Chapitre 5 (3/3)
Nathanaël dut tendre le cou pour apercevoir la source du bruit. Une vingtaine de mètres plus loin, il repéra un homme en costume d’une quarantaine d’années, cheveux bruns soigneusement plaqués sur le crâne, visiblement perché sur une estrade. À la grande surprise de l'adolescent, il ne distingua aucune aura autour de son corps. Il avait déjà vu des non-sensibles à l'Institut, mais ils devaient être rares à occuper des postes suffisamment importants pour s'adresser ainsi en public.
L’inconnu s’affaira encore quelques secondes sur le micro et tapota à deux reprises contre la capsule pour s’assurer de son bon fonctionnement. Cela fait, il leva les yeux vers la foule, un sourire chaleureux sur les lèvres.
— Bonsoir ! Merci à tous d’être là, les jeunes, mais aussi les moins jeunes, pour célébrer la fin d’une nouvelle année ! J’espère que vous vous amusez bien ! Je profite de cette formidable avancée technologique qu’est le microphone pour rappeler à nos chères têtes blondes que l’alcool est réservé aux adultes. Inutile de demander en douce aux serveurs, ils sont dans le coup et ils ouvrent l’œil !
Il plaça deux doigts devant ses yeux avant de les promener sur la foule en signe d’avertissement. Dans la périphérie de son champ de vision, Nathanaël aperçut deux adolescents, des verres de champagne à la main, qui pouffaient plus ou moins discrètement. Visiblement, c’était raté.
— Je laisse maintenant la parole à madame Glanet et vous souhaite à toutes et à tous une excellente soirée !
Quelques applaudissements ponctuèrent sa révérence et l’arrivée sur scène de la prochaine intervenante. La femme avait sensiblement le même âge que son prédécesseur. Ses cheveux blonds coupés au carré encadraient un visage sérieux et austère aux traits étonnamment fins. Elle prit le micro des mains de son collègue en le remerciant avant de balayer la foule de ses yeux sombres.
Nathanaël observa ses gestes, incapable de détourner le regard. Et pourtant, ce n’était ni la fascination, ni la curiosité, ni l’admiration qui ancraient ainsi ses yeux sur la silhouette de madame Glanet, mais un profond malaise.
— Elle, c’est Sandra Glanet, la directrice des opérations de l’Institut, lui murmura Baptiste.
L’adolescent lui répondit par un hochement de tête.
— Bonsoir à tous, commença la femme, d’une voix bien plus neutre et posée que celle de son prédécesseur. C’est une joie pour moi de voir l'Institut ainsi peuplé ce soir, mais également une forme de soulagement : en l’état actuel des choses, nous ne serons malheureusement jamais trop nombreux à nous entasser dans cette pièce. J’aurais aimé dresser un bilan positif de l’année qui s’achève, encourager nos jeunes recrues à persévérer dans leur apprentissage et parler du brillant futur qui nous attend. Cependant, ce ne sera pas le cas aujourd'hui.
Le silence devint pesant dans la salle. Même les deux jeunes qui ricanaient quelques minutes plus tôt fixaient la scène d’un air grave. Si Nathanaël estimait avoir pris la mesure des événements, un bref coup d'œil alentour le refroidit : pas un seul des médiums aguerris à ses côtés n’affichait la moindre étincelle rassurante sur son visage. Un scénario catastrophe semblait se profiler, peut-être même pire encore que ce qu'il s'était imaginé.
— L’année précédente, nos équipes ont exorcisé trois cent vingt menaces de catégorie une, deux cent quatre menaces de catégorie deux, quatre-vingt-deux de catégorie trois, dix-huit de catégorie quatre, trois de catégorie cinq et une de catégorie six. Cela n’étonnera pas nos agents sur le terrain, mais nous avons dépassé ces totaux sur la seule période du mois dernier. Nos confrères de par le monde font état du même constat : nous sommes confrontés à la plus importante résurgence spirituelle du siècle, pire encore que celle d’il y a cinq ans. Et elle commence à peine.
