Prologue (2/2)
Contrairement au reste de la maison, la pièce était noyée dans la poussière. Des vieilleries de toute sorte sommeillaient là, à l'abri des regards jugeurs qui auraient pu les remarquer partout ailleurs dans les étages inférieurs. Là encore, c'était monnaie courante dans les maisons où Nathanaël accompagnait son père. L'enfant ne se concentra donc pas vraiment sur tous les trésors qui se trouvaient très certainement cachés là. Son regard se posa sur autre chose. Autre chose de beaucoup plus sinistre.
L'objet rectangulaire, plus grand que son père et large d'un bon mètre cinquante, était recouvert d'un long drap noir curieusement épargné par la saleté ambiante. À la forme, le garçon reconnut un tableau ou un miroir. C'était de là que provenait la vague glaciale qui noyait la maison. Un mauvais esprit y avait sans nul doute élu domicile.
Manuel jeta un coup d'œil averti au drap et s'accroupit au centre du grenier, à bonne distance de l'anomalie spirituelle. Il ouvrit la sacoche en cuir qui ne le quittait jamais et entreprit d'en sortir tout son matériel : cristaux, plantes, sel... Il les disposa devant lui avec soin avant de se redresser pour mieux les observer, attentif.
Nathanaël fit de même. Si certains objets demeurèrent inertes, d'autres commencèrent à luire faiblement. Enfin, trois gagnèrent en présence et en force. Le sel, comme dans la grande majorité des cas, le jade et enfin, l'obsidienne.
Quand l'enfant vit la dernière pierre s'imposer, il sentit à nouveau la nervosité gonfler en lui. C'était la première fois qu'il la voyait briller avec autant d'intensité. Et s'il en croyait ses connaissances théoriques, ce n'était pas une bonne chose... Son utilisation se limitait généralement à la lutte contre les énergies négatives les plus denses. Elle demandait en outre une maîtrise parfaite de son pouvoir, sans quoi ses effets protecteurs se retournaient contre le médium qui lui insufflait son aura.
Sans manifester le moindre affolement, son père rangea le reste de son matériel et ramassa les trois objets sélectionnés pour la cérémonie. Il confia le sel à Nathanaël avant de retourner s'asseoir auprès de sa sacoche, les deux pierres à la main.
L'enfant mit son appréhension de côté et secoua énergiquement le petit pot de verre pour s'assurer que les cristaux blancs ne s'étaient pas agglomérés. Il ouvrit ensuite le couvercle et en saisit une bonne poignée qu'il s'appliqua à répartir sur le sol autour de son père. Ce faisant, il y insuffla une petite quantité de son énergie spirituelle. Sa tâche accomplie, Nathanaël observa le cercle qu'il avait dessiné, brillant d'une légère aura dorée. Une certaine fierté effaça ses craintes : grâce à lui, rien de malfaisant ne pourrait franchir cette barrière et attaquer son père. Il avait confiance en son pouvoir qui rivalisait déjà avec celui de Manuel malgré son jeune âge.
Après quelques secondes de concentration, son père rouvrit enfin les yeux. Les deux pierres avaient à leur tour revêtu une parure dorée qui indiquait leur bon fonctionnement. L'exorcisme pouvait commencer.
— Nathanaël ? insista l'homme.
Le garçon se mordit la lèvre. L'injonction de son père était claire : il devait sortir. Pourtant, l'enfant n'en avait pas envie... Peut-être qu'en jouant sur sa corde sensible, il parviendrait à le convaincre... En prétendant qu'il avait peur de rester tout seul sur le palier, peut-être ? Non, impossible que cela fonctionne...
Nathanaël traîna donc les pieds jusqu'à la porte en cogitant. S'il pouvait trouver une excuse... Une seule...
Arrivé devant le battant, il se retourna.
— Papa... commença-t-il. Tu ne veux pas que je reste pour renforcer la barrière ? Elle sera plus puissante si je suis dedans avec toi et...
— Attends-moi dehors. Et pas de discussion.
Ainsi coupé dans son élan, l'enfant arbora une moue boudeuse et tendit une main vers la poignée. Il la ramena aussitôt à lui.
