Chapitre 16
‹ Magnus ›
Au regard qu'Isabelle m'a lancé ce matin, j'ai compris qu'elle a parlé à la princesse Clarissa. Mais je n'ai pas encore croisé la petite rouquine, alors je ne sais toujours pas si elle a réussi à mettre en place toutes les informations. Je n'ai, de toute façon, pas souvent l'occasion de la croiser puisque je suis avec Alexander la plupart du temps et qu'il l'évite autant qu'il peut.
J'ai encore dû quitter ses bras avant l'aurore pour être le premier arrivé dans les cuisines et contenter Iris. Je suis épuisé, je l'avoue, mais aujourd'hui je vais me trouver dans l'obligation de refuser la proposition d'Alexander. Il ne me forcera pas à lui tenir compagnie si je ne le souhaite pas. Le problème, c'est que je ne sais pas quoi inventer comme excuse. De plus, je n'ai pas envie qu'il croie que je ne veux pas passer de temps avec lui. Notre temps est compté, le mariage approche à grands pas. Chaque seconde que je peux glaner en sa compagnie est la chose la plus précieuse que je possède et je ne veux pas qu'il pense que ce n'est pas le cas. Malheureusement, à chaque fois que je me présente à lui dès qu'il le demande et que ce n'est – très honnêtement – pas une nécessité, les insultes d'Iris deviennent plus virulentes encore.
J'ai vaqué à mes occupations toute la matinée, évitant de croiser Alexander et faisant en sorte qu'il ne s'en rende pas compte. Il n'y a qu'une seule fois où il a réussi à m'attirer dans un coin pour que nous passions quelques minutes ensemble. Et ce souvenir me trouble encore terriblement. Je vois une arabesque se former sur ma main que je viens de passer fébrilement sur mes lèvres. Je tire sur ma manche pour la cacher en espérant qu'il n'y en ait pas d'autres sur mon visage. Je ne peux m'empêcher de sourire. Mon prince est le seul à connaître la signification de ces symboles qui apparaissent sur ma peau quand mes pensées commencent à divaguer un peu trop, si bien que je ne m'en fais pas trop quand quelqu'un me fait remarquer que j'ai « quelque chose sur le visage ». Ils m'évitent seulement un peu plus que d'habitude. Qui aurait cru que c'était possible ?
En fin de matinée, certainement pour me faire sauter un repas et que je ne puisse pas retrouver mon prince après le sien, Iris m'a envoyé dans une aile à peine fréquentée du château.
— Il faut vérifier qu'il n'y a pas de travaux à faire avant le retour des beaux jours !
Comme si c'était à un valet de faire ça ! Et je sais pertinemment que ça a été fait en urgence 'avant le retour de l'hiver' puisque c'est déjà moi qu'elle y avait envoyé !
— Chaque pièce doit être nettoyée de fond en comble, qui sait si notre merveilleuse future reine ne va pas choisir l'une de ces chambres pour s'y installer avec Son Altesse Alexander ?
Oui, ce serait quand même dommage qu'il ait son mot à dire sur l'endroit où il va dormir puisqu'il n'a, de toute façon, pas le choix sur la personne avec qui il va devoir partager son lit.
La voix de harpie d'Iris résonne encore dans mes oreilles. À quel point me déteste-t-elle pour éprouver autant de plaisir à m'imaginer préparer la future chambre que l'homme que j'aime partagera avec quelqu'un d'autre que moi ?
— Cela devrait te tenir assez occupé pour t'enlever toutes ces pensées impures ! Je ne veux pas te voir traîner ailleurs dans le château les prochains jours, c'est compris ?
D'accord, elle compte peut-être me faire sauter plus qu'un repas. L'aile est immense. À moi tout seul, ça va, en effet, me prendre plusieurs jours. Et encore, il va falloir que je me serve de ma magie pour aller un peu plus vite. Si elle se montre coopérative.
J'arrive dans l'aile désignée pour être ma besogne des prochains jours quand j'entends du bruit. Bien sûr, un humain n'aurait rien entendu alors j'essaie d'abord d'ignorer ça avant de me rendre compte que cela ressemble à des pleurs. Je dépose mon fardeau dans le couloir et avance jusqu'à la porte derrière laquelle semble se cacher l'intrus. Je frappe doucement avant d'ouvrir, sans attendre de réponse parce que je ne suis pas certain que l'on m'en donnera. Mais cet endroit est censé être désert. Peut-être vais-je trouver une femme de chambre épuisée, ou bien au coeur brisé ? Quoi qu'en pense la gouvernante, Alexander et moi ne sommes pas les seuls amants maudits de ce château.
