Chapitre 47
Mon plan ne rebuta pas mes conseillers. J'avais patienté une longue semaine avant de finalement leur en parler. Pour l'instant, je le gardais « entre Seelies ». Je ne parvenais pas à savoir où en était Nahl dans son deuil. Nous n'avions pas réellement parlé depuis ce jour-là. J'ignorais quoi dire ou quoi faire.
Je n'étais pas douée pour affronter mes émotions. Je préférais les oublier et les laisser s'effacer. Au bout d'un moment, ne plus m'intéresser à mes propres émotions était devenu une habitude, un mécanisme qui faisait partie de moi. Je souffrais dans l'instant mais, ensuite, je les repoussais le plus loin possible. Je ne les oubliais pas mais je ne les subissais pas dès le moment où j'ouvrais les yeux.
C'était une immense différence entre mon frère et moi. Lui vivait pleinement ses émotions. Il les endurait chaque seconde jusqu'à ce qu'elles se calment. Il avait une force que je n'avais pas en moi. Autant je pouvais passer mes journées à me battre ou à planifier une bataille, autant affronter mon deuil n'était pas quelque chose que je serais capable de faire plus que je ne l'avais déjà fait. C'était impossible à envisager.
Jon m'avait inculqué cette attitude dès ma plus tendre enfance, arguant que de savoir repousser ses plus violentes émotions était un avantage important sur n'importe qui d'autre. Il m'avait fallu le temps pour me rendre compte que ce n'était pas le cas. C'était déjà trop tard. Jon avait déjà fait tous les ravages qu'il pouvait faire sur l'enfant que j'étais à ce temps-là.
Ce qui faisait de Nahl quelqu'un de bien plus fort que moi.
Je ne savais pas comment aborder le sujet avec lui. Tous les jours, je vérifiais les murs pour m'assurer qu'ils étaient toujours aussi solides. Je n'avais même pas osé en parler avec Naseok. J'étais à peu près sûre que Nahl devait l'avoir fait mais je ne savais pas comment amener le sujet. Je savais que mon ami n'allait pas être ravi de mon attitude et je n'avais aucune envie d'avoir à m'expliquer. Toutefois, j'avais l'espoir que Naseok me comprenne, au moins sur le point de la proactivité face à la guerre qui se profilait.
J'insistai une dernière fois sur le besoin de garder cette stratégie secrète avant de quitter la pièce. J'avais besoin de me débarrasser de la tension qui encombrait mes épaules. Je ne m'étais pas entraînée depuis notre retour de bataille et ça se sentait. L'énergie s'accumulait dans mon corps et me rendait plus sensible au moindre commentaire, même le plus innocent.
Comme s'il l'avait su à l'avance, Roscoe était perché sur la barrière qui protégeait les gradins lorsque j'arrivais dans le cercle d'entraînement. Il sauta, soulevant un épais nuage de poussière. Il me rejoignit en quelques enjambées.
Il ne dit rien, me jetant mon épée d'un mouvement souple et vif. Je parvins à l'attraper par réflexe. Il ne me laissa aucun temps de repos avant d'attaquer. Mon intuition prit le dessus sur mes réflexions, me forçant à oublier tout ce qu'il se passait en dehors de ce combat. En quelques secondes, il n'y eut plus que les étincelles du métal heurtant le métal.
Nous n'utilisâmes pas de magie. Nous avions pu nous reposer et recomposer notre magie mais mieux valait la conserver au maximum. C'était instinctif. Nous ne décidâmes pas de concert de garder l'entraînement uniquement « humain » comme il disait.
Je tombai et perdis plusieurs fois. Pas que je n'aie jamais réussi à le battre, à vrai dire. Je ne savais toujours pas pourquoi il était tellement mis à l'écart et considéré comme tout simplement invincible. Je n'avais toujours pas obtenu mes réponses en dépit de toutes les fois où j'avais amené le sujet.
- Tu t'améliores.
Le seul moment où je le laissais à me tutoyer était durant un entraînement. En dehors du cercle, il avait plutôt intérêt à s'en tenir aux protocoles. Je m'étalai dans la sciure sans me soucier d'en retrouver partout dans ma tenue. Quand ça arrivait, ça me démangeait mais, en l'instant, j'étais trop fatiguée pour m'en préoccuper.
- Je suis encore loin d'être à un niveau suffisant.
- Ne sois pas trop dure envers toi-même. Tu n'as pas commencé l'entraînement depuis longtemps. Apprécie tes progrès pour ce qu'ils sont.
