Chapitre 2 : Le mariage
Vingt-deux ans plus tôt.
À la sortie de l'église, Amanda referma sa petite main sur celle, tiède et rassurante, de son père afin de ne pas se laisser emporter par le flot de personnes qui traversaient le narthex. Il lui adressa un sourire bienveillant.
Ce jour-là, il portait, sous une veste de smoking, une chemise blanche qui le serrait légèrement au niveau du ventre, et autour du col de laquelle il avait noué grossièrement une cravate. Arnaud Candier se mettait rarement sur son trente et un, mais pour une occasion aussi importante qu'un mariage, il avait tenu à soigner son apparence.
Ses cheveux châtains, coiffés vers l'arrière, étaient recouverts d'une fine couche de laque qui les rendait brillants. Ses yeux bruns étincelaient également, au-dessous d'un large front que les rides commençaient à creuser. Il possédait des joues bien rondes, pareilles à celles d'un enfant, et un menton potelé. Amanda s'amusait souvent à le lui pincer affectueusement.
Lorsque tout le monde s'immobilisa sur les marches de l'édifice religieux pour faire une photographie de groupe, Arnaud souleva sa fille entre ses bras et la cala contre son épaule. Ensemble, ils adressèrent une mine réjouie en direction de l'objectif, fixé à une dizaine de mètres d'eux.
La mariée, au premier rang, était éblouissante de beauté. Elle portait une longue robe blanche qui lui conférait l'allure d'un cygne majestueux. Sa chevelure ténébreuse contrastait élégamment avec la couleur immaculée de sa tenue, alors que celle-ci s'accordait avec la teinte laiteuse de sa peau.
Amanda ne connaissait pas vraiment cette femme dont on célébrait les noces, mais elle avait accepté de venir en compagnie de ses parents sans rechigner. Elle avait l'intention de jouer avec les autres enfants et de bien s'amuser des heures durant.
Barbara Candier était présente, elle aussi, mais la foule l'avait séparée de son mari et de sa fille, si bien qu'elle se trouvait de l'autre côté du groupe. Lorsque l'image fut figée dans l'appareil du photographe, ils en profitèrent pour se rejoindre. Amanda s'agita afin de descendre des bras de son père.
Elle-même était très jolie dans sa petite jupe de taffetas beige. Le vêtement s'évasait à chacun de ses pas dans un bruissement harmonieux et elle se vantait devant les autres fillettes de posséder une tenue qu'elle qualifiait de « digne d'une princesse ». Elle était pressée de la montrer à Jasper, à qui elle n'avait pas encore eu l'occasion de parler.
C'était son père, Martin, qui devait les conduire à la réception organisée dans une grande salle, louée par les parents des mariés pour la circonstance. Il les attendait d'ailleurs avec son fils à côté de sa berline rutilante, garée sur le parking de l'église.
Son physique était très proche de celui d'Arnaud, malgré les cinq années qui les séparaient, faisant de Martin l'aîné. Son nez était peut-être un peu plus saillant et ses yeux légèrement moins sombres, mais leur fraternité était indiscutable. Vêtus tous deux d'un costume, ils paraissaient presque identiques.
Jasper se tenait droit dans son dos, sans bouger. Son géniteur était quelqu'un de très autoritaire. Il n'acceptait jamais que son fils fasse le moindre faux pas, or ce dernier s'attirait souvent des ennuis, auxquels Amanda était mêlée la plupart du temps. Ils étaient inséparables.
— Tu es belle, commenta-t-il lorsqu'elle passa à sa hauteur.
Elle se trémoussa sous l'effet de ce compliment, flattée, avant de monter à l'arrière du véhicule en prenant grand soin de ne pas froisser ses habits. Jasper s'installa à côté d'elle et Barbara prit place avec eux sur la banquette. Quant à Arnaud, il s'était déjà assis sur le siège passager, tandis que son frère, lui, se mettait au volant.
