Chapitre 37
‹ Alexander ›
Cela fait une éternité que Magnus est appuyé contre cet arbre majestueux. Étrangement, son feuillage ne cesse de s'agiter depuis qu'il a pris cette position alors qu'aucun vent ne vient souffler jusqu'ici. L'attente est insupportable pour moi qui ai une envie incompréhensible de le rejoindre. Iefyr discute avec ses concitoyens qui nous accompagnent, sans vraiment être surpris du phénomène météorologique. Quand mon corps décide que c'est trop long, j'amorce une approche vers mon époux quand Naexi me retient fermement.
— Ne le dérange pas, il est en communication avec ses semblables. Tu risques de mettre un terme à la conversation.
— Tu veux dire qu'il parle aux eons ?
— Parfois Natë se présente, mais en général, il n'y a que les manciens. Notre Dieu a bien trop de choses à faire pour se permettre une seconde présence en si peu de temps. Nelaeryn pourra tout te dire lorsqu'il reviendra.
— Mais il est à quelques pas. Il n'est pas parti.
— Son corps est ici, mais son subconscient est bien loin de nous.
— Je n'aime pas le savoir seul, réponds-je, inquiet par son immobilité.
— Les autres avaient bien raison, s'amuse l'elfe, les âmes sœurs sont de vraies sangsues. S'éloigner un tant soi peu de l'autre devient une vraie souffrance.
Je sais bien que nous sommes des âmes sœurs, mais je ne suis pas si collant que ça, enfin je suppose. J'essaie de voir ce que je ressentirais en étant séparé de mon amour et j'ai immédiatement un poids qui comprime ma poitrine. Je passe une main dans mes cheveux, constatant que je suis exactement comme Naexi le prétend : une vraie bave de dragonette. Cette substance a d'ailleurs été utilisée pour coller les pierres de notre château. Force est d'admettre que, pendant plus d'un millénaire, notre demeure est restée debout pendant les pires intempéries. Alors que dois-je faire ? Mourir d'ennui à regarder Magnus au loin ou me précipiter vers lui afin d'assouvir mon cœur en détresse ?
Naexi a toujours une main bien appuyée contre mon torse pour me retenir, rigolant encore plus fort en voyant ma presque dépression amoureuse. Au moins, sa petitesse, très improbable chez les elfes, me permet de voir mon amour. Malgré le bruissement des feuilles, il semble paisible. Le son est de plus en plus fort autour de nous puis, sans crier gare, le silence nous envahit. La tête de Magnus se relève pour chercher quelque chose jusqu'à ce qu'il me trouve. Son regard est triste, presque douloureux. La femme qui me retient, relâche son emprise pour que je puisse me précipiter vers lui. Je vois ses lèvres trembloter au moment où mes bras s'ouvrent pour l'envelopper. Il me serre si fort que je crains presque que Natë l'ait rappelé auprès de lui. Ce ne serait pas surprenant vu son statut de demi-dieu.
J'essaie d'être rassurant, caresse son dos alors que je glisse mon autre main dans ses cheveux soyeux. Un reniflement me fait comprendre qu'il pleure contre mon épaule. J'ai mal avec lui. Je n'ai pas le goût qu'il parte alors que nous sommes à peine mariés. Malgré tout, je reste fort pour qu'il puisse se sentir libre d'exprimer sa peine. Les elfes viennent nous entourer afin d'offrir quelques présents à Natë. La plupart allument de petites lanternes qu'ils suspendent aux branches du gigantesque feuillu, puis ils repartent un à un. Iefyr est le dernier. Le chef du village m'offre deux tapes de réconfort sur l'épaule avant de disparaître à son tour, nous laissant seuls à nous étreindre comme des condamnés à mort.
Quand Magnus relève la tête, il pose ses deux mains de chaque côté de mon visage, comme s'il me regardait pour la toute dernière fois. J'avais bien raison, mon temps avec mon mari est révolu. Je faiblis en le voyant esquisser un faible sourire.
— Je t'aime tellement, mon prince, chuchote-t-il avant de venir cueillir mes lèvres avec douceur.
— Pas autant que moi, amour, répliqué-je en venant frotter mon front au sien.
— Tu veux bien t'asseoir avec moi ? me demande-t-il sans attendre ma réponse.