Je frappe à nouveau sur la porte ouverte, la pièce devant moi paraît vide. Elle est éclairée par la lumière du jour passant par les interstices entre les planches qui obstruent les fenêtres.
— Excusez-moi, soufflé-je doucement. Tout va bien ?
Le silence me répond à nouveau. Je soupire et fais quelques pas jusqu'à dépasser le canapé planté au milieu de la pièce. Une silhouette assise par terre me fait sursauter, et je lui fais le même effet apparemment. Soudain, les yeux verts de la princesse Clarissa se lèvent jusqu'aux miens alors qu'elle pose une main sur sa poitrine pour calmer son cœur.
— Toi ? se contente-t-elle de demander, d'un ton agacé.
— Pardon, Votre Altesse, j'ignorais que vous étiez ici, dis-je en baissant les yeux.
Et à mon avis, personne ne le sait. Je regarde autour de nous, surpris de ne pas entendre de remontrances quant au fait que nos regards se sont croisés. Elle est seule. Ses dames de compagnie n'ont pas l'air d'être ici.
Silence à nouveau. Je me mords la lèvre, mal à l'aise. C'est la première fois que je me retrouve seul avec elle et j'avoue que je redoutais le moment où cela arriverait. Quand les gens me parlent aussi méchamment qu'elle en public, ils sont, en général, encore pire en privé. Comme Iris. J'essaie de prendre sur moi, malgré mon ventre et mon cœur qui se tordent d'appréhension, et je lui demande :
— Est-ce que... vous vous êtes perdue ?
— Tu insinues que je serais assez idiote pour me perdre dans un château ?
— N-non, Votre Altesse, jamais, réponds-je rapidement. Seulement, vous ne seriez pas la première. Cette aile est déserte et fermée en ce moment. Elle n'ouvre qu'au printemps, quand les invités de Leurs Majestés viennent leur rendre visite.
— Je cherchais un endroit calme.
À nouveau, je suis surpris, son ton paraît plus doux. Je l'entends soupirer et elle tend ses jambes. J'aperçois enfin le livre qu'elle tient, avec des fleurs séchées à l'intérieur. Des fleurs que je n'ai jamais vues que dans les livres qu'Alexander me montrait, et qui ne poussent pas à Hazelrune.
— Si Son Altesse a besoin de quoi que ce soit, je serai en face.
Elle reste silencieuse. Je m'apprête à tourner les talons, préférant ne pas éprouver ma chance si elle a décidé qu'aujourd'hui je ne mérite pas qu'elle m'insulte, quand je me souviens qu'elle pleurait. Une nouvelle fois, je regarde son visage et aperçois des traces de larmes sur ses joues. Comme elle doit sentir mon regard, nos yeux se croisent encore. Elle fronce les sourcils avant d'essuyer son visage.
— Ne me regarde pas, démon !
— Pardon, dis-je encore. Mais... Est-ce que vous allez bien ?
Son froncement de sourcils s'accentue et je détourne enfin le regard. Je comprends qu'elle doute que je m'inquiète vraiment. Pourtant... Pourtant c'est le cas. Je m'inquiète pour la fiancée de mon amant, de mon amour. Elle ne répond pas. Pour la première fois, je la trouve farouche et j'avoue que ça la rend plus accessible, étonnamment. Je n'ai jamais su m'entendre avec les personnes qui suivent les règles à la lettre.
Mon regard se pose à nouveau sur les fleurs séchées qu'elle effleure doucement du bout des doigts. Je finis par réaliser que ce sont des fleurs de son royaume. Puisque nous sommes en hiver, elle n'a sûrement pas eu d'autre moyen de les conserver.
Mû par je-ne-sais quelle pulsion, je m'approche de la princesse et tends ma main au-dessus des fleurs, sans réfléchir. À la seconde où elle voit les étincelles bleues apparaître, elle crie et me repousse sans doute aussi violemment qu'elle le peut. Alors que je tombe, elle s'éloigne de moi en rampant presque, laissant son livre et les fleurs entre nous. Sans rien dire, je tends à nouveau la main pour rendre aux plantes leur beauté. La princesse hoquette de surprise en voyant les trois bourgeons bleus s'ouvrir doucement.
— Ce sont des gentianes, n'est-ce pas ? demandé-je en me relevant. C'est la première fois que j'en vois.
— C-comment as-tu fait ?
Elle s'approche et attrape l'une des fleurs entre ses doigts. Elle la porte à son visage et inspire longuement son parfum. Instantanément, je la vois se relaxer et une larme lui échappe à nouveau. Je décide de prendre finalement congé et réitère mon offre :
— Si Son Altesse a besoin de quoi que ce soit, je serai en face.