La date évoquée envoya un frisson dans l’échine de Nathanaël. Si un phénomène similaire avait lieu le jour de la mort de son père, cela expliquait la croissance rapide de l'anomalie du tableau. Cependant, l'ampleur de celle-ci demeurait encore inégalée, même comparée aux deux derniers mauvais esprits qu'il avait affrontés. Elle avait été bien plus fulgurante, bien plus puissante…
— Nous luttons depuis près d’un mois maintenant, nous sommes épuisés, mais nous ne pouvons pas relâcher nos efforts. Il nous faudra tenir le coup encore plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Ce n’est qu’en restant soudés et en gardant l’œil tourné vers l’avenir que nous vaincrons cette épreuve. Même si le futur apparaît comme un long tunnel sombre et étroit à l’heure où je vous parle, nous en verrons la fin, je vous le promets. Et nous en sortirons plus forts, grandis.
Un tonnerre d’applaudissements envahit la pièce, accompagné de quelques cris excités. Nathanaël observa la liesse ambiante sans oser y participer. Ces gens se connaissaient. Ils étaient membres de l'Institut, depuis plusieurs générations pour certains. Lui ne se sentait pas à sa place, isolé au milieu de la foule, un étranger parmi les siens. La porte qu’il distinguait à quelques mètres de lui, en partie cachée par les convives, lui parut soudain très attrayante.
— Qu’ils se réjouissent tant qu’ils le peuvent encore… Ils feront moins les malins quand ils seront sur le terrain vingt-quatre heures sur vingt-quatre et qu’on commencera à compter les morts… grommela Jacques.
L’adolescent reporta son attention sur le vieux médium. Celui-ci balayait ses confrères et consœurs du regard en fronçant le nez, les bras croisés sur sa poitrine. Visiblement, lui non plus ne s’était pas laissé attendrir par les paroles encourageantes de sa cheffe. Malgré les atomes crochus que Nathanaël s’était découverts avec l’homme, ce point commun le rassura quelque peu.
— Les morts ? s’offusqua Baptiste. Tu y vas fort, Jacques… Les décès en cours de mission sont très rares ! Tu vas faire peur aux jeunes !
Il passa les bras sur les épaules de Fanny et de Nathanaël. L’adolescent garda le regard baissé et retint une déglutition qui aurait trahi son trouble. Sa camarade, en revanche, adressa un regard inquiet, mais plein d’espoir à son professeur.
— On en a compté trois la dernière fois, je ne sais pas ce qu’il te faut de plus, rétorqua le vieux médium. Dois-je te rappeler qui était le dernier ?
Nathanaël sentit un léger sursaut parcourir le bras de Baptiste et celui-ci le lâcha. L’adolescent comprit. Il leva les yeux sur Jacques sans trop savoir ce qu’il cherchait sur son visage. Un regard appuyé tourné vers lui, peut-être. Ou de la compassion... Mais le vieux médium sirotait un deuxième verre de punch, appuyé contre le buffet, son attention tout entière tournée vers l’estrade dont Sandra Glanet descendait à peine pour saluer quelques connaissances.
— Je parie que c’est ce lèche-botte de Quentin qui lui a écrit son discours… grommela-t-il dans sa barbe.
Deux minutes de silence plus tard, Baptiste décida enfin que commencer les présentations par Jacques n’était pas une si bonne idée que cela. Il se racla la gorge, reposa les bras sur les épaules des deux adolescents et commença à les entraîner vers la foule.
— Bon, on ne te dérange pas plus longtemps… glissa-t-il au passage à son collègue. Au plaisir, Jacques !
Une nouvelle vague d’indifférence salua leur départ.
— Il n’est pas d’un abord très facile, mais ce n’est pas un mauvais bougre, vous savez ? se sentit obliger d’expliquer Baptiste lorsqu’ils furent hors de portée de Jacques.
— Il y a vraiment eu des morts, lors de la dernière résurgence spirituelle ? demanda enfin Fanny.
