Chapitre 27
La journée passa bien trop vite à mon goût. Le soir approchait déjà et bientôt, l'heure serait à la cérémonie puis, à la célébration. Un mal de tête commençait à poindre entre mes yeux et j'aurais tout donné pour pouvoir m'enfouir sous mes draps et dormir jusqu'au lever du soleil.
Malheureusement pour moi, j'étais reine et je ne pouvais pas fuir mes responsabilités parce que j'avais mal à la tête. Je considérai tristement mon lit en écoutant Saleh et Solana discuter pendant qu'elles entortillaient mes cheveux en une coiffure compliquée mais élégante. Mes deux femmes de chambre étaient sympathiques et avaient des voix mélodieuses qui me donnaient encore plus envie d'aller me coucher.
Malgré tout, je revêtis la fine robe blanche qu'elles avaient choisi pour moi. Elle était simple mais élégante, toute en lacets et fermement cintrée à la taille. Contrairement à mes autres tenues, elle ne cachait pas combien j'étais maigre. Je ne la trouvais pas particulièrement flatteuse même si elle demeurait digne d'une reine. Solana dut lire dans mes pensées car elle noua une épaisse cape d'un brun rouge automnal qui s'alliait étonnamment bien avec ma robe et m'aidait à dissimuler ma maigreur.
À peine le lacet noué autour de mon cou que l'on frappait à la porte. Éméraldine m'escorta jusqu'à une clairière située à mi-chemin entre les deux cours. Un tapis rouge avait été installé au centre et une centaine de bougies vacillaient dans la brise du soir. Il n'y avait rien de plus. L'angoisse me tordit le ventre.
Nahl arriva peu de temps après avec Birn. Voir le vautour me surprit plus que raison. Il avait toujours été son bras droit. Tout comme Naseok était le mien. Il était évident qu'il allait l'intégrer à son conseil. C'était une bonne chose. Je n'étais pas encore sûre de faire entièrement confiance au vautour mais il avait toujours été droit envers moi et il avait toujours été là pour mon frère.
Les Rois Jumeaux arrivèrent peu après nous. Ils avaient l'air fatigué, le Roi Noir plus que son frère. J'avais trop tendance à oublier qu'ils n'allaient pas tarder à mourir.
- Vous n'avez rien à dire ou à faire si ce n'est vous agenouiller face à face sur le tapis en vous tenant les mains, nous dit le Roi Blanc. La nature est celle qui fait la passation de règne.
Je me sentis hocher la tête. Nahl se saisit de ma main et m'entraîna avec lui. Si j'avais pu, j'aurais fait demi-tour. Une force intrinsèque m'en empêchait. C'était comme si mon sang lui-même m'obligeait à gagner ce tapis pour remplir la cérémonie. Ma magie me suppliait de la libérer.
- C'est bizarre, pas vrai ? dit soudainement Nahl dans un souffle. C'est un peu comme si ma magie était un cheval qui a galopé depuis des heures et qui a la mousse aux lèvres et donnerait n'importe quoi pour que son cavalier le laisse se reposer.
- C'est tout l'inverse, pour moi, admis-je. Je me sens comme un cheval enfermé trop longtemps dans sa stalle. Si on n'en finit pas très vite, ma tête va exploser.
Il sourit en s'installant sur le tapis avec un manque d'élégance qui faillit me faire rire. Ça n'avait rien de royal mais c'était rassurant. Nous n'avions pas été transformés par nos rôles. Il était toujours un gamin maladroit que je devais apprendre à connaître et pas seulement mon homologue Unseelie avec qui je devais planifier une guerre.
Je m'installai face à lui. Un souffle de vent frais faillit éteindre toutes les bougies. Je déglutis. Je vis dans les yeux bleus de mon frère qu'il était aussi peu rassuré que moi. Avec une profonde inspiration, nous joignirent nos mains.
Pendant de longues minutes, rien ne se passa. Nous nous regardâmes en chiens de faïence, attendant le moment fatidique où la nature ferait son œuvre. L'attente n'aidait à calmer nos angoisses. J'avais envie de demander si c'était normal que ça mette autant de temps à se faire ; j'étais paralysée à l'idée que le moindre mot déclenche une réaction en chaîne néfaste. Pourtant, j'aurais tout donné pour que quelqu'un rompe le silence et couvre le bruit sinistre de la brise dans les branches.