Il prend place au pied du grand arbre et me tend la main pour que je l'y rejoigne. Cet endroit me rappelle notre saule tout près du lac, alors je ne réfléchis même pas avant de m'installer auprès de lui. Tout comme nous avons l'habitude depuis des années, je pose ma tête sur ses cuisses et il se met à farfouiller dans ma chevelure pour masser la base de mon cou. Je ferme les yeux, mais je ne perds pas de vue l'immense tristesse de mon partenaire.
— Je peux savoir ce qui t'a rendu si malheureux ? questionné-je de ma voix hésitante.
— Ce n'est rien, je viens seulement de réaliser que je te survivrai pendant plus d'un siècle. Je n'ai aucune idée comment je réussirai à passer au travers de cette épreuve.
— Tu sais que les Lightwood ont une espérance de vie bien plus élevée que la moyenne, mon cœur ? S'il le faut, je me forcerai à ne manger que des fruits et légumes créés par tes soins.
— Vraiment ? Tu te priverais volontairement de ta viande favorite pour vivre quelques jours de plus, s'amuse-t-il enfin.
J'hésite à lui répondre. Il est vrai que la poitrine de griffon est un vrai délice auquel je succombe à chaque fois. Bien sûr, j'ai plus de retenue que Magnus avec la menthe, mais serais-je capable de ne plus y goûter, si cela voulait dire que je passerais quelques années de plus avec mon époux ?
— La réponse est oui. Vivre d'amour et d'eau fraîche n'est pas un mythe. Tu sauras aisément me suffire.
— Ce ne serait pas raisonnable, mon prince. Dans tous les cas je te survivrai et si je me fie à ce que je viens de voir, Natë nous réunira à nouveau lors de ma mort. Ce sera une longue attente, mais je trouverai bien un truc ou deux à faire. Après tout, je suis unique. Les eons avaient la longévité d'un humain alors qu'on m'a offert de faire le bien deux fois plus longtemps.
— Je reconnais ton sens inné de l'altruisme. Je suis si fier d'être celui qui régnera auprès de toi.
— En parlant de ça...
— Magnus, ce n'est pas la peine de s'obstiner. Tu seras mon roi et je serai le tien.
— Tu as raison Alexander, nous serons rois ensemble.
Je m'assois précipitamment. Magnus n'a jamais voulu en parler. Il ne se croyait pas digne d'être sur le trône, alors qu'est-ce qui a changé en si peu de temps ?
— Qu'as-tu dis ?
— Nous serons rois...
Mon cœur s'illumine aussi fort que les lampes accrochées à l'arbre. Sans attendre, je me jette sur lui pour l'embrasser. Il ne sait pas à quel point il vient de me faire un cadeau inestimable. Je l'entends émettre quelques gloussements de plaisir, une si jolie musique à mes oreilles. J'en profite pour déguster sa pomme d'Adam en l'allongeant sans ménagement sur l'herbe fraîche.
— Alexander ! Arrête, je t'en prie, tente-t-il en me repoussant. Ce n'est pas un endroit convenable.
Je suis perplexe. Nous sommes au milieu de Lenora, là où très peu de gens s'aventurent, surtout à la nuit tombée. Qui pourrait bien nous apercevoir ? Je dois avoir l'air dubitatif car mon mari s'explique immédiatement.
— Mes ancêtres sont décédés à cet endroit même... Et leurs âmes continuent d'habiter les lieux. Je ne pourrais jamais faire quoi que ce soit ici. Ce serait irrespectueux et un peu exhibitionniste. Ne crois-tu pas ?
Ma tête se retourne pour m'assurer qu'un fantôme n'est pas derrière, à espionner notre couple. Évidemment, il n'y a personne, mais je soupçonne Magnus de ne pas avoir tout à fait tort. À contrecoeur, je laisse une distance raisonnable s'insinuer entre nous.
Au bout de dix minutes de silence complet à simplement nous tenir la main, adossés à l'arbre, j'entends craquer une branche au sol. Quelqu'un vient par ici. Un deuxième pas plus lourd me confirme qu'il y a au moins deux personnes qui avancent dans notre direction. Mon instinct de soldat me somme de protéger Magnus. Ce ne peut pas être les elfes. Leurs pieds semblent toujours voler au-dessus du sol. Les pas que nous entendons maintenant avec netteté sont loin d'être silencieux, alors qui qu'ils soient, ils ne toucheront pas à Magnus.
