Scène XI
Cette fois, c'était l'inquiétude qui portait le maire lorsqu'il frappa à la porte de l'appartement de l'inspecteur.
L'inspecteur n'était pas là !
M. Madeleine, par acquit de conscience, interrogea la logeuse du policier. L'inspecteur Javert était parti un peu plus tôt. Il avait pris la diligence pour Arras. Une affaire à régler, avait-il dit.
« Avait-il l'air étrange en partant, madame ?, demanda M. Madeleine.
- Non, il était identique à lui-même... Raide comme un coup de trique ! »
Un sourire moqueur puis la femme ajouta, songeuse :
« Mais maintenant que vous le dites, il y a une chose bizarre, c'est vrai. En partant, l'inspecteur m'a dit qu'il avait une « dernière affaire à régler ». Une dernière ? Qu'avait voulu dire l'inspecteur ? »
La soif de ragot faisait briller les yeux de la vieille bavarde. Javert démissionnait ? Il était renvoyé ?
« Oui, une dernière affaire avant de pouvoir enfin se reposer, asséna sèchement le maire. L'inspecteur est un homme fatigué.
- Se reposer ? Je n'ai jamais vu l'inspecteur se reposer !
- Je lui ai ordonné de prendre quelques jours de congé. Cela ne lui a pas plu.
- J'imagine bien, » sourit la vieille femme.
Voilà pour les ragots et cela allait donner un peu de temps pour régler toutes ces affaires : Fantine, Cosette, Champmathieu, Javert... Surtout Javert !
Maître Scaufflaire loua son tilbury attelé à son petit Boulonnais blanc. Une bête pleine de vie. La somme que versa le maire pour le cheval et sa voiture frisait l'inconséquence mais M. Madeleine était pressé.
Il devait à tout prix arriver à Arras, si ce n'est avant Javert, que ce soit en même temps.
Valjean vivait une tempête d'émotions, toutes contradictoires qui faisaient battre son cœur comme un tambour de guerre. Que voulait faire Javert ?
Témoigner pour Champmathieu, c'était certain. Sauver l'homme des galères semblait sûr car Javert était un homme d'honneur. Et après ?
Valjean ne comprenait pas !
Embrasser l'inspecteur avait été si imprudent, lui montrer ses cicatrices était un acte irréfléchi commis dans le feu de l'action. Javert aurait pu l'arrêter sur le champ, utiliser son beau pistolet d'officier et l'emmener au poste.
Javert l'avait embrassé et s'était laissé embrasser. Il l'avait permis.
Mais il aurait pu revenir avec ses hommes pour procéder à l'arrestation du maire, ancien forçat. Qu'est-ce que la parole d'un tel homme aurait fait contre celle d'un officier des forces de l'ordre ? Jamais on aurait cru le maire expliquant à tout le monde que le chef de la police de Montreuil-Sur-Mer était une femme.
Au mieux, on se serait moqué de lui, au pire, on l'aurait frappé pour le faire taire.
Et Javert n'avait rien fait. Il était parti, comme convenu, pour Arras.
Que voulait faire Javert ?
Se rendre ? Ce serait ridicule ! Pourquoi ?
Arrêter le maire aurait été la seule solution raisonnable. Valjean se torturait l'esprit à chaque étape durant laquelle il devait laisser souffler le cheval, comme lui avait expliqué Maître Scaufflaire. Hesdin, Saint-Pol, Arras... Des problèmes avec la voiture, une roue brisée... Du temps perdu... Un voyage maudit...
Valjean arriva à huit heures du soir à Arras. Il utilisa le renom de M. Madeleine et se fit admettre dans la Cour d'Assises. La salle du tribunal était bondée.
Où en était l'affaire ?
Elle n'était pas terminée ?
Tout le monde semblait en plein désarroi. Le procureur tempêtait et Madeleine l'entendit.
« C'est inacceptable ! Il faut casser cet officier ! Pour qui se prend-il ?
- Ce fut une remarquable plaidoirie, maître, sourit le juge, espiègle.
- Changer son témoignage à la dernière minute ! Inacceptable !, répéta le procureur.
- Il s'est excusé, maître. Il est parti réclamer sa mise à pied.
- Des paroles en l'air ! Nous voilà bien attrapés ! »
Le juge riait, amusé par la colère pleine de vexation du procureur. Le public rit aussi. Ce qui irrita encore davantage l'homme vêtu de la robe rouge du procureur.
M. Madeleine, ne comprenant pas tout, se pencha vers un gendarme non loin.
« Où en est-on de l'affaire Champmathieu ?
- L'homme a été innocenté, monsieur.
- Dieu du Ciel ! Comment cela ?
- C'est l'inspecteur qui devait témoigner. Ce nommé Javert. Il est revenu sur sa déposition. Il a expliqué qu'il ne pouvait pas être fiable. Lui-même avait cru tenir Jean Valjean.
- Tenir Jean Valjean ?
- Champmathieu était ici plus pour une affaire d'identité que de vol de pommes, monsieur. On pensait tenir un forçat récidiviste, monsieur. Un dénommé Jean Valjean. Il a été reconnu par des forçats.
- Et le policier ?
- Il a formellement reconnu Jean Valjean la première fois, monsieur. Et là, il a dit que ce n'était pas lui. Car lui-même avait trouvé un Jean Valjean. Cocasse, non ? »
Le gendarme aussi trouvait la farce drôle.