Contrairement à Amanda qui aimait voir sa famille réunie ainsi, le cœur de Jasper n'était pas à la fête. Dans ces moments-là, l'absence de sa mère se faisait sentir plus que de raison. Il ignorait presque tout d'elle et Martin ne la mentionnait jamais. Il savait seulement qu'elle était repartie sans aucune raison pour les États-Unis, son pays natal, quand il était encore bébé. Il n'avait conservé d'elle aucun souvenir.
Il ignorait si sa cousine pouvait sentir sa peine ou si elle se lisait simplement sur son visage, toujours est-il qu'elle posa sa main, au poignet orné d'un bracelet argenté, sur la sienne. Jasper sourit doucement à son contact, qu'il trouvait réconfortant. Il n'avait pas le droit d'être triste : Amanda était l'unique compagnie dont il avait besoin.
La voiture de Martin s'immobilisa devant un bâtiment isolé, où les autres invités du mariage affluaient eux aussi. La salle des fêtes d'Andeviers avait été construite à l'écart de la majeure partie des habitations afin que les riverains ne soient pas dérangés par l'agitation qui y régnait souvent.
Des rubans avaient été suspendus aux différentes entrées, ainsi que par les fenêtres, et des pétales rosés décoraient le sol carrelé sur lequel ils mirent les pieds en pénétrant à l'intérieur de la pièce spacieuse.
Un immense buffet occupait tout le mur latéral droit. Un gâteau, haut de plusieurs étages et rehaussé de figurines représentant un couple marié, était le chef-d'œuvre du repas, bien que la pyramide de macarons puisse rivaliser avec son élégance.
— Toutes ces bonnes choses à manger ! s'émerveilla Amanda, aussi gourmande que la majorité des enfants.
— Je t'interdis d'y penser, coupa sa mère en lui pressant l'épaule. Il faut attendre que Lisa ait coupé la première part de la pièce montée avant de songer à se servir.
La fillette leva les yeux au ciel, mais s'efforça de réfréner son impatience. Si son esprit y parvenait, ce n'était pas le cas de son estomac qui grondait férocement. Son regard couvait déjà les éclairs au chocolat, alors qu'elle devait encore patienter jusqu'à ce que les époux aient fini de recevoir les félicitations de toute l'assemblée.
Afin de résister à la tentation, elle essaya de fixer un autre point dans la salle, comme l'estrade prête à accueillir un groupe de musiciens qui n'était pas encore arrivé, mais ce fut autour de son odorat d'être mis au supplice. Elle n'avait pas besoin de voir les plats : les effluves qui en émanaient suffisaient à la torturer.
Elle commençait à s'exaspérer quand Jasper lui tapota l'omoplate. Puisqu'il se trouvait dans son dos, elle sursauta de surprise avant de se retourner vivement. D'un geste de la main, il l'invita à le suivre discrètement. Leurs parents étant en pleine discussion avec d'autres adultes, ils n'eurent aucun mal à se soustraire à leur surveillance.
Son cousin la conduisit dans un cagibi assez large, où les tables et les chaises étaient stockées lorsque personne ne les utilisait. Il alluma la lumière, puis ferma la porte derrière eux. Une fois à l'abri des regards, il tira de sa poche une poignée de macarons colorés.
— Tu es fou ! s'exclama Amanda, les yeux ronds. Si quelqu'un s'en aperçoit, tu vas te faire gronder.
— Pas grave. Tiens, je t'en ai pris deux au citron. C'est bien ton parfum préféré, non ?
Elle acquiesça d'un hochement de tête, avant de s'emparer de l'un des gâteaux meringués du bout de ses doigts timides. Il se craquela savoureusement sous ses dents quand elle mordit dedans.
— Un délice. Je crois que je n'ai jamais rien goûté d'aussi bon, affirma-t-elle en essuyant les miettes autour de ses lèvres.
— Qu'est-ce qu'on dit ?
— Merci, mon Jasper à moi.
