Chapitre 1
An 981
Des pas enfantins résonnent dans les grands arbres de la Forêt de Lenora, sur les passerelles du village elfique d'Hyolean qui vibrent légèrement. Un petit être court maladroitement, suivi par sa mère qui le supplie encore et encore de faire attention. Âgé d'un peu plus de deux ans, il a l'habitude de se déplacer dans les hauteurs et, comme les grands, a décidé de se mettre à courir. Ses rires redoublent en entendant les appels de sa mère mais il finit par arriver devant le chef du village qui le regarde, poings sur les hanches et sourcils légèrement froncés, cachant mal son hilarité. Le bambin fait aussitôt demi-tour pour échapper aux bras de son père qui se referment néanmoins sur lui. La mère les rejoint en se mettant à rire à son tour. Cette image la rend tellement heureuse, voir son enfant dans les bras de ce père si bienveillant et aimant. Le rire de son fils fait tourner les têtes des autres elfes qui ne peuvent s'empêcher de sourire aussi. Ce petit rayon de soleil est précieux, pour tous, à Hyolean.
La jeune famille s'enlace puis le petit être se retrouve à nouveau sur ses pieds maladroits, la main dans celle de sa mère. Tranquillement, ils se dirigent tous les deux vers la sortie d'Hyolean. Avant de passer la barrière magique qui les dissimule, la ravissante elfe se retourne vers son partenaire qui leur envoie un baiser tout en criant de faire bien attention. C'est vrai, Lenora peut se montrer sauvage, mais l'elfe est habituée. Régulièrement, elle sort à la recherche d'herbes médicinales, de champignons ou simplement pour faire une promenade. Mais il est rare qu'ils ne sortent que tous les deux, alors cette fois, elle en profite.
L'elfe est gracieuse. Dans sa robe verte ornée de voiles, elle semble presque flotter lorsqu'elle saute au-dessus des ruisseaux. Elle doit s'éloigner un peu plus loin que d'habitude pour trouver certaines herbes, mais elle n'est pas inquiète. Les visites sont peu fréquentes à Lenora.
Arrivée à son coin préféré, elle commence sa cueillette et surveille son fils du coin de l'œil. Étonnement, il est sagement assis et joue avec des fleurs, passant ses doigts dans les tiges comme on passe ses doigts dans les cheveux d'un être cher. Délicatement, tendrement, pour ne pas les abîmer. Au milieu des herbes médicinales, elle trouve quelques plants de menthe et elle sourit avant d'en arracher quelques feuilles pour les faire goûter au petit. Concentrée, elle n'entend pas tout de suite les bruits de pas précipités. C'est le cri de surprise de l'enfant qui la fait se redresser et là, devant elle : un humain.
Elle recule d'un bond vers son fils, renversant son panier dans le mouvement. Mais l'homme tend une main ensanglantée vers elle avant de la tendre vers la forêt.
— Aidez-moi...
Elle fronce les sourcils, sans comprendre. Il se laisse tomber à genoux, la suppliant du regard.
— Ils arrivent...
Ses mots, dans la langue des humains, ne veulent rien dire pour elle, contrairement aux cris dans la forêt. Il n'est pas seul et ils arrivent vite. Trop vite. Son regard descend sur l'enfant apeuré à ses pieds. Il est trop tard pour fuir. Si elle était seule, elle essaierait de les semer avant de rentrer, mais avec le bambin, elle n'y arriverait pas et elle ne peut pas l'abandonner. En courageuse guerrière, elle attrape l'arc dans son dos ainsi qu'une flèche qu'elle encoche. Ses yeux perçants voient loin, ils voient même clairement, et elle tue un premier homme alors que le soldat derrière elle se jette au sol, de peur d'être sa prochaine cible.
Les hommes courent encore et hurlent de plus belle à la mort brusque de leur compagnon. Elle tire une seconde flèche. Puis une troisième. Deux autres morts. Mais elle n'avait pas prévu de se battre, il ne lui reste déjà plus qu'une seule flèche. Et deux assaillants.