Une brume noirâtre s'échappait du métal, plus menaçante que jamais. Nathanaël fit un bond en arrière. Il s'apprêtait à appeler son père quand il s'aperçut que la pièce toute entière rayonnait de cette énergie sombre. Les meubles anciens, la laine de verre... Même le plancher exsudait des tentacules d'obscurité, membres grouillants s'approchant lentement de ses jambes.
Seul le cercle de sel était épargné. Les cristaux éparpillés sur le sol brillaient avec force pour lutter contre l'assaut.
— Nathanaël !
À l'intérieur, Manuel s'était relevé, ses deux pierres à la main. Il fixait Nathanaël avec effroi. L'enfant lui rendit son regard.
Il ravala sa panique et posa une main sur sa poitrine. Sous son t-shirt, la petite bosse rassurante créée par la poche remplie d'herbes protectrice l'aida à retrouver son sang-froid. Il y insuffla son énergie. Sous ses pieds, les tentacules noirs reculèrent petit à petit, repoussés par sa barrière. À leur contact, celle-ci se teinta d'or.
Lorsqu'il se sentit en sécurité, Nathanaël fit quelques pas vers son père. Il le savait, tous deux seraient plus en sécurité à l'intérieur du cercle de sel.
C'est alors qu'il le vit.
Le drap noir avait glissé de son support. Ce qu'il dissimulait irradiait à présent de malice, à tel point que l'enfant s'immobilisa un instant et en oublia presque de soutenir la barrière qui empêchait la brume sombre de l'engloutir.
Au fond de la pièce se dressait désormais un tableau. Un prêtre se tenait au premier plan, devant l'autel, baigné dans la lumière blanchâtre d'un vitrail en forme de croix. Crucifix dans une main, l'autre posée sur le cœur, il aurait pu respirer la pureté si ses yeux n'avaient été deux abîmes d'obscurité. Sa bouche, tordue en un sourire malsain, dévoilait des dents rouge sang aiguisées comme des rasoirs. Les traits de son visage, quoique humanoïdes, n'avaient plus rien d'humain.
— Nathanaël !
Le second cri incita l'enfant à revenir à la réalité. À ses pieds, les tentacules brumeux se faisaient plus virulents, plus menaçants. Ils s'abattaient sans relâche contre sa barrière. Le garçon s'immobilisa pour concentrer toutes ses forces dans son talisman.
Son cœur battait la chamade. Il n'avait jamais eu à lutter autant. Toute son énergie était focalisée sur sa défense. Malgré tout, l'assaut ne faiblit pas. Au contraire...
Tout cela n'avait rien de normal... Rien du tout.
Une goutte de sueur perla sur son front, suivie d'une seconde. Il devait tenir. Si cette brume l'atteignait... Si elle lui saisissait les jambes, puis le corps tout entier... Que se passerait-il ? Il n'avait aucune envie de découvrir la réponse.
Au moment où cette pensée traversait son esprit, Nathanaël sentit la pression s'accentuer encore. Plus qu'il ne pouvait le supporter. Il sentit la barrière se fissurer. Se fracturer. Éclater en mille morceaux. La brume noire s'enroula aussitôt autour de lui.
Dans un cri, il vit son père quitter le cercle doré et se précipiter vers lui. L'enfant voulut tendre la main dans sa direction. Les tentacules l'en empêchaient. Mais son père arrivait. Il allait franchir les derniers mètres qui les séparaient. Il allait le débarrasser de cette brume noirâtre. Il allait le sauver...
Le miasme se retira brusquement. Nathanaël tomba à genoux, haletant. Toujours en vie. Sain et sauf. Il leva des yeux noyés de larmes de soulagement vers son père. Son sang se glaça dans ses veines.
À la place de Manuel, une masse noire informe et mouvante se tenait devant lui. Il sentait la présence de l'homme en son sein. Il se débattait.
— Papa ! hurla-t-il en se précipitant vers lui.
L'enfant plongea les mains dans la brume. Il ne parvenait qu'à faire voler de petits amas de fumée noire. Ceux-ci ne tardaient pas à rejoindre la masse originelle, rendant vains ses efforts.
