Chapitre 17
‹ Magnus ›
Troisième jour où je dois me rendre dans l'aile Est pour mon labeur. Bien sûr, ces pièces n'ont pas été totalement laissées à l'abandon, mais cela fait deux ans que personne n'a habité les chambres de cette partie du château. Parfois des serviteurs, comme moi mais rarement seuls – ça c'est mon privilège –, viennent nettoyer. Mais apparemment, cela n'a pas été fait depuis ma dernière visite. Il y a de la poussière partout, des bestioles et même des chauve-souris. Puisque j'y ai été envoyé plusieurs semaines avant le début des beaux jours, je dois en plus travailler dans la pénombre car les planches qui obstruent les fenêtres ne doivent pas être retirées trop tôt. Bien sûr, je vois très bien dans le noir, mais le problème n'est pas là. Passer des heures entières à travailler dans ces conditions... Cette vieille peau a vraiment trouvé un bon moyen de me punir sans avoir à m'envoyer aux cachots.
Et le pire ! C'est qu'avant d'aller m'enterrer dans ce qui me semble être mon donjon personnel, aujourd'hui je dois me rendre dans les appartements de la reine. Je tremble tant j'appréhende cette entrevue. C'est la première fois qu'elle me convoque. Il est si rare qu'elle m'adresse directement la parole. J'ai fait de mon mieux pour être présentable, mais avec les loques dont je me vêts, c'est difficile. Mes mains passent le long des manches de ma chemise pour les lisser, puis sur mes cheveux que j'ai en partie tressés – comme s'était amusé à le faire Isabelle – puis attachés avec un ruban. J'aime mes cheveux longs, mais au travail, avoir les cheveux dans les yeux c'est fort peu pratique.
Après avoir traversé les couloirs, je me retrouve devant la grande porte des appartements royaux. Je me sens tellement intimidé, je ne suis jamais entré dans cette pièce en douze ans. En fait, je m'arrête rarement à cet étage, les quartiers d'Alexander et ceux d'Izzy sont aux étages supérieurs. Il y a un garde de chaque côté de la porte. Comme ils doivent s'ennuyer... Même moi, je ne suis pas sûr que j'échangerais ma journée avec eux. Enfin, si ça prend aussi en compte Iris, peut-être. Tout plutôt que de l'entendre me reprocher n'importe quoi à longueur de temps.
Je finis par frapper et un domestique m'ouvre avant d'être congédié par la reine. Elle est assise sur un fauteuil, droite et pleine de prestance. D'un signe de main, elle m'invite à venir m'asseoir sur le canapé à sa droite. Là, je me fige, mal à l'aise. Sa convocation me troublait déjà, mais qu'elle me demande de m'asseoir avec elle ! Est-ce que je suis en train de rêver ?
— Viens t'asseoir, je ne vais pas te manger.
Son ton est agacé. Mais qu'imagine-t-elle ? Que je ne me pose pas mille questions ? Oh, non, elle ne l'imagine pas, sans doute. Cela voudrait dire essayer de se mettre à la place d'un serviteur et je doute qu'elle le fasse un jour. J'obéis finalement et vais m'installer sur le canapé, assez similaire à celui dans le petit salon d'Alexander, d'ailleurs. J'essaie de me raccrocher à ce sentiment de familiarité.
Maryse change de posture après qu'une porte se soit fermée. Je constate que, cette fois, nous sommes seuls. Elle relâche légèrement ses épaules et croise ses mains sur ses jambes. Elle me regarde alors que je détourne promptement les yeux pour ne pas croiser les siens.
On pourrait penser que j'ai l'habitude de ne pas regarder le visage des gens, puisqu'à chaque fois, ou presque, que je croise un regard, cela déclenche des cris. Mais c'est bien une attitude que je n'ai jamais su adopter instinctivement, contrairement à la plupart des domestiques. Il m'est difficile de ne pas regarder les gens dans les yeux quand je leur parle, ça c'est mon instinct. Il y a tellement de choses dans un regard.
La femme qui m'a élevé ne craignait pas mes yeux. Puis il y a eu Alexander, Izzy et Jace. Alexander a toujours été fasciné par mes yeux, si bien que lorsqu'on s'est rencontrés, il me fixait en permanence et ça me gênait. Jace, lui, je crois que c'était pour ne pas être incapable de faire quelque chose qu'Alexander faisait. Et puis Izzy, je ne sais pas... peut-être faisait-elle simplement confiance à son frère.