Tandis que l'enfant curieux s'approche de l'humain toujours couché par terre, l'elfe commence à s'affoler. Elle lui ordonne de rester à l'écart. Il obéit et l'homme la regarde. Cette fois, c'est lui qui ne comprend pas. Elle se retourne vers les ennemis qui ne sont plus qu'à quelques mètres. L'elfe décoche sa dernière flèche, lâche son arc et attrape l'épée pendue à la ceinture du soldat pour s'interposer entre le dernier ennemi et son enfant, sa chair. Elle doit le protéger. S'il le faut, elle le fera au prix de sa vie.
Et c'est ce qui arrive. Alors qu'elle plante l'épée dans le cœur de son adversaire, celui-ci lui tranche l'abdomen. Ils tombent en même temps, l'elfe se retrouve le visage dans la mousse verte. Le silence s'abat durant, ce qui semble au soldat, de longs instants. Il regarde les guerriers valmoriens qui étaient à sa poursuite. Morts.
Quand l'enfant se met à hurler, il sursaute. Le petit être se précipite vers le corps de sa mère, il s'agenouille près de sa tête et croise son regard. Elle lui parle calmement, le soldat ne comprend toujours pas et de grosses larmes se mettent à rouler sur les joues du bambin, effrayé par le sang qui se répand sous le corps de celle qui l'aime plus que tout. L'humain s'approche pour aider sa sauveuse à se mettre sur le dos et observer sa blessure. La plaie est béante, il ne peut rien faire pour elle. Il s'agenouille alors près de l'enfant. L'elfe lui parle. Son ton est suppliant, mais l'homme est désoeuvré.
— Je ne comprends pas. Pardon, je ne comprends pas.
Elle répète en articulant plus lentement mais, ne voyant que l'incompréhension dans les yeux du soldat, elle se met à pleurer. Serrant les dents de douleur, elle se force à se redresser pour pouvoir s'asseoir et elle attire l'enfant dans ses bras. Agonisante, elle tente de le consoler. Durant ses dernières minutes, elle chante pour son bébé.
Puis, tout redevient silencieux alors que son corps s'écroule à nouveau. Même la forêt se tait. Et sous les yeux du soldat qui peine à croire qu'il n'est pas en train d'halluciner, une lumière pâle se détache du corps de l'elfe et s'élève lentement. L'enfant pleure, crie, tend ses mains vers l'apparition éthérée, jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans les frondaisons de Lenora.
Il ne faut qu'une seconde de plus au soldat pour prendre sa décision. Il chuchote pour attirer l'attention de l'enfant qui lève vers lui des yeux ambrés à la pupille fendue. Des yeux de chat. L'humain sursaute mais se penche pour l'attraper.
— Ne t'en fais pas, bonhomme. Je vais t'emmener quelque part où on s'occupera de toi.
L'enfant se débat, tendant les bras vers la forêt alors que l'homme s'éloigne sur le chemin. De nombreuses questions tournent dans la tête du soldat, mais une revient le plus souvent : quels sont ces yeux ? Il a beaucoup voyagé mais il n'a jamais rencontré de créature avec de tels orbes. Beaux et effrayants à la fois. Peut-être est-ce un enfant maudit, mais sa mère a donné sa vie pour sauver un inconnu, alors il lui doit bien de protéger cette petite chose sans défense.
An 999
‹ Magnus ›
— Magnus, dépêches-toi ! Ils attendent !
— Oui, oui, j'y vais !
Je me mords la lèvre. Mon ton légèrement excédé m'attire le regard noir de la gouvernante. Elle croise les bras sur sa maigre poitrine et pince ses lèvres trop fines. Je n'ai jamais aimé cette femme, sans doute à cause des nombreux coups dont elle m'a gratifié pour faire mon « éducation » quand je suis arrivé au château, il y a douze ans. Heureusement, ça n'a duré que quelques mois. Jusqu'à ce que le prince décide qu'il me voulait à son service. C'était ridicule. Nous avons sensiblement le même âge et aucun de nous ne savait ce que j'étais censé faire, mais nous nous amusions.