Amanda l'embrassa sur la joue, ce qui eut pour effet de lui arracher un sourire satisfait. Ensemble, ils engloutirent rapidement le butin du garçonnet jusqu'à avoir les mains collantes de sucre, puis retournèrent dans la salle où personne ne semblait avoir remarqué leur absence.
Ils commettaient un nombre incommensurable de bêtises lorsqu'ils étaient tous les deux, mais Amanda ne se faisait quasiment jamais disputer. Même les fois où elle tentait d'affirmer qu'elle était autant responsable que son cousin, sa mère se contentait de rétorquer qu'elle était simplement victime de sa mauvaise influence.
Jasper, lui, était toujours puni, et encore plus sévèrement quand Amanda avait un lien avec ses écarts de conduite. À cause de cela, elle se sentait coupable vis-à-vis de lui, sans toutefois parvenir à faire évoluer la situation en sa faveur. Elle était encore trop petite et elle savait que les adultes n'écoutaient pas les enfants, même lorsqu'ils avaient raison.
— Tu as vu ? interrogea-t-elle pendant qu'ils observaient les divers plats présentés sur le buffet, un peu plus tard dans l'après-midi. À ton avis, qu'est-ce que c'est ?
Ils s'étaient immobilisés devant une rangée de coupes en cristal, remplies aux trois quarts par un liquide doré, à l'intérieur duquel des bulles remontaient à la surface pour venir s'y éclater.
— Je ne sais pas, mais les autres ont l'air de raffoler de ce truc. Ils en ont tous. Tu veux goûter ?
Amanda répondit par l'affirmative et il lui attrapa un verre, car elle-même était trop petite pour s'en saisir. En réalité, ils avaient été placés là où aucun enfant ne serait susceptible de les attraper, mais comme Jasper possédait une taille supérieure à la moyenne des garçons de son âge, ce détail ne l'arrêta pas.
— Oh non, Mandy, je te le déconseille ! lança soudain la voix de son père, alors qu'elle s'apprêtait à porter la coupe à ses lèvres.
Avec un petit rire, il s'empressa de lui ôter le récipient des mains, tandis qu'elle lui jetait un regard interrogateur. Arnaud lui tapota doucement la tête, puis expliqua sur un ton plus pédagogue :
— C'est du champagne, autrement dit de l'alcool. Les adultes peuvent en boire parce que leur corps est plus robuste, mais vous, vous ne devez surtout pas. Vous êtes encore...
— ... Trop jeunes pour ça, acheva Jasper.
C'était toujours la même rengaine et celle-ci l'agaçait. Malgré cela, il avait beaucoup d'affection pour son oncle, aussi s'abstint-il de le braver comme il aurait pu le faire face à son père ou à sa tante. Contrairement à eux, Arnaud ne s'était jamais montré injuste avec lui. De toute la famille Candier, à l'exception d'Amanda, il était celui que Jasper appréciait le plus.
— Tenez, goûtez plutôt ce jus de pomme.
D'un geste de la main, Arnaud désigna une brique cartonnée à l'emballage fruité. Quoiqu'un peu déçus, les enfants décidèrent d'obéir. Ils prirent chacun un gobelet en plastique sur la table et Jasper y versa la boisson.
— Je vous garde à l'œil, tous les deux, déclara Arnaud. Pas de champagne, promis ?
Amanda fut la première à acquiescer et, à contrecœur, le garçon se résolut à l'imiter. D'ordinaire, il prenait un malin plaisir à contourner les interdictions, mais cette fois, par respect, il ne le ferait pas.
Par la suite, l'humeur de Jasper continua à devenir de plus en plus maussade, en particulier lorsque sa cousine fut invitée par deux fillettes avec lesquelles elle allait à l'école à sortir jouer à la marelle. Il se renfrogna et erra un moment entre les tables où étaient installés les convives, les mains dans les poches.
Le bruit des conversations l'irritait. Il détestait quand les adultes discutaient entre eux, sans prêter la moindre attention aux enfants pour ensuite les réprimander s'ils venaient à commettre des frasques, alors qu'ils étaient censés être placés sous leur surveillance.
