez-vous ! m'écrié-je.
Sa réaction n'attend pas, elle me frappe au visage. Quand je regarde sa main, je vois qu'elle tient un livre. La douleur irradie ma joue et ma bouche mais je ne la sens presque pas, encore hébété par ce qu'elle vient de dire.
— Ta place, répète-t-elle. Je vais devoir te l'apprendre à nouveau, ça t'évitera de te retrouver dans un autre lit que le tien.
— La ferme !!
Je sens la rage couler dans mes veines et les larmes me monter aux yeux. Les autres serviteurs n'en perdent pas une miette. J'entends leurs chuchotements. Et je les entends répéter encore et encore :
— Le prince va se marier !
Non, c'est impossible. Il ne peut pas faire ça. Iris se met à rire alors que les larmes m'échappent. Il m'a menti. Il m'a menti pendant tout ce temps. Il va se marier et moi j'étais là, à croire qu'il était vraiment amoureux de moi. Je l'ai laissé prendre tout de moi, mon cœur et mon corps. Lentement, mon cœur se brise et la rage finit par atteindre mes mains. Le silence tombe sur la pièce et je réalise que des étincelles entourent mes doigts. Iris est la seule à garder un air moqueur, mes émotions sont tellement transparentes. Mes yeux se fixent aux siens et enfin elle cesse. Enfin, elle a peur de moi. Je fais un pas vers elle. Oh elle semblait si heureuse de m'humilier devant tout le monde !
Brusquement, elle se met à hurler alors que des cornes commencent à pousser sur sa tête. Des cornes qui s'enroulent lentement sur elles-mêmes. Encore une fois, je ne contrôle rien, mais ce n'est pas si mal. Maintenant, même à l'extérieur, c'est un monstre. La vieille femme recule dans le coin de la pièce sans cesser de hurler, ses mains tremblantes passent sur ses nouvelles cornes.
Je sursaute, prenant conscience de ce qui vient de se passer et de ce que je viens de faire. Je regarde mes mains, terrifié, et des objets commencent à tomber autour de nous. J'entends le bruit du métal qui résonne en frappant le sol pavé et de la porcelaine qui se brise. Je tourne les talons, les serviteurs se poussent sur mon passage et je cours jusqu'aux portes principales du château. Ma fuite est accompagnée par le fracas des objets qui continuent de tomber. Les portes immenses s'ouvrent en claquant, sans doute pour la première fois depuis leur installation.
Je ne cesse de courir que lorsque je me trouve dans les jardins, me laissant tomber dans la neige alors que mon corps entier tremble. Je m'appuie contre le tronc d'un arbre, remontant mes genoux devant mon torse. Ma magie ne se calme pas et je sens mon cœur brisé battre douloureusement contre mes côtes.
Il m'a menti.
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