— Tu es certain que ta pensaille soit bonne ? se plaint une voix d'homme qu'il me semble avoir déjà entendue.
— Si tu n'avais pas essayé de faire affaire avec la Reine Noire, on ne serait pas ici, Lagos. Ferme-la et continue à marcher. C'est bien par là qu'elle devait nous attendre. Je me souviens qu'il faisait chaud à côté du vieil arbre. On pourra y passer la nuit en attendant que les soldats arrêtent de nous chercher.
Maintenant, j'ai la confirmation que les deux hommes viennent vers nous. La deuxième voix me fait d'ailleurs tressaillir. C'est lui, l'homme qui m'a frappé alors que Magnus tentait de me sauver de cette brute. Alors si ces truands sont bien mes ravisseurs et qu'ils attendaient la Reine Noire ce jour-là, est-ce à dire qu'elle avait prévu de me faire assassiner ? Pourquoi donc ? Elle a tout fait pour me voir épouser sa belle-fille, Clarissa. Ce n'est pas logique de m'abattre tout juste après.
Je recule de quelques pas, entraînant Magnus derrière moi afin de le protéger. Malheureusement, nous ne sommes pas assez rapides et nous nous retrouvons à découvert devant deux mercenaires amaigris. Ils semblent être en piètre état, mais je ne baisse pas ma garde pour autant. Peut-être sont-ils accompagnés par d'autres hommes qui n'attendent que le bon moment pour nous surprendre. Mes gestes sont lents et réfléchis pour me préparer à attaquer ou à être assailli par derrière. Dans les deux cas, je me battrai jusqu'à la mort, s'il le faut.
— N'avancez plus, crié-je dans la pénombre. Vous n'êtes pas les bienvenus. Rebroussez chemin jusqu'à Valmore, m'entends-je crier aussi fort que possible.
— Si ce n'est pas le prince charmant de son Altesse Clarissa, grogne le premier truand.
— Il ne lui appartient pas, s'insulte Magnus derrière moi.
— C'est l'elfe de l'autre jour, commence à paniquer le second mercenaire.
— Lagos, je t'ai déjà dit de la fermer. On va discuter calmement et on va tous s'entendre.
— Je vois mal ce qui pourrait aller bien pour vous, m'énervé-je en voyant que le négociateur soulève ses mains en signe de paix. Votre reine a commandé mon meurtre .
— Je n'ai plus aucune raison de vous tuer, répond-il simplement. Elle n'a pas honoré sa part du contrat et maintenant elle cherche à nous faire disparaître pour ne pas que nous parlions. Quelle chance pour nous que vous soyez de retour à cet endroit.
— Je ne vois pas ce qui peut vous rendre aussi heureux, Monsieur. Votre fin approche si j'ai bien compris. N'étiez-vous pas une dizaine, lors de mon enlèvement.
— C'est bien pour ça que nous sommes ici. Les soldats n'aiment pas s'aventurer plus loin que les sentiers balisés. D'ailleurs, j'aimerais vous offrir une information de la plus haute importance qui pourrait vous aider contre la Reine Noire.
— Dites toujours, répliqué-je, dubitatif.
— La reine Camille a fait assassiner la mère du prince Simon et de la princesse Clarissa afin d'accéder au trône de Valmore.
— C'est au roi Valentin que vous devriez vous dévoiler. Si vous êtes si convaincu de votre déclaration, il ne pourra que vous remercier de l'en avoir informé.
— La reine est bien plus sournoise que vous ne pouvez le croire, elle contrôle tous les gredins de notre royaume. Les gardes du roi sont d'anciens mercenaires qu'elle a fait admettre au château petit à petit. La plupart ont même participé à l'assassinat de notre reine blanche.
— Je me souviens vous avoir entendu dire que vous avez tranché la gorge de la reine Jocelyne. Pourquoi veut-elle votre mort ? Vous l'avez pourtant aidé.
— Ses desseins me sont inconnus. Elle n'a pas apprécié que votre père et vous sortiez indemnes de son plan sordide. Depuis ce jour, nous devons nous cacher de tous les truands du royaume.