Je ne le sentis pas, au départ. Ce fut discret et délicat. Une pression dans le creux de mon ventre. Je mis cela sur le compte de l'appréhension. Sauf que, lorsque cette tension se mit à croître jusqu'à me tordre l'estomac, je compris qu'il y avait plus au phénomène que la crainte. La cérémonie commençait. Et au regard de Nahl, il en allait de même pour lui.
Et puis, ce fut comme si l'on m'enfonçait une épée dans le ventre jusqu'à la garde. Je me pliai en deux, la soudaine douleur m'empêchant de crier. La douleur avait été si soudaine qu'elle me paraissait brumeuse. Je ne la sentais pas consciemment. Mon corps, lui, l'encaissait de plein fouet.
Nahl agrippa mes mains. Je compris que, quoi qu'il arrive, il ne fallait pas que je le lâche. Ce lien entre nos mains devait être essentiel pour la cérémonie et si je le rompais... Non, je ne tenais pas à imaginer ce qui pourrait se passer. Si j'avais aussi mal lorsque tout se passait bien, qu'est-ce que ça devait être lorsque le rituel déraillait ?
Je perdis toute notion de temps et de lieu. Mon sang se mit à bouillir dans mes veines. Je fus baignée dans l'eau glacée, giflée par des brises violentes qui faisaient danser les feuilles, ranimée par des vagues de tiédeur pour mieux geler après...
Pour rien ne arranger, ma magie devenait folle dans mes veines. J'étais prête à parier que toutes ces sensations, toutes ces douleurs venaient d'elle. La seule image qui me venait pour décrire ce que je ressentais, c'était l'épanouissement de l'automne et de l'hiver dans mon corps. Comme si j'intériorisais l'éclosion des froides saisons de mort et de ressourcement. Comme si toutes les souffrances que ressentait la nature à partir du moment où l'automne arrivait m'étaient infligées dans le laps de temps le plus court possible.
Après avoir passé plusieurs mois aux mains du Roi Noir, j'avais acquis des mécanismes face à la torture. Car c'était ce que c'était. De la torture. Toujours était-il que mon esprit retrouva sa carapace de survie et se ferma à tout si ce n'était aux mains de Nahl qui serraient toujours les miennes à m'en briser les doigts. Je me concentrai sur la texture de sa peau – calleuse et rêche, usée par le travail des armes et la violence –, sur sa poigne – puissante et dénuée de toute prudence envers mes os –, sur nos tremblements partagés. Ma concentration était si pleine et entière que l'image de nos mains liées emplit mon esprit et je me focalisai dessus.
Si tout me parut durer de longues heures, à peine dix minutes s'étaient écoulées. L'algie reflua doucement, telle une marée, et me laissa pantelante, les muscles raidis et incapable de faire autre chose que de m'affaisser sur le tapis. Nahl se laissa tomber à côté de moi, tout aussi crispé. Sa poitrine s'élevait et s'abaissait difficilement, son souffle était sifflant. En tant que Chasseur, il devait s'être battu mais je doutais qu'il ait jamais été torturé. C'était possible. Surtout connaissant le Roi Noir. Toutefois, j'en doutais.
Je me concentrai sur le regard bleu de mon frère pour reprendre pied dans la réalité. Le silence s'éternisa jusqu'à ce qu'une jeune femme ne s'agenouille à côté de nous et ne dépose deux tasses fumantes sur le tapis. Nous n'eûmes pas la force de la remercier. Ni de nous en saisir avant qu'elles ne soient froides.
Je roulai sur le dos. Mes muscles hurlèrent. Ils étaient si crispés que le moindre mouvement les déchirait en petits morceaux.
- Buvez, nous incita le Roi Blanc. Ça vous aidera à alléger la douleur.
- Je ne peux pas bouger un muscle, admis-je dans un souffle difficile.
- Moi non plus, dit Nahl. Je suis vidé et j'ai mal partout. J'ai juste envie d'aller me coucher.
- C'est parfaitement normal, répondit le Roi Noir. Tu as vécu la mort de l'été. Toute l'énergie magique que tu avais en toi a été transférée vers Sixtine qui, elle, a réveillé l'automne. Si tu es épuisé, elle doit s'adapter à un excès de magie et à sa première prise de pouvoir. L'un comme l'autre, vous vous habituerez au fil des années.