Mais, si je n'ai jamais ressenti d'abhorration de la part du roi, la reine n'a jamais caché ce qu'elle pensait de moi et de mes yeux. Ou même des étincelles qui quittent parfois mes doigts.
— Je ne vais pas tourner autour du pot, commence-t-elle. Je sais que tu es attendu ailleurs, tout à l'heure mon fils s'est encore plaint de ton absence.
Elle soupire longuement et j'essaie de ne pas sourire. Cela l'embête qu'Alexander désire ma présence, mais ça ne me surprend pas. Ce n'est pas nouveau.
— J'ai été néanmoins surprise que notre brave gouvernante te donne cette tâche. D'habitude, cela arrive un peu plus tard. Mais j'imagine qu'avec le mariage, le calendrier doit être chamboulé.
— O-oui, sans doute, réponds-je comme elle attend une réponse de ma part. Je ne me permettrais pas d'émettre un avis sur les décisions de Madame Iris.
Surtout que les directives sont sans doute données par la reine elle-même, bien qu'elle fasse mine d'être étonnée.
— Non, bien sûr. N'est-ce pas trop dur de reprendre un travail complet après avoir passé du temps au service d'Alexander ?
Je réprime mon envie de la regarder et de soupirer. Elle sait pertinemment que, non seulement, il y a encore peu j'exécutais le même travail que n'importe quel serviteur, mais que je continue d'aider aux cuisines malgré mon retour au service de mon prince.
— Non, Votre Majesté, dis-je simplement.
— Bien. Parce que je pense qu'il serait sage que cela perdure.
— Pardon ?
— Tu sais maintenant que le mariage va bientôt avoir lieu. Alexander va être marié à une princesse et rien ne pourra changer ça.
Je détourne la tête pour cacher l'expression de mon visage. Je me mords la lèvre, et sens ma gorge et mon cœur se serrer. Pourquoi me dit-elle ça ? Bien sûr que je le sais. Et Izzy n'avait-elle pas dit que leurs parents nous accordaient ce temps ?
— M... Magnus, prononce-t-elle difficilement. Je comprends tes sentiments pour mon fils, il a toujours été gentil et bienveillant à ton égard. Ce n'est pas étonnant que tu ressentes ce que tu ressens. Néanmoins, j'ai peur que votre idylle ne se finisse mal. Alexander est un homme fort et je sais qu'il se pliera à ses devoirs quand le moment viendra. Mais toi... Tu es tellement imprévisible.
Je me raidis, mes doigts se serrent sur mes cuisses et ma respiration se fait plus profonde. Elle ne s'en rend même pas compte et continue :
— Mon fils est jeune et fougueux, il refuse de m'écouter. Il va falloir que tu sois plus sage, Magnus. Pour votre bien à tous les deux. Crois-tu que rester à son service, ou même dans ce château, sera bon pour toi ? Il est vain de t'accrocher à un quelconque espoir, le destin ne peut plus vous rapprocher maintenant. Je m'inquiète pour toi, et pour lui. Si les choses dégénéraient...
Elle laisse sa phrase en suspens et, cette fois, je la regarde. J'ai du mal à croire qu'elle me parle ainsi. Qu'elle me demande de partir alors même que son époux m'a demandé de rester quelques jours auparavant. Pour le bien d'Alexander. Pour mon bien ? Je souffle. Si elle s'en était tenu à son fils, j'aurais sans doute pu croire à sa sincérité.
Quand mes yeux se fixent sur les siens, elle se tend, mais elle ne me réprimande pas. Elle soutient mon regard alors que j'ouvre la bouche, cherchant mes mots :
— Vous vous moquez de moi ? m'exclamé-je finalement. Ne me faites pas croire que vous vous inquiétez pour moi, je sais que c'est faux ! Et je... Je ne suis même pas certain que vous vous souciiez de votre fils, en fait !
— Comment ?
— Je sais que je n'ai aucun droit de vous parler comme je le fais, mais faîtes-moi envoyer aux cachots, j'expliquerai la situation à Alexander !
Elle se renfrogne aussitôt. C'est la première fois que je profite ainsi de la protection de mon prince mais, contre sa mère, je n'ai pas d'autre arme.
