Chapitre 1 : L'enterrement
Les rideaux étaient tirés dans la chambre d'hôtel. Aucune lumière, naturelle ou artificielle, n'éclairait la pièce. L'endroit était aussi obscur que silencieux. Une ombre se mouvait sans émettre le moindre bruit sur la moquette râpeuse, en dépit de ses mouvements virulents.
Soudain, une ampoule s'illumina. Il s'agissait de celle de la petite salle de bain, à l'intérieur de laquelle un homme venait de pénétrer. Il s'accouda au lavabo rectangulaire pour observer son visage dans le miroir.
En douze ans, Jasper Candier n'avait pas vraiment changé. Il avait un peu minci, mais il était toujours aussi musclé qu'autrefois, si bien que la différence se remarquait à peine. Cela se devinait seulement au niveau de ses joues et de ses orbites, qui avaient commencé à se creuser.
En revanche, il prenait désormais beaucoup moins soin de son apparence. Une barbe hirsute, qu'il n'avait pas rasée depuis un moment, recouvrait le bas de son visage. Quant à ses cheveux couleur ébène, ils n'étaient pas coiffés et retombaient en mèches éparses devant ses yeux, tout aussi sombres.
Il passa une main sur l'arrière de sa nuque. Il hésitait à arranger tout cela. Avec cette allure échevelée, il était presque méconnaissable. Personne, à Andeviers, ne le reconnaîtrait. Il n'était certainement pas le bienvenu dans cette ville, où personne ne l'avait jamais apprécié. Il l'avait quittée plus d'une décennie auparavant et n'y avait pas remis les pieds depuis lors.
D'un autre côté, il se moquait bien d'être identifié ou non. Cela lui était égal. Il n'avait jamais eu peur du regard des autres et, de toute manière, il avait le droit d'être là. Après tout, c'était son père qui allait être enterré cet après-midi même.
Jasper l'avait toujours eu en horreur et ce sentiment s'était accru à l'adolescence, au point de faire naître entre eux une haine farouche. Malgré cela, il était venu. Tout le monde trouverait sans doute louable que, en dépit de leurs querelles passées, il ait décidé de rendre un dernier hommage à Martin Candier. En réalité, il préférerait cracher sur sa tombe plutôt que de lui faire cette ultime faveur. La raison de son retour était tout autre.
L'occasion était trop belle pour qu'il puisse se permettre de la rater et il n'en aurait sûrement pas d'autre à l'avenir. Il savait qu'elle serait présente. Il savait qu'il tenait, au travers de cet enterrement, l'occasion de la revoir.
Amanda. Il ne s'était pas écoulé un seul jour au cours de ces douze années sans qu'il ne pense à elle. Même à des centaines de kilomètres de lui, elle continuait à le hanter, à l'obséder. Il l'avait littéralement dans la peau et, à part la mort, il était persuadé que rien ne le délivrerait jamais de son emprise.
Un aboiement le tira de ses pensées. Il secoua la tête, s'aspergea le visage avec un peu d'eau fraîche, puis se tourna vers la porte qui pivota sur ses gonds, aidée par une patte noire. Un rottweiler femelle pénétra joyeusement dans la pièce minuscule pour venir se pâmer aux pieds de son maître.
— Mandy..., murmura-t-il.
Jasper s'agenouilla pour caresser son pelage doux. Solitaire de nature, il ne possédait pas d'autre compagnie que celle de sa chienne, à laquelle il prodiguait toute son attention au quotidien. Il avait toujours été plus agréable envers les animaux qu'envers les humains, face auxquels il ne parvenait jamais à contenir son tempérament violent.
— Tu vas être une sage fille et rester ici pour l'après-midi, d'accord ? J'ai quelque chose de très important à faire. Pour l'instant, je dois finir de me préparer.
Elle lui donna un coup de langue sur la joue pour lui témoigner son affection. Si Jasper avait pu sourire, il l'aurait fait, mais il n'avait plus sollicité les muscles adéquats de sa mâchoire depuis trop longtemps.
À la réflexion, il décida de raser sa barbe. Elle lui donnait l'air d'un ermite, or ce n'était pas ainsi qu'il voulait apparaître aux yeux d'Amanda. Il désirait qu'elle retrouve en lui l'adolescent qu'elle avait jadis aimé.
***
Amanda Farlot était debout dans la salle de bain de son pavillon. Dans une position identique à celle de Jasper, alors qu'une demi-douzaine de kilomètres seulement les séparaient l'un de l'autre, elle s'observait elle aussi dans le miroir. Elle était ravissante et elle le savait.
Elle n'avait cessé d'embellir depuis l'âge de dix-sept ans. Elle possédait une somptueuse chevelure blond foncé qui lui tombait jusqu'au milieu du dos, une silhouette athlétique à la poitrine généreuse et une peau hâlée dont elle s'efforçait de conserver la nuance depuis la fin de l'été.