Elle faisait de gros efforts pour empêcher toute inquiétude de percer dans sa voix, mais l’agitation qui secouait son aura n’échappa pas à Nathanaël. À Baptiste non plus, sans doute. Le médium ouvrit la bouche, incapable de choisir ses mots et l’expression à adopter. Sa personnalité le poussait certainement à se montrer rassurant, à minimiser le sérieux de la situation… Mais la présence de son invité à ses côtés ne le lui permettait pas.
— Hmm… Une tragédie… soupira-t-il enfin. Mais nous sommes mieux préparés, cette fois-ci ! Nous avons tiré des enseignements des derniers événements, développé de nouveaux systèmes de surveillance et d’évaluation des menaces, mis en place de nouvelles procédures… En parlant de procédures, allons voir si madame Glanet est disponible, je suis sûr qu’elle sera ravie de vous rencontrer !
L’idée sembla grandement intéresser Fanny, mais Nathanaël se dégagea de la poigne de Baptiste.
— Merci, mais je vais passer mon tour… Il faut que je rentre, j’ai cours demain matin…
— Il n’est que huit heures ! lui fit remarquer Baptiste, déçu. Tu peux bien rester une petite heure de plus…
L’adolescent attendit qu’une meilleure excuse lui vienne en tête, en vain. Il avait beau ne pas apprécier la personnalité un peu rentre-dedans du médium, ce dernier n’était pas méchant. Il ne voulait pas l’attrister davantage en lui annonçant honnêtement qu’il ne se sentait pas à l’aise dans cette soirée.
— On avait un contrôle de français ce matin, il est fatigué… expliqua Fanny.
Nathanaël adressa un regard reconnaissant à sa sauveuse. Heureusement, Baptiste n’insista pas. Il acquiesça en soupirant.
— Je comprends… Rentre bien, alors !
— Je vais le raccompagner, proposa sa camarade.
Les deux adolescents s’éloignèrent en silence. Quand ils furent enfin sortis de la salle, Fanny reprit la parole :
— Alors ? Tu disais que tu réfléchissais encore à rejoindre l’Institut ?
Nathanaël se pinça les lèvres. Les derniers événements l’avaient presque convaincu d’accepter. Cependant, cette soirée lui rappelait à quel point il n’appréciait pas l’organisme et ses membres. Il ne s’imaginait pas pouvoir un jour travailler main dans la main avec ces gens, avoir foi en eux et leur confier ses arrières.
— Moi, je n’éviterai pas le combat.
Il se tourna vers elle, surpris. Malgré les révélations sur la dangerosité du métier, une détermination farouche brillait dans le regard de Fanny. Elle avançait vers les ascenseurs, la tête haute, le pas décidé, telle une guerrière en quête d'action.
— Franchement, ça me fait peur et j’aurais préféré rejoindre l’Institut à un autre moment. Mais je suis là maintenant et il est hors de question que je les abandonne alors qu’ils ont besoin de toute l’aide sur laquelle ils peuvent compter. Si ma présence permet de sauver une personne, médium ou non, alors je signe sans hésiter.
Sa déclaration rappela à Nathanaël les visages de ses voisins. L’appartement était vide depuis cette fameuse nuit. Monsieur Voiron et sa femme avaient passé les derniers jours entre le commissariat et l’hôpital. Ils étaient vivants, mais les séquelles étaient bel et bien présentes, mentalement et physiquement. Quelques minutes de plus et l’issue aurait pu être totalement différente.
Peut-être qu’avec une équipe de médiums en plus cette nuit-là, les secours seraient arrivés plus rapidement. Peut-être auraient-ils exterminé le mauvais esprit avant qu’il n’atteigne la catégorie six. Peut-être ses voisins s’en seraient-ils tenus aux mots et n’en seraient-ils pas venus aux mains…
Cette hypothèse lui était venue tout de suite. Elle trottait encore dans sa tête alors qu'il pénétrait dans le bâtiment de l'Institut. Allait-il vraiment laisser une soirée mondaine détruire son désir d’aider les autres ?
— Bon... Moi aussi, je signe, décida-t-il.
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