— Il ne vous écoute pas et je ne le ferai pas non plus. Parce que... Vous n'avez aucune idée de ce que je ressens ! Vous ne savez pas ce que j'espère ou non ! Depuis douze ans, vous me traitez comme si j'étais un démon, une bête sauvage et versatile, prête à attaquer à tout moment ! Et l'idée que votre fils soit amoureux de moi vous répugne. Vous avez toujours eu peur qu'il décide de clamer haut et fort ce qu'il ressent, peur que je devienne l'un des vôtres alors que je ne suis... rien. Et, encore aujourd'hui, vous craignez que cela sorte des murs du château ! Que cela entache la glorieuse lignée de Lightwood...
Son visage a rougi de colère. Elle me pensait trop bête pour comprendre ses intentions, hein ? Je me lève, n'ayant aucune envie de rester davantage, pas maintenant qu'elle sait ce que je compte faire. Ou ce que je ne compte pas faire.
— J'aime Alexander et je ne partirai pas de ce château. Si vous voulez que je parte, mettez-moi dehors vous-même !
Elle sursaute à ma soudain arrogance et porte une main à sa bouche, outrée. Je traverse la pièce d'un pas rapide et ressors sans attendre son autorisation. De toute façon, je ne suis plus à ça près !
Je suis étonné de ne pas en entendre parler, même plus tard dans la journée. Ce que j'ai supposé est donc vrai : elle tient à ce que cette conversation reste entre nous. Me punir pour ce qui s'est passé l'exposerait à ce que je raconte à son fils ce qu'elle m'a dit. Sans doute le ferai-je si j'y suis obligé. Pour ne pas être puni. Pour ne pas me fâcher avec Alexander. Il n'a pas vraiment apprécié que je lui mente sur ce qu'Iris m'a donné comme corvée, mais je sais comment il est et je ne voulais pas qu'il aille la voir. Cette femme est un tel tyran et une telle sadique que je ne sais pas ce qu'elle oserait dire de moi devant lui. Et même s'il n'en croirait pas un mot, cela resterait humiliant.
Arrivé au milieu de l'après-midi, alors que les lourds nuages à l'extérieur rendent mon travail encore un peu plus pénible, je décide de m'accorder quelques minutes hors de cet endroit. Je me charge d'un baquet d'eau sale dans chaque main pour aller les jeter dehors. Sur mon chemin, j'essaie de ne pas regarder les portes des pièces que je n'ai pas encore faites. Cela va me prendre encore au moins deux jours. Je voudrais aller plus vite, Iris ne cesse de me dire d'aller plus vite. Mais c'est éreintant et je dois toujours inspecter plusieurs fois chaque pièce pour être certain que c'est assez propre au goût de cette vieille pie ! Encore que, pourquoi est-ce que je m'embête ? Ce ne sera jamais assez bien pour elle, de toute façon.
Après être arrivé au rez-de-chaussée, je m'arrête pour souffler. Mes épaules me font mal. Pour une fois, je décide de choisir la facilité et passe par le couloir principal, le chemin des domestiques est plus long pour sortir et j'en ai, littéralement, plein les bras !
— Magnus, que fais-tu ici ?
Et merde...
Je me retourne pour faire face à Iris qui s'approche de moi, mécontente. Bien sûr, il a fallu que je la croise. Elle regarde mon fardeau en grimaçant. Oui, l'eau est presque noire, mais est-ce bien surprenant ?
— Pourquoi passes-tu par là ? s'énerve-t-elle. Avec les tapis sur le sol, si tu faisais tomber de l'eau, ce serait une catastrophe !
Je me mords pour ne pas répondre. Le bout du couloir est à moins de cinq mètres.
— Pardon, Madame Iris. La prochaine fois, je...
— Quoi ? Non ! Pas de prochaine fois ! Tu n'as pas à passer dans ces couloirs ! Ce que tu es paresseux ! La moindre excuse est bonne pour en faire le moins possible, n'est-ce pas ?
La colère commence à crépiter en moi. Je prends de longues inspirations pour ne pas perdre pied. J'aimerais m'habituer à sa façon de me parler pour ne plus être affecté par ses paroles. Mais il me reste une once de dignité, contrairement à ce qu'elle me répète tous les jours.
— Pardon, Madame Iris, répété-je, la gorge serrée.
Un sourire malsain se glisse sur sa bouche. Elle m'ordonne de faire demi-tour et je l'entends marcher derrière moi. Soudain, elle me pousse. Je parviens à ne pas tomber mais l'un des seaux m'échappe et se répand par terre alors que le second bascule légèrement et éclabousse le mur et les pieds d'Iris.
Je me retourne vers elle, désemparé. Elle regarde les dégâts, relève un peu plus sa robe en s'écartant.