Il évita avec soin l'endroit où son père était attablé. Barbara lui faisait face, elle-même assise à côté d'Arnaud qui l'avait rejointe après son intermède auprès d'eux. Jasper craignait que Martin, en le voyant, ne trouve quelque reproche à lui faire, comme c'était souvent le cas.
Il s'approcha du banc sur lequel se trouvait Mme Pitard, l'une de ses voisines. Cette veuve, âgée de cinquante ans, ne sortait pas beaucoup depuis la mort de son époux, mais elle avait accepté de se rendre à la réception lorsque la mariée l'y avait conviée. Afin de resplendir au milieu des élégants invités, elle s'était parée de ses plus beaux habits et avait sorti ses bijoux les plus somptueux.
Quand Jasper remarqua la bague sertie d'une émeraude qu'elle arborait à son doigt, il songea que sa couleur s'accorderait superbement avec les yeux de sa cousine, bien que ceux-ci soient un peu plus clairs. Subrepticement, il s'approcha.
***
Amanda refit irruption dans la salle, les joues rosies par l'exercice. Zoé, sa camarade de classe, la suivait d'un pas joyeux. Ensemble, elles se dirigèrent vers le buffet qui se dégarnissait. Elles prirent chacune un éclair au chocolat, puis se servirent un grand verre de soda sucré pour se désaltérer. Après une trentaine de minutes passées à sauter de case en case, elles avaient très soif.
— Nous nous sommes bien amusées, commenta Amanda en essuyant du revers de la main la moustache laissée par la boisson pétillante au-dessus de sa bouche. Nous devrions faire ça plus souvent à la récréation.
— Oui, c'est vrai ! Je suis certaine qu'avec un peu plus d'entraînement, Nicole n'aurait pas gagné. Oh, regarde ! Les musiciens ont commencé à jouer.
En effet, le groupe était arrivé durant leur absence et avait pris place sur l'estrade installée à leur intention. Ils entonnaient désormais des airs guillerets, sur lesquels les convives tapaient des mains ou battaient la mesure du pied.
— Personne ne danse, c'est dommage, constata Amanda. J'aime bien voir les gens danser.
— En tout cas, moi, je ne vais pas me priver de le faire.
— Comment ? Tu n'as pas de cavalier.
— Je vais m'en trouver un. Et je sais déjà à qui je vais demander, affirma Zoé.
— Ah bon ? À qui ?
— À ton cousin Jasper. C'est le garçon le plus mignon de toute la réception.
Les sourcils d'Amanda se froncèrent tellement que des rides se creusèrent sur son front pourtant parfaitement lisse. Son teint s'empourpra et une pointe de jalousie, mêlée à de la colère, naquit en elle. Sans réfléchir, elle attrapa la tarte meringuée à peine entamée qui était posée juste sous ses yeux et la jeta au visage de sa camarade.
Zoé poussa un cri lorsque le mélange poisseux aspergea sa robe en dentelle, colla ses mèches brunes et macula son visage. Elle trépigna rageusement sur place, puis se jeta sur Amanda, les poings en avant.
— Peste ! hurla-t-elle.
— Bien fait pour toi. Ça t'apprendra à vouloir me voler mon cousin.
La fillette lui avait répondu avec dédain tout en faisant un bond vers l'arrière pour échapper à ses coups. Zoé continuait à sangloter, sans cesser d'essayer de la griffer ou de lui tirer les cheveux.
Alertés par le bruit, les invités les plus proches d'elles s'étaient déjà tournés dans leur direction pour voir une enfant couverte des restes d'une délicieuse pâtisserie et la deuxième, coupable, qui tenait encore le moule.
*****
Fin de l'extrait ! J'espère que ce début vous a plu. Vous pouvez retrouver le roman dans son intégralité sur Amazon : Le sang des Candier, publié sous le pseudonyme de Mary Elise ;-)
Merci pour votre lecture !
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