« Deux Jean Valjean, cela fait beaucoup, n'est-ce-pas ? »
Valjean sentait une sueur froide dégouliner dans son dos lorsqu'il posa la prochaine question, indispensable.
« Et maintenant ? L'inspecteur est parti chercher son Valjean ?
- Non, monsieur, sourit le gendarme. L'inspecteur est un jobard. Il a avoué s'être trompé une fois encore. Il a demandé qu'on l'excuse et a exigé la libération de Champmathieu.
- Comment a-t-il prouvé l'innocence de Champmathieu ?
- En prouvant simplement que l'homme ne portait pas les cicatrices que tout condamné à dix-neuf ans de galère devrait porter.
- Les cicatrices ?
- Champmathieu n'a jamais eu à porter le double collier de fer, Valjean oui. C'était un homme sauvage et dangereux. Dix-neuf ans de collier et de boulet, cela laisse des marques que Champmathieu n'avait pas.
- Bien vu.
- Dommage que l'inspecteur n'y ait pas pensé avant. Il a brisé sa carrière aujourd'hui.
- Il a sauvé la vie d'un homme !, » rétorqua brutalement le maire de Montreuil.
Le gendarme renifla avec dédain. Un voleur de pommes !
« Et l'autre Jean Valjean ?, reprit impatiemment M. Madeleine.
- Même erreur manifestement. L'inspecteur est parti s'en charger.
- S'en charger ? »
La peur monta d'un coup, provoquant une accélération fulgurante du cœur de l'ancien forçat.
« Demander sa démission à Paris, j'imagine. A sa décharge, on peut dire que l'inspecteur semble vraiment désolé. C'est un homme d'honneur ! »
Et avant que le gendarme ne s'intéresse de trop près à lui, un inconnu posant tellement de questions sur un collègue, Valjean s'éloigna prudemment.
Un homme d'honneur !
Merde pour l'honneur !
Javert avait réussi à lui filer entre les doigts !
M. Madeleine se fit reconnaître du juge et demanda une confirmation pour les propos du gendarme. Le juge, heureux de parler avec le célèbre M. Madeleine, confirma tout. L'homme, Champmathieu, avait déjà été libéré, les trois forçats, ramenés à leur cellule, étaient revenus eux aussi sur leur déposition.
Devant la surprise affichée par M. Madeleine, le juge expliqua gentiment :
« Vous voyez, monsieur le maire. Si le policier n'avait rien dit, ils auraient poursuivi dans leurs élucubrations, mais comme l'uniforme a changé sa déposition, par la force d'habitude, ils ont imité l'autorité.
- Où est l'inspecteur ? »
L'inspecteur avait été renvoyé au diable.
Nul ne savait où Javert s'en était allé.
L'affaire Jean Valjean-Champmathieu était close.
Il faisait nuit noire.
Que faire ?
Valjean se sentait étourdi lorsqu'il retrouva l'extérieur. Il n'avait pas dormi, ni mangé depuis des heures, il avait conduit le tilbury, il avait eu tellement peur. Pour tout !
L'angoisse ne le quittait pas, elle changeait juste de sens. Il n'avait plus peur pour lui, pour le dénommé Champmathieu ou pour le bagne, il n'avait peur que pour Javert.
Il avait raté Javert de peu en fait, sans la roue peut-être aurait-il pu le voir ?
Valjean se secoua et retrouva l'auberge où il était descendu.
« Quand part la diligence pour Paris ?, demanda-t-il au patron.
- Elle est partie depuis longtemps.
- Je dois aller à Paris sur le champ. Je ne peux pas m'y rendre avec le tilbury et le cheval... Ce serait imprudent pour le cheval...
- Il y a une solution, monsieur. »
Enfin ? Son voyage avait été assez difficile comme cela.
« Il y a un transporteur de poissons. La marée doit arriver à Paris le plus tôt possible. Il est dix heures, l'homme m'a dit qu'il partait à cette heure-là.
- La marée depuis Arras ?
- L'homme a une fille qui habite la ville. Il fait le détour de temps en temps.
- Où est-il ? »
On indiqua où il était. Valjean s'attabla et mangea un dîner rapide avant de rejoindre le transporteur de poissons.
L'homme était sur une place de la ville, en train de préparer ses chevaux. Il travaillait à la lumière d'une lanterne posée sur le sol et éclairant la scène d'une lueur fantomatique. Il ne fut pas surpris de voir arriver un passager impromptu. On négocia le prix et Valjean se retrouva assis au côté du cocher dans un chariot lourdement chargé, transporté au galop de quatre forts Boulonnais.
La marée devait arriver tôt. L'homme raconta sa vie de routier et ses histoires de chevaux eurent raison de M. Madeleine. Valjean s'endormit au côté du conducteur...
On le réveilla dans Paris, près de la grande place du marché aux poissons. Le jour était levé, mais il était encore tôt. L'homme était fier de ses bêtes.
Valjean s'étira et bâilla.
« Quelle heure est-il ?
- Sept heures. Bien roulé, non ?
- Vos chevaux sont incroyables !, admit Valjean en souriant.
- Non, ils sont entraînés et je ne les pousse jamais à bout. On s'arrête, on souffle, on repart. Et de l'avoine pour la vigueur. »
Comme ce que Maître Scaufflaire avait recommandé à M. Madeleine ! Le maire se félicita d'avoir payé grassement l'aubergiste pour l'entretien et la garde du cheval et du tilbury.
Valjean descendit du véhicule, fatigué et affamé. Il devait aller à la Préfecture de Police.
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