Je n'étais pas certaine d'avoir envie de m'y habituer. J'avais déjà bien assez souffert pour ne pas avoir à recommencer régulièrement jusqu'à ma mort. J'inspirai profondément et me redressai. Mon corps hurla mais je tins le choc. Ma tête tourna légèrement lorsque je baissai les yeux vers la tasse qui m'attendait. Sans vraiment y réfléchir, j'utilisai mon affinité avec le feu pour la réchauffer. Ce fut avec un temps de retard que je me rendis compte de ce que je venais de faire. Depuis quand la magie était-elle aussi naturelle pour moi ?
Je sirotai l'infusion. Romarin, valériane et scutellaire. Des plantes que j'avais un peu trop côtoyées dans l'enfance.
S'il y avait une chose que les Faes et les humains avaient en commun, c'était la médecine par les plantes. D'un côté de la frontière comme de l'autre, on utilisait des infusions, des baumes et des cataplasmes pour soigner. Je ne doutais pas que les Faes utilisaient la magie aussi pour soigner des maux plus graves que des muscles raidis ou des rhumes. Au demeurant, ils avaient ce point commun et l'infusion que Patsy me faisait ingérer presque chaque matin ressemblait à celle-ci si ce n'était qu'il manquait la lavande. Autant dire que l'infusion Fae était bien moins agréable à boire. Heureusement pour eux, je n'étais plus une enfant.
J'aidais Nahl à se redresser et à boire sa tasse. Il avait réellement l'air épuisé. C'était étrange de le voir ainsi. Je ne l'avais jamais vu aussi faible. Ça ne lui ressemblait pas. Je le laissai s'appuyer sur moi jusqu'à ce qu'il réussisse à se reprendre.
- Il faut y aller, finit par dire Éméraldine. Il se fait tard.
Je tournai la tête pour observer les Rois Jumeaux, Éméraldine et, à ma grande surprise, Naseok. Quand était-il arrivé là ? Il s'approcha de nous et posa une main sur mon épaule.
- Tu dois y aller, me dit-il. Tu es la Reine Blanche. Je m'occupe de lui.
- Mais...
Mes souvenirs de la dernière passation de pouvoir avait rassemblé les deux cours. En tout cas, jusqu'au moment où les deux Rois étaient partis vers cette clairière où nous étions désormais. Seulement après les Seelies étaient-ils partis. Pourquoi avoir tout changé ? À moins qu'il y ait deux versions, ça n'avait pas de sens.
Et je commençais à ravoir mal à la tête...
- Les deux cours savent que cette première cérémonie est difficile pour vous, intervint le Roi Blanc. Donc, nous avons choisi de vous amener directement ici au lieu de vous forcer à assister au début de la célébration. La Cour Noire est épuisée et c'est uniquement lorsque tu apparaîtras, Sixtine, qu'ils pourront aller hiberner.
- Et les trônes ?
- S'ils avaient besoin de nous, ça se saurait, répliqua le Roi Noir.
- Tout ce qu'il te reste à faire, c'est de passer quelques minutes à la fête, reprit son frère. Nahl peut déjà retourner à la Cour Noire pour aller se reposer.
Je me forçai à hocher la tête. Je n'avais pas le choix. Si je n'allais pas m'asseoir sur mon trône ne serait-ce que quelques minutes, cette journée n'en finirait jamais.
- Ça va aller ? questionnai-je mon frère.
- Oui, je suis entre de bonnes mains.
Je roulai des yeux. Il ne pouvait pas s'en empêcher. Le pire était que l'embarras de Naseok était flagrant. Il croisa mon regard, mal à l'aise.
- Très bien, cédai-je. Je n'ai pas vraiment le choix, de toute façon.
Naseok m'aida à me remettre sur mes pieds. Je m'étonnais du peu de douleur que je ressentis dans le mouvement. Se pouvait-il que mes muscles se soient déjà remis du rituel ?
J'échangeai un regard avec mon ami et conseiller qui disait tout ce que je ne pouvais pas dire à voix haute. Il parut comprendre car, à la façon dont il pressa ma main, je compris qu'il ne risquait pas de se passer quoi que ce soit. Aussi, je réalisai combien j'avais besoin de parler avec Naseok. Avions-nous discuté d'autre chose que de ma position de reine depuis que nous avions quitté le bateau ? En tout cas, nous n'avions assurément pas reparlé de ce qu'il s'y était passé ni de la proposition de son père.