— Ce que tu peux être maladroit ! s'exclame-t-elle. Regarde ce que tu viens de faire ! Regarde !
Son ton est mauvais. Si elle pouvait me mettre le nez dedans comme elle l'aurait fait à un chien, elle le ferait, j'en suis certain. Je reste droit, silencieux et réfléchis au meilleur moyen de nettoyer tout ça. Sans doute ma magie. Mais il va falloir que j'attende qu'elle parte. Et pendant ce temps, elle me crie dessus. Jusqu'à ce qu'une silhouette nous rejoigne.
— Oh, Votre Altesse !
Un instant, j'espère que c'est Izzy. Mais la voix de la princesse Clarissa répond à la gouvernante :
— Est-ce que tout va bien ? s'enquiert-elle.
— Oui, oui, ce n'est rien, souffle Iris, lasse. Magnus a encore désobéi et va à des endroits où il ne devrait pas mettre les pieds...
Alors ça, c'est très subtil.
Je sens le regard de la princesse Clarissa sur moi, mais je reste tourné vers le mur. Je ne veux même pas deviner l'expression de dégoût qui doit lui couvrir le visage.
— Et comme il est maladroit, continue la gouvernante, il a tout renversé. Magnus, tu as peut-être l'habitude de la saleté mais ce n'est pas le cas des bons habitants de ce palais ! Je ne comprends pas qu'à ton âge, tu n'aies pas encore compris ça ! Est-ce que tu es débile ? Est-ce que tu comprends seulement ce qu'on te dit ? Dois-je demander aux autres serviteurs de te parler avec des mots plus simples pour que tu les comprennes ?
— Non... Non, Madame Iris.
Je ferme les yeux. La présence de la princesse doit la faire exulter.
— À genoux !
Choqué, je regarde la vieille femme qui sourit toujours. Elle tressaille quand mes yeux de chat la fixent.
— Baisse les yeux ! hurle-t-elle. Et mets-toi à genoux devant moi ! Obéis !!
J'ai le réflexe de regarder vers la princesse, comme si j'avais l'espoir qu'elle intervienne. Mais elle reste silencieuse et je finis par faire ce qui m'est demandé, après quelques secondes. Sans doute trop longues pour Iris qui me donne une gifle dès que je suis par terre. Mes doigts se crispent sur mes cuisses, je sens l'eau sale imbiber mon pantalon.
— Maintenant, lèche mes pieds, ordonne Iris de sa voix la plus mauvaise. Tu as sali mes chaussures.
— Qu-quoi ?
— Lèche !
Je serre les dents en me sentant pâlir. Cette fois, c'est trop. Elle va trop loin. J'attrape le linge accroché à ma ceinture et essuie ses chaussures. Il est hors de question que je lui lèche les pieds. Les pas de la princesse repartent dans l'autre sens et, quand le bruit disparaît, je reçois un violent coup au visage. Un coup qui me sonne et je dois poser une main par terre pour ne pas tomber. Iris repose son pied sur le sol.
— Si je dois recommencer à t'apprendre à obéir, je le ferai ! Si je dois te briser, je le ferai ! Mais tu m'obéiras, Magnus ! Je ne laisserai pas un démon n'en faire qu'à sa tête, ici !
Instinctivement, je hoche lentement la tête. Je crois que du sang coule sur ma joue, mais je n'en suis pas certain. Je ne bouge pas, je n'ose pas le faire de crainte qu'elle me frappe à nouveau.
— Maintenant, nettoie le sol ! Quand je repasserai, je veux qu'il n'y ait plus une seule tâche ! C'est compris ?
— Oui, Madame Iris.
Elle repart, le pas rageur, et me laisse seul dans le couloir.
Pendant plusieurs minutes, je reste immobile, à lutter contre mes larmes. Je me sens humilié... Et ce sentiment devient de plus en plus familier avec les jours qui s'écoulent. Je passe vaguement la main sur mon visage pour constater que je saigne, et que ma joue me fait très mal, mais je ne me relève pas.
Ce n'est que quand je me rappelle que n'importe qui peut passer, à n'importe quel moment, que je me reprends. Je récupère les seaux pour les poser au sol et tente de me concentrer pour réparer les dégâts. Les étincelles ne tardent pas à voleter partout autour de moi, l'eau s'assèche d'abord, puis les taches disparaissent. Quand je m'arrête, le couloir est propre, mais moi, je me sens vidé. Et ce n'est malheureusement pas que physique.
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