Désespéré, Nathanaël se précipita vers la sacoche de Manuel et en déversa le contenu sur le sol. Il attrapa le pot de sel, l'ouvrit et en jeta le contenu sur la masse maléfique. Celle-ci tressaillit et s'écarta une fraction de secondes, pour découvrir son père. L'homme inspira de grandes bouffées d'air, le visage tordu par la panique, la terreur et la douleur. Une expression que Nathanaël ne lui connaissait pas. Une expression qui lui tira des larmes d'horreur.
— Papa !
Il n'avait plus de sel. Les autres pierres et plantes ne lui seraient d'aucune utilité, elles n'avaient pas suffisamment réagi tout à l'heure. Les yeux de l'enfant balayèrent la pièce avec impuissance.
Enfin, ils se posèrent sur le tableau. Le crucifix s'était teinté de noir. La lumière derrière le prêtre avait pris des nuances rouge sang.
La soutane du personnage sembla alors prendre vie. Les pans de tissus sombres se murent, comme agités par un vent maléfique, d'une telle obscurité que le vêtement semblait n'être plus qu'un puits sans fond.
Non. Ce n'était pas la peinture qui bougeait, mais cette même brume qui engloutissait à présent son père. Le noir intense ne faisait pas que donner l'impression d'un gouffre, il en était un...
Nathanaël observa, bouche bée, l'abîme qui s'était ouverte sous ses yeux. Des sons commençaient à en émerger, lents, profonds, las, torturés... Et l'odeur... Une bourrasque fétide manqua de le faire tomber à la renverse. L'enfant reçut la puanteur, mélange de carcasse en décomposition et de moisissure, sans penser un instant à s'en protéger. Son attention était ailleurs : derrière lui, la masse sombre qui étouffait son père s'était mise en mouvement. Lentement d'abord, de nouveaux tentacules de brume quittèrent l'obscurité de l'abysse pour se saisir de Manuel. L'attirer inexorablement en son sein.
— Non !
Son propre hurlement lui parvint à peine. Sans réfléchir, il porta son pouce à ses lèvres et mordit de toutes ses forces. Il plongea ensuite la main dans la masse noire qui tentait de lui arracher son père.
Il ne voulait pas le perdre. Tant pis s'ils n'allaient pas à la plage. Tant pis s'ils vivaient dans un taudis. Il voulait simplement rester avec lui.
Désespéré, il focalisa toute son aura dans ce sang qui perlait au bout de son pouce et chercha une connexion. Il savait ce que sa technique était interdite, il savait qu'elle serait impuissante... L'anomalie était trop forte. Mais il devait quand même essayer.
Quelque chose saisit alors sa main et la serra. Quelque chose de chaud. Quelque chose de doux. La paume de son père. Celui-ci lui demandait silencieusement d'arrêter.
La concentration de l'enfant se brisa et des larmes envahirent son visage. Les tentacules sombres exercèrent alors une ultime traction et la masse noire disparut dans l'abîme.
Nathanaël regarda, faible, paralysé, le passage se refermer. La peinture redevint inerte, le visage du prêtre reprit des airs de sainteté, nimbé de lumière.
De la scène de chaos, il ne demeurait que la sacoche de Manuel, son matériel éparpillé sur le plancher et l'enfant, en pleurs, agenouillé au centre du cercle de sel brisé.
***
— Nana...
Lorsque la voix douce et familière lui parvint, l'enfant ne leva pas la tête. Depuis que les renforts de l'Institut étaient arrivé, il se tenait prostré dans un coin, entre deux commodes en bois, la sacoche de son père serrée contre son ventre.
Une main se posa sur son épaule avant de glisser jusqu'à son doigt blessé.
— Tu as pris ton traitement ce matin ?
Il ne répondit pas. Il n'avait pas envie de réfléchir. Il regrettait simplement que la plaie soit trop petite pour qu'il se vide entièrement de son sang.
— Nana, regarde-moi.
La main se posa sous son menton et l'obligea à lever les yeux vers sa propriétaire. Philippine se tenait là, ses yeux noisettes rougis, gonflés. Pourquoi ne pleurait-elle pas ? Lui ne parvenait pas à faire cesser ses larmes.
— Rentrons à la maison, d'accord ?
Il acquiesça. Elle l'aida à se relever et, sans que les médiums présents leur accordent le moindre regard tous deux se dirigèrent lentement vers la sortie.
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