— Je tiens moi-même à la vie, alors je ne vous laisserai pas quitter ce lieu. Vous êtes nos prisonniers.
— Ridicule ! Vous n'avez aucune arme.
Un petit rictus s'affiche au coin de mes lèvres. L'homme le plus puissant du millénaire est à mes côtés. D'un simple claquement de doigts, il peut les empêcher de bouger ou même mettre fin à leurs jours sur le champ.
— Magnus, mon amour ? Peux-tu garder ces gens ici tandis que je vais chercher nos chevaux ?
— Je viens avec toi, mon prince. Ils ne pourront pas s'éloigner à plus de dix pieds de l'arbre.
— Bien entendu !
— Vous croyez vraiment que nous allons vous attendre gentiment, s'exclame le chef.
— Je n'ai aucun doute là-dessus, crié-je derrière mon épaule en m'enfonçant dans la forêt dense. On se retrouve dans quelques heures.
J'entends les voix amusées des deux hommes qui s'imaginent que je suis cinglé. Je sais aussi que mon mari n'aime pas abuser de ses pouvoirs, mais j'ai senti son soutien quand il m'a dit vouloir m'accompagner. Il ne laissera pas mes bourreaux s'en tirer aussi facilement.
Magnus se rapproche pour me tenir la main et ce n'est que quelques secondes plus tard que j'entends un hurlement de rage. Je crée un contact visuel avec mon amour qui sourit avec fierté.
— Qu'as-tu fait ? m'amusé-je sans savoir pourquoi.
— Si j'ai bien réussi mon illusion, l'arbre est entouré d'un canal rempli de sirènes. Et de l'autre côté, ils voient des murs insurmontables. Mais n'aie crainte, s'ils sont assez futés pour comprendre le subterfuge, ils seront incapables d'aller plus loin. J'ai placé un champ de force provenant de l'arbre.
— C'est parfait. Ils mériteraient bien pire que le regard des sirènes, mais je sais que tu fais déjà bien plus que ce que ton cœur te dicte.
— Ils ont voulu ta mort, c'est tout ce qui me vient en tête en les voyant.
— Je t'aime, mon cœur. Es-tu prêt à retourner au château ?
— Je ne suis pas prêt, mais j'imagine que nous avons des obligations plus importantes que mes simples désirs.
— Crois-tu que la reine Camille est vraiment à l'origine de tout ça ?
— Chaque fois qu'elle tente de se rapprocher de moi, je ressens un énorme malaise. Au début, je croyais que c'était parce que je ne pouvais pas me permettre d'être aussi ouvert avec elle qu'avec ta famille, mais maintenant, je crois que ce sont peut-être mes pouvoirs qui tentaient de m'alerter.
— J'ai bien plus confiance en ton intuition qu'aux paroles de ces truands. Crois-tu que nous devrions tenter de faire parler la Reine Noire en lui tendant un piège ?
— Qu'as-tu en tête ? Si elle est bien celle dont parlent Lagos et son partenaire, nous devrons être prudents.
— Nous pourrons y penser sur le chemin du retour. Pour l'instant, nous devons remercier ton père pour son hospitalité. J'espère que Solstice sera dans un bon jour. Elle est si capricieuse qu'elle pourrait bien refuser de voyager de nuit.
— Ne t'inquiète pas pour elle. Son caractère était bien plus difficile avant parce qu'elle comprenait qui j'étais et qu'elle n'avait pas les moyens de vous en avertir.
— Tu es beaucoup trop bon, Magnus. Tu as toi-même mentionné qu'elle n'aimait pas s'occuper d'Imaculus.
— Elle a encore bien des choses à exprimer. Cela ne veut pas dire qu'elle sera bornée.
— Très bien ! Espérons que tu as raison sinon le retour sera épuisant.
Nous arrivons enfin au village qui est plongé dans le noir. Nous sommes en pleine nuit et il n'y a pas de festivités. Nous montons donc à notre hutte et faisons le peu de bagages que nous avons, sans oublier notre précieux cadeau de mariage : le livre de Qhara.
Bien sûr les passerelles sont vieilles et je ne suis pas très fluide. Elles grincent donc abondamment ce qui attire Iefyr à l'extérieur de sa propre maison. Nous arrêtons brusquement notre avancée, sachant que nous devons lui apprendre notre départ.
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