Ah... Je sens mon cœur qui se serre rien qu'à penser à lui. Je baisse les yeux pour ne pas laisser croire à cette mégère que la peine dans mes yeux est causée par elle. J'attrape le plateau d'argent sur lequel sont posées les assiettes pleines de soupe chaude, mais la gouvernante reste devant la porte pour m'empêcher de sortir. J'ai envie de lui dire de se pousser mais je me retiens. J'arrive à être poli et respectueux avec les autres, que ce soit les serviteurs ou, évidemment, les habitants du château et leurs invités. En revanche, avec la gouvernante, c'est beaucoup plus difficile. Mais je vais me faire battre si elle se plaint encore de mon comportement. Elle s'en donne à coeur joie depuis que je suis revenu sous ses ordres, il y a environ deux ans.
Je relève les yeux vers elle, une seconde, et vois son expression changer quand nos regards se croisent. Sur son visage, c'est maintenant un dégoût flagrant qui se lit. Elle me déteste, je la dégoûte parce que je suis différent. Avec mes yeux de chat et mes oreilles pointues, je suis presque un paria chez les serviteurs. Mais ce pour quoi ils me détestent le plus, c'est l'affection que le prince Alexander me porte. Ou qu'il me portait jusqu'à ce qu'il parte à la guerre. Et depuis, il n'y a pas un jour où elle n'essaie pas de me remettre face à sa réalité.
— Cela fait deux ans, maintenant, il serait temps que tu apprennes où est ta place. S'il revient un jour, il ne fera plus attention à toi. Tu n'es qu'un serviteur et, lui, il sera un héros.
Cette fois, c'est l'intérieur de ma joue que je dois mordre pour continuer à me taire. Comment ça « s'il revient un jour » ? Bien sûr qu'il reviendra ! Il me l'a promis.
Heureuse de ma réaction, sans doute, elle s'écarte d'un pas pour me laisser passer et je file dans le couloir. Si la reine ou Isabelle savaient ce qu'elle ose dire, c'est elle qui serait punie. Je devrais le dire. Parfois, j'hésite à le faire. Mais je ne suis pas comme ça et elle le sait. Elle en profite.
Je me dirige rapidement vers la salle à manger pour servir mes maîtres. Comme d'habitude, la seule qui m'accorde un regard c'est la princesse et je fais mine de l'ignorer pour que la reine Maryse ne me fasse pas de reproche. Elle, aussi, voit d'un mauvais œil que l'on soit proches. Je crois qu'elle pense que j'ai une mauvaise influence sur Isabelle.
Depuis le départ d'Alexander et de Jace, le chef de la garde et fils adoptif de nos souverains, Isabelle et moi passons beaucoup de temps ensemble. Bien sûr, c'était le cas aussi avant mais, je l'avoue, mon attention était davantage concentrée sur le prince. Depuis deux ans, je suis le confident d'Isabelle et aussi son protecteur, à la demande d'Alexander. Ce qui explique que je me fasse réprimander régulièrement car je me débrouille pour qu'elle passe entre les gouttes quand on se fait prendre. C'est qu'elle aime bien faire des blagues. Surtout au conseiller Lorenzo, et il ne le prend jamais bien.
Je dépose le plateau sur la desserte contre le mur puis j'amène les assiettes. Oui, la seule à me regarder est Isabelle. La reine m'évite autant qu'elle le peut, comme elle l'a toujours fait depuis mon arrivée. Et Lorenzo fait comme si je n'étais pas là. Mais ce n'est pas propre à moi, c'est parce que je suis un serviteur, nous n'avons aucune importance à ses yeux. Si nous n'étions pas là, d'autres viendraient nous remplacer et ça ne changerait rien à sa vie.
Quand je me retrouve à côté d'Isabelle, elle pose sa main sur la mienne. Je me crispe, surpris et mal à l'aise. Instinctivement, je regarde sa mère pour m'assurer qu'elle ne nous transperce pas de son regard sombre. Ce n'est pas le cas et je regarde alors la princesse.
— Tu y vas, ce soir ? murmure-t-elle.
— Oui, je pars dès que le repas est terminé.
— J'ai fait préparer Solstice et dit au garçon d'écurie de te laisser partir avec elle.