Je m'incline et ressors de la pièce pour la laisser à ses émotions. Elle doit avoir le mal du pays. Je sais que je risque sûrement de me faire sermonner par Iris, plus tard, si la princesse parle de ce que je viens de faire, mais... Ah ! Pouvais-je la laisser comme ça ? On ne devrait jamais laisser quelqu'un pleurer seul.
‹ Alexander ›
Foutu devoir ! Je dois maintenant me rendre au temple pour rencontrer la grande prêtresse qui nous mariera. Puisque Magnus n'est pas disponible aujourd'hui, je n'ai plus vraiment le choix. J'ai procrastiné longtemps, mais il va bien falloir me rendre à l'évidence que Clarissa deviendra bien trop rapidement mon épouse. D'ailleurs, ma mère la cherche depuis des heures. Même ses dames de compagnie ignorent où elle se trouve. Une idée cruelle me vient en tête. Et si la princesse s'était noyée en s'approchant trop près du lac ? La glace est fragile et cela m'arrangerait réellement. En me dirigeant vers ma destination, je jette un œil vers l'étendue d'eau, espérant apercevoir une touffe orange qui y flotterait.
Mais non, tout semble très normal.
Je me focalise donc sur ma visite que j'ai repoussée. L'endroit est majestueux. Je me demande comment le temple a été fabriqué. Les colonnes sont immenses, se perdant presque dans les nuages. Elles sont gravées avec délicatesse de plusieurs arabesques. Je n'avais jamais remarqué les motifs avant aujourd'hui. On dirait presque ceux qui recouvrent Magnus quand nous ne sommes que tous les deux, à nous aimer. Je l'imagine devant moi, dans son plus simple appareil.
C'est incroyable comme je peux tout associer à mon amant.
Pour accéder à la demeure de Natë, une vingtaine de marches me séparent de la porte que je grimpe sans aucune vigueur. Pourquoi en aurais-je si cela me rapproche de ma prison conjugale ?
À l'intérieur, tout est d'une pureté étincelante. Ce temple est majestueux par sa grandeur, mais aussi par sa blancheur immaculée. L'allée déserte m'indique que les fidèles sont tous repartis. Mes pas résonnent sur le marbre blanc, ce qui éveille l'attention de la grande prêtresse qui lisait tranquillement l'un des nombreux fascicules écrits sur Natë.
— Bonjour, Votre Altesse. Je commençais à m'imaginer que je ne vous verrais pas avant le mariage, m'accueille la petite femme avec un sourire bienveillant.
— Désolé de vous avoir fait si longtemps attendre, prêtresse Grey. J'espère que votre épouse se porte bien.
— C'est très gentil de prendre de ses nouvelles. Effectivement, elle a énormément d'énergie en ce moment. Elle me dit sans arrêt qu'elle ressent de grands changements à venir.
— Un mariage princier est quand même un grand événement, ris-je avec elle.
— Oui, j'imagine que c'est ce qui la tient aussi surexcitée. Dot ne ferme presque plus l'œil de la nuit et pourtant, elle apprécie normalement se reposer. Je me demande parfois si elle n'a pas un don de voyance.
— Ce ne serait pas la première ! On nous a rapporté plusieurs visions pendant notre périple au royaume de Valmore. Si cela n'avait été de ces prémonitions, nous aurions probablement perdu encore plus de nos vaillants soldats. Présentez-lui mes salutations et qu'elle n'hésite pas à nous rendre visite si sa clairvoyance se manifeste.
— Je n'y manquerai pas, mon prince. Mais dites-moi donc, qu'avez-vous fait de notre Magnus ? Je crois bien que c'est la première fois que je vous vois sans lui.
— Les préparatifs du mariage accaparent beaucoup de son temps. Madame Rouse ne lui laisse aucun répit.
— Je me souviens encore quand ce prêtre est venu nous supplier de le prendre sous notre aile, raconte-t-elle, pensive. Je suis heureuse qu'il ait pu trouver un maître aussi aimable que vous. Ce pauvre garçon n'a jamais eu de chance.
Je hoche lentement la tête pour confirmer ses dires. Peut-être n'a-t-il pas eu de chance, mais moi, oui. L'avoir à mes côtés a toujours été une évidence jusqu'à ce jour fatidique.
— Qui n'a jamais eu de chance ? demande une voix fluette derrière mon dos.