Je gardai le silence pendant quelques secondes. Au-dessus de moi, d'épais nuages gris roulaient à toute vitesse dans le ciel. Une tempête se préparait. Bientôt, nous serions assaillis par une pluie glacée et des vents si violents que je redoutais des dégâts. Je fermai les yeux, cherchant à savoir depuis quand je savais de telles choses.
- Vais-je un jour savoir pourquoi tu es un simple soldat alors que tu peux battre tout un escadron à toi tout seul ?
Roscoe ne répondit pas immédiatement. Je patientai autant que je pus avant de tourner la tête vers lui. Il regardait les nuages rouler, la cime des arbres danser. Il relâcha un souffle.
- Je suis entièrement Fae mais tous me considèrent comme un monstre. Pour eux, je suis dans la même veine que le Traître mais ils ont trop besoin de moi pour m'envoyer à la Maison de la Honte. Du coup, ils me gardent... enchaîné, si je puis dire.
- Je ne suis pas certaine de comprendre...
Ses yeux se baissèrent vers moi.
- Mes parents étaient deux grands guerriers, dans leur temps. Ils ne voulaient pas avoir d'enfants parce qu'ils considéraient qu'ils deviendraient une faiblesse pour eux. Mais ma mère est tombée enceinte. Elle m'a gardé, j'ignore pourquoi. Mon père a accepté de la laisser m'avoir à une condition : faire de moi le plus grand guerrier Fae à jamais fouler cette terre. Tu t'en doutes, les Rois Jumeaux n'étaient pas d'accord avec lui.
- Ça ne l'a pas arrêté, devinai-je.
- Non. Au contraire. Malgré le fait que je sois Seelie plutôt que Unseelie comme eux, mon père était décidé. Ils se sont installés dans un endroit reculé et dissimulé à la magie des Rois Jumeaux. Mon père m'a entraîné chaque jour jusqu'à ce que, à peine dix ans, je sois à son niveau. J'en suis venu à le haïr. Il m'a fallu attendre quelques années encore avant de me rendre compte que je pouvais le battre. Je me suis rebellé. Dans un acte désespéré, il a répliqué et, en parant, je l'ai blessé. Si nous avions pas été ainsi dissimulés au reste de la Faerie, il n'en serait pas mort. Il aurait survécu. Mais il ne le voulait pas réellement.
Il s'interrompit et j'attendis en silence. Ce n'était, de toute évidence, pas une histoire facile à raconter. Je me demandais combien de fois il avait pu prononcer ces mots. Pas souvent, assurément.
- Il a... fait une cérémonie. Une cérémonie interdite. Elle m'a condamné car elle consiste à donner à son descendant toute sa magie et sa force. Il l'a faite malgré les interdits, sans que je le sache. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé avec la magie et la force de deux personnes. Ce qui fait de moi un monstre. Pour survivre, j'ai dû accepter de me soumettre à Weethe. Ça impliquait ne pas faire de vagues et suivre les décisions du capitaine, qu'elles me plaisent ou non.
Un rictus amer étira ses lèvres.
- Sauf que le capitaine est un lâche. Il me répète dès qu'il le peut que je n'ai pas intérêt à broncher sinon j'aurais droit à un aller simple vers la Maison de la Honte. Alors je supporte cet incapable. Bien que, ces temps-ci, il ne soit pas très ravi de moi.
- Pourquoi ?
Il haussa un sourcil moqueur.
- Vous ne devinez pas ?
Je retins une grimace face au grand retour du vouvoiement. Au vu de la discussion que nous avions, j'aurais préféré qu'il continue à me tutoyer. Ça m'aurait moins donné de m'introduire dans sa vie personnelle alors que je n'avais rien à y faire.
- Il ne voulait pas que je devienne votre garde personnel. Son problème est que l'ordre est venu d'au-dessus et qu'il ne peut rien dire. Il doit subir en silence. Il pensait que son fils serait choisi puisqu'il est désigné comme l'élément le plus prometteur de l'armée Seelie. Pas de chance, c'est tombé sur moi.
- Qui a pris cette décision ?
- Votre frère, évidemment. Ça a fait débat, vous vous en doutez. Les Unseelies ne sont pas censés se mêler des affaires Seelies et inversement. Dommage pour ce cher capitaine, votre frère reste un roi, tout Unseelie qu'il soit. Il a été obligé d'obéir.
Je souris. Il avait fallu que Nahl se mêle de ce qui ne le regardait pas. Je n'étais même pas étonnée. Ça lui ressemblait. À vouloir me protéger bien que je sois sa sœur aînée et que je puisse me débrouiller toute seule.
- Ai-je apaisé votre curiosité ? demanda-t-il, amusé.
- On peut dire cela. Je me demande pourquoi ce n'est pas dans les connaissances que Weethe m'a légué.