— Quoi ? Mais...
— Suffit !
Je fronce les sourcils et me redresse. Je n'aime pas quand elle me parle comme ça, même si je sais qu'elle le fait pour éviter d'attirer l'attention de sa mère.
— Bien, Votre Altesse.
Je ressors de la salle à manger en silence et retourne à la cuisine. Le repas est court maintenant qu'ils ne sont plus que trois. La reine désespère de voir rentrer le roi et ses fils alors il n'y a plus autant d'invités qu'auparavant. La plupart du temps, j'essaie de ne pas trop y penser. En tout cas, pas quand je suis en service : ce qui correspond à la période allant d'une heure avant le lever des maîtres jusqu'à leur coucher.
Depuis quelques semaines, l'hiver est arrivé et les jours sont plus courts, ils vont donc se coucher plus tôt. Ça a toujours été ma saison préférée. Pas parce que je travaillais moins, mais parce que je pouvais passer plus de temps avec Alexander sans que la gouvernante ou l'intendant ne vienne me donner des tâches supplémentaires. Même si j'étais le serviteur d'Alexander, ça ne les empêchait pas de me donner des ordres pour m'éloigner de lui. Mais lorsqu'il faisait nuit, nous allions nous cacher pour que personne ne nous dérange. J'aimais cette enfance insouciante. Je déteste être devenu un adulte et avoir dû le laisser partir. Et je vis avec la peur que plus rien ne soit jamais comme avant. C'est une torture, plus violente de jour en jour.
Alors, il y a quelques mois, j'ai décidé d'aller jusqu'à la forêt de Lenora pour attendre le retour des troupes. C'est futile et j'ai dû trouver différentes excuses pour qu'on me laisse partir avec un cheval, mais parfois je n'arrive même plus à dormir tellement j'angoisse. Partir à sa rencontre m'aide un peu. Quand je reviens de Lenora, je me sens rassuré et confiant. Le voyage est long, néanmoins, et il me faut plusieurs heures à cheval pour m'y rendre. Heureusement que je suis bon cavalier.
Une fois le repas terminé, je monte dans ma chambre avant que la gouvernante essaie de me faire perdre un peu plus de temps. J'enfile des vêtements de voyage et une cape bien chaude, puis j'attrape la dague qu'Alexander m'a offerte. J'aurais préféré une épée, mais il a toujours refusé que je sache la manier, de peur que je devienne un guerrier et que je m'engage à ses côtés. Il me connait bien.
Je redescends aux écuries et dois faire face au regard suspicieux du serviteur. Solstice est une licorne. Et comme toutes les licornes, elle n'apprécie pas beaucoup les hommes. Pourtant, je n'ai jamais eu de problème avec elle, au point de pouvoir même la monter. Me prêter Solstice est un acte fou, Isabelle le sait bien, mais c'est une bonne amie. Les licornes sont bien plus rapides et endurantes. Avec Solstice, il me faudra environ deux heures pour être à Lenora.
L'animal est harnaché quand j'arrive, je n'ai plus qu'à la mener jusqu'à l'extérieur en lui parlant gentiment. Je la flatte, caressant sa magnifique robe argent tachetée de noir. Ses yeux bleus luisent presque dans la nuit. Un peu comme les miens. J'embrasse son museau avant de grimper lestement sur son dos. Je suis agile, j'imagine que je dois ça à ma nature d'elfe. Des étincelles s'allument au bout de mes doigts quand j'attrape les rennes, je sursaute et les lâche pour ne pas effrayer Solstice, mais elle semble toujours aussi calme. C'est bien la seule. Mon cœur bat à cent à l'heure et le garçon d'écurie se cache derrière la porte. Oh, tout le monde est habitué à mes étincelles, ça m'arrive depuis que je suis gamin. Je sais que les elfes sont des êtres dotés de magie mais je n'ai jamais réussi à contrôler la mienne et on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Cette fois, rien. Je soupire, rassuré, et reprends les rênes de la licorne. J'ouvre la bouche mais je n'ai pas besoin de parler, Solstice se cabre et part au galop.
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