Ma fiancée n'a pas sombré au lac, malheureusement. Je me crispe instinctivement puis lui fais face. Elle ne semble pas trop en colère contre moi. Je me demande bien pourquoi d'ailleurs. Izzy a fait son éducation, donc elle est supposée comprendre ce qui se passe entre Magnus et moi. Mais au lieu de cela, elle est simplement curieuse.
— Votre Altesse, salue notre prêtresse, je me préoccupais de Magnus, le valet de votre fiancé.
— Oui, je vois, répond la rousse avec sérieux. Je l'ai croisé dans l'une des ailes désertes du palais. Madame Rouse lui fait mettre de l'ordre pour l'arrivée du printemps.
Je cache mal mon émoi. Mon amant m'a menti, prétextant qu'on avait besoin de lui en cuisine pour préparer les victuailles qui seront servies lors du festin organisé pour nos épousailles. Pourquoi ne m'a-t-il pas dit la vérité ?
— Évidemment, concède la prêtresse.
— Vous avez vraiment vu Magnus ? questionné-je avec empressement.
— Votre... valet y est depuis la fin de la matinée. Bien sûr que je l'ai vu. Il en aura pour des jours si Madame Rouse ne lui assigne pas d'autres domestiques pour l'aider.
— Mais ça ne fait pas partie de ses attributions ! explosé-je. Il doit veiller à mes bons soins et aux cuisines.
— Oui, j'imagine que vous avez atrocement besoin de ses services, contre ma fiancée avec un rictus de dégoût.
Alors, elle a compris. Son discours est voilé de sous-entendus qui, bien sûr, sont tout à fait véridiques. Je penche la tête pour ne pas croiser son regard sans aucun doute dur et froid.
— Comment est-ce arrivé qu'un démon puisse devenir votre serviteur ? A-t-il usé de ses pouvoirs pour vous envoûter ?
— Magnus n'est pas un démon, le défends-je avec tout l'amour que je lui porte. Sa pureté d'âme est aussi magnifique que l'endroit où nous nous trouvons. Vous pouvez me détester, mais je vous interdis de l'insulter.
— N'avez-vous jamais entendu parler des démons aux yeux de chat ? Notre royaume est rempli d'histoires horribles à leur sujet. Selon nos légendes, on les croyait éteints depuis des siècles.
— Si c'était vrai, croyez-vous que notre peuple n'en saurait rien ? Prenez notre légende pour faire peur aux enfants. Cela les invite seulement à se méfier des gens qui pourraient être mal intentionnés. Il est certain que vos légendes ont un objectif similaire.
— Qu'est-ce qui vous fait croire que Magnus n'est pas un démon ? Il a toutes les caractéristiques dont on les a affublés : magie noire et yeux de chat.
— Il ne pratique pas la magie noire.
— Et que dîtes-vous des cornes que Madame Rouse a porté pendant quelques jours ?
— Mon valet ne contrôle pas sa magie. Son peuple, les elfes, l'a abandonné alors qu'il n'était encore qu'un jeune bambin. Je reconnais que ses pouvoirs se manifestent parfois quand il a un trop-plein d'émotions, mais il faut comprendre qu'il n'a jamais été guidé ou formé par l'un de ses congénères. D'autre part, il est capable de faire de jolies choses quand la nature est impliquée.
— Je suis bien d'accord avec le prince, appuie notre prêtresse. C'est toujours lui qui vient enjoliver notre temple. Il est en harmonie avec la nature.
— Je... Je suis sceptique, répond faiblement la princesse, mais j'aimerais bien vous croire. Je dois avouer qu'il m'a fait un joli cadeau ce matin en ramenant à la vie quelques-unes de mes fleurs séchées.
Clarissa finit par me regarder avec une larme au coin de l'œil. Elle soupire puis me prend le coude.
— Je vais faire des efforts pour tenter de l'apprécier. J'imagine que s'il était si dangereux, vous l'auriez chassé du château depuis longtemps.
— Il n'a juste pas eu de chance, répété-je, avec l'espoir qu'elle essaie réellement d'apprécier mon amant.
— Détrompez-vous, Alexander. Il a la chance d'être aimé au moins d'une personne. Ce n'est pas le cas de tous, finit-elle par lâcher dans un murmure.
La petite rousse semble si vulnérable en prononçant ces dernières paroles. On dirait qu'elle n'a pas eu la vie facile de son côté. Peut-être que sa belle-mère a voulu se débarrasser d'elle et qu'elle est aussi sadique que les rumeurs le colportent. La forcer à se marier à un ennemi juré, ne serait-ce pas une superbe façon de détruire la vie de sa belle-fille ?
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