- Sûrement parce qu'il ne voulait pas que tu saches. Ce n'est pas le genre de vilain petit secret qu'un roi a envie de passer à sa descendance. Peu importe l'importance pour les enfants de savoir ce qu'il se trame réellement.
- Heureusement que j'ai connu le Traître il y a des mois de ça !
Il hocha la tête avec un demi-sourire.
- Je ne comprends pas la royauté, admit-il posément. Tous autant qu'ils sont, ils mentent, trahissent, dissimulent et manipulent tout le monde autour d'eux. À la fin, leur propre famille les déteste. Ce n'est pas pour rien que les parents meurent une fois les héritiers sur le trône et capables de s'en sortir seuls.
- En vérité, je crois qu'ils meurent plus pour éviter le petit jeu que Weethe a attenté avec moi. Tout doit mourir, à un moment donné.
- Mon temps n'est pas près d'arriver, répliqua-t-il dans un soupir acide.
- Pourquoi ?
- Je commence à comprendre que ce que m'a fait mon père va bien au-delà de tout ce que j'avais pu imaginer. Je doute que quiconque se doute de mon âge réel. Je me dis toujours plus jeune que je ne suis. Je suis Seelie, après tout. Moi aussi, je suis un artiste de la rétention d'informations.
- Je suppose que je n'en saurais pas plus.
Il garda le silence si longtemps que je crus qu'il ne parlerait plus. Je tressaillis lorsqu'il se remit à parler. Il me donna l'impression qu'il abandonnait une lutte que je n'avais pas senti qu'il luttait. Je l'observai de plus près alors qu'il me répondait enfin.
- J'ai déjà vu passer deux ères royales. Je n'ai pas le chiffre exact mais, si je dois en donner un, ça serait dans les sept cents, sept cent vingt. Autant dire que ça devient long. J'ai hâte que la fin arrive.
- Je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi tu ne meurs pas... Après tout, tu as déjà vécu plus de deux vies Faes si l'on considère que la plupart décide de se laisser mourir dans les trois cent ans.
- Je n'en suis pas sûr moi-même. Mon hypothèse est que, par le fait d'être plus fort que n'importe quel autre Fae, ma propre décision ne peut affecter ma durée de vie comme pour les autres Faes. Un peu comme vous, les royaux. Tant que vos héritiers ne sont pas montés sur le trône, vous ne pouvez pas mourir à part si vous vous faîtes assassiner. Et encore là, c'est quelque chose de difficile car il en faut beaucoup pour tuer un royal Fae. Je suppose que, quelque part, je dois attendre. J'ignore encore combien de temps.
- Tu n'as jamais essayé de... ne pas répliquer dans un combat ?
- Si. Plusieurs fois. Mais, comme toi, j'ai été entraîné depuis mon plus jeune âge à me battre. C'est dans mon sang, dans ma chair, désormais. Ne pas répondre... C'est impossible. L'instinct primaire sort toujours vainqueur.
J'opinai de la tête. Je comprenais parfaitement ce qu'il disait. L'exemple qui se rapprochait le plus, pour moi, avait été cet affrontement à Wringden. Je n'avais pas eu d'espoir de m'en sortir vivante. Pourtant, j'avais donné tout ce que j'avais dans le combat, aussi désespéré que je l'avais cru. Pour nous, se battre était devenu une seconde nature. Ça faisait partie de nous. C'était indissociable.
C'était la première fois que je rencontrais quelqu'un qui comprenait ce que c'était que de vivre la vie à travers une multitude de batailles. Jusqu'à notre mort, nous ne verrions nos années qu'au travers du filtre d'affrontements physiques ou magiques. Rien ne pourrait plus changer cela. Nous n'étions pas faits pour rester en place à discuter ou à divertir des invités, à jouer les pantins dans une cour royale futile et oisive. Nous étions faits pour l'action.
Si lui s'en sortait, j'ignorais ce qu'il allait advenir de moi. J'étais la Reine Blanche. Je ne pouvais pas faire ce que bon me semblait. J'avais trop d'obligations pour ça. Je savais qu'il était mal vu que je prenne du temps pour m'entraîner. J'avais entendu plusieurs personnes le murmurer dans mon dos en passant dans les couloirs. Ils ne comprenaient pas que c'était un besoin. Que je devenais folle si je ne relâchais pas l'énergie qui s'accumulait en moi durant ces longues à rester assise et à discutailler autour d'une table.
- C'est étrange de parler à quelqu'un qui comprend, souffla Roscoe.
- Je ne te le fais pas dire...
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NdlA : J'espère que ce chapitre vous a plu ! Dites-moi ce que vous en avez pensé ! Surtout avec autant de Roscoe en un seul chapitre !
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