- Plus tard, murmura-t-il.
Il me contourna pour soulever Nahl et le remettre sur ses jambes. Mon frère tenait à peine debout. Un effet de la passation. Il était au plus faible alors que j'étais en position de force. Je ne serais à mon apogée qu'au cœur de l'hiver.
Je suivis Éméraldine jusqu'aux trônes. L'un des deux, le Unseelie, était tissé de branches mortes et de fleurs fanées. À côté, mon trône resplendissait. Il représentait l'automne dans toutes ses teintes dorées, orangées et brunes. Des champignons avaient poussé à son pied, des oiseaux et des écureuils jouaient dans les branches. Lorsque l'hiver viendrait, il se transformerait en sculpture de givre. Personnellement, je le préférais tel qu'il était maintenant, avec ses teintes mordorées et son bruissement de vie.
Je m'installai sur mon trône. Je ne m'habituais à son confort. Il était taillé dans un arbre et pourtant, il était moelleux et accueillant. J'aurais pu y passer des heures. J'observai ma cour danser au rythme des violons. Les robes étaient tissées dans des tissus aux couleurs vibrantes qui se mêlaient aux costumes uniformément blancs des hommes. Les mouvements rapides des danseurs créaient un kaléidoscope qui me donna rapidement mal aux yeux. Je pressai mes paumes contre mes paupières en espérant que ça passe.
- Ma reine, dit une voix familière. M'accorderiez-vous une danse ?
Mon regard remonta de la main tendue vers le visage de mon interlocuteur.
- Je ne suis même pas surprise de vous voir ici. Comment vous êtes-vous échappé ?
- Ça n'a pas été aussi facile que je l'aurais cru. Les Seelies sont bien plus intelligents que je ne leur en donnais le crédit. Par chance, je suis plein de ressources.
Sa main insista et je tapai dedans pour lui faire comprendre qu'il en était hors de question. Il sourit, loin d'être vexé. Il s'y était attendu, assurément.
- Pourquoi êtes-vous encore là ? Vous auriez dû fuir et vous terrer très loin de moi.
- Je ne compte plus fuir, répondit-il posément. Comme je l'ai dit à mon arrivée, je suis ici pour mon fils. Je ne m'attends pas à ce que l'on me croit mais c'est l'entière vérité. C'est la première fois que je sens que Naseok a besoin de moi.
- Lorsque son frère est mort, vous n'étiez pas là. Lorsque Miach est mort, vous n'étiez pas là. Lorsqu'il a été violé, vous n'étiez pas là. Mais moi, j'étais là. Il n'a plus besoin de vous. Plus maintenant que je suis là pour veiller sur lui comme vous n'avez jamais su le faire.
Je me levai pour lui faire face. Il était un peu plus grand que moi mais il ne m'impressionnait pas. Il était faible. Bien plus faible que je ne l'aurais jamais cru avant de comprendre.
- Vous êtes un lâche. Vous fuyez quand ça devient dur. Et il est clair que vous ne connaissez pas votre fils car lui est fort. Il n'a pas besoin que vous lui effaciez le cerveau pour vaincre ce qu'il s'est passé. Il n'est pas aussi pleutre que vous.
La colère commença à défigurer le Traître. Son pouvoir vint frapper dans mon crâne avec la violence d'un bélier et je vacillai. Ma magie réagit toute seule. Les branches de mon trônes giflèrent mon adversaire, laissant quatre balafres sanglantes sur son visage. Des ronces s'enroulèrent autour de lui et serrèrent. Il eut beau gesticuler, il ne pouvait s'en libérer. Il cria lorsque les épines s'enfoncèrent dans sa chair.
Je crachai à ses pieds.
- Pathétique.
Je me tournai vers les gardes quiétaient apparus.
- Jetez-le dans un coin jusqu'à ce que je décide quoi en faire, ordonnai-je.
Comme si elles avaient compris, les ronces se sectionnèrent d'elles-mêmes à la base du trône pour que le cocon d'épines soit transportable. La magie ne cessait de m'impressionner.
Je me laissai retomber sur mon trône. Il était temps de mettre un terme à cette journée.
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NdlA : Et voilà ! Sixtine est reine ! Qu'est-ce que vous en pensez ?
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