Ses yeux, aussi verts que des émeraudes, contrastaient pour leur part avec l'assurance irrésistible qui émanait de son physique. Eux qui brillaient ordinairement d'une lueur taquine, ils semblaient affreusement ternes, en cet instant.
C'était sûrement dû à son humeur maussade. Elle n'avait pas fermé l'œil de la nuit, même si elle dissimulait habilement ce petit détail sous une couche généreuse d'anticernes et de fond de teint. Ses cils avaient été épaissis à l'aide d'un mascara hors de prix et sa bouche était peinte d'une couleur écarlate.
Sa tenue n'était pas très appropriée pour un enterrement. Quoique totalement noire, elle paraissait un peu trop osée pour une cérémonie funéraire. Elle se composait d'une jupe fendue sur le côté, sous laquelle elle ne portait pas de collants, d'escarpins aux talons longilignes et d'un chemisier moulant qui épousait ses formes.
— Amanda ? appela soudain une voix derrière la porte.
Distraite, elle ne répondit pas immédiatement, trop occupée à parfaire sa coiffure. Elle ne devait pas se contenter d'être belle, il fallait qu'elle soit sublime. Elle avait toujours pris soin de son allure, mais jamais autant qu'en ce jour si particulier.
— Mandy ? insista-t-on. Est-ce que tu es prête ?
— Encore une minute et je te rejoins. Tu n'as qu'à démarrer la voiture, pendant ce temps.
Elle scruta le reflet que lui renvoyait le miroir. Une petite voix dans sa tête lui soufflait qu'elle avait sans doute fait tout cela pour rien, qu'il ne viendrait pas. Jasper haïssait son père. Quelle raison aurait-il eu de se rendre à son enterrement ? Aucune.
Aucune, à l'exception de son désir latent de la voir également. Elle aussi, elle détestait Martin Candier, pourtant elle assisterait à la cérémonie dans l'espoir d'apercevoir son fils, qui avait quitté Andeviers douze ans plus tôt sans un mot, sans lui laisser une occasion de le revoir une dernière fois. Elle ne voulait pas manquer celle-ci.
Amanda sortit de la salle de bain et traversa sa chambre déserte pour se diriger vers les escaliers. Parvenue au rez-de-chaussée, elle entendit le ronronnement caractéristique de la voiture, stationnée à l'extrémité de l'allée. Son mari l'attendait au niveau de la portière passager, prêt à la lui ouvrir sitôt qu'elle apparaîtrait sur le seuil de la maison.
— Amanda ! s'offusqua-t-il lorsqu'elle franchit l'encadrement. Ce n'est pas... Tu es... très indécente.
Andrew Farlot ouvrit des yeux ronds à la vue de son épouse. C'était un jeune homme affable, très apprécié dans la ville. Il venait juste de dépasser la trentaine, ce qui ne se voyait pas du tout sur son visage poupin. Il paraissait presque dix ans de moins, avec son air juvénile, ses prunelles bleu ciel et ses cheveux châtains en bataille, auxquels il avait fait l'effort de donner un coup de peigne pour la triste circonstance.
— Pourquoi ? demanda-t-elle alors qu'un éclat se remettait à scintiller dans ses iris. Parce que je suis éblouissante ?
— Tu aurais pu porter un pantalon, un tailleur ou... je ne sais pas. N'importe quoi d'autre.
Lui-même arborait un costume classique qu'il avait acheté pour l'enterrement. En guise de réponse, Amanda se contenta de lever les yeux au ciel et d'avancer jusqu'au véhicule. Dans leur couple, c'était le plus souvent elle qui commandait, si bien qu'elle avait toujours le dernier mot. Andrew ne faisait pas le poids face à son tempérament impétueux, qu'elle tenait de sa famille.
Il abandonna toute tentative de persuasion. Il n'ignorait pas son antipathie à l'égard de Martin Candier et il supposait qu'elle avait accepté de se rendre à ses funérailles uniquement parce que sa mère avait insisté. Dans son esprit, la tenue d'Amanda n'était qu'une ultime provocation envers un homme qu'elle avait longtemps haï, même s'il ne connaissait rien des motifs d'une telle rancœur.
***
Jasper fut l'un des premiers à arriver à l'église. Il y aurait probablement beaucoup de gens présents aux obsèques de son père. Tout le monde ou presque l'estimait à Andeviers, à l'exception de son propre fils et d'Amanda. Évidemment, ils avaient leurs raisons, des raisons que nul ne pourrait jamais soupçonner.
Ses pas résonnèrent lorsqu'il pénétra à l'intérieur de la nef. L'édifice religieux n'était pas très grand, mais tout de même assez pour accueillir une petite centaine de personnes. Les murs bruts se coloraient de diverses teintes lumineuses en fonction de la couleur des vitraux que les pâles rayons du soleil venaient frapper.
Il suivit le tapis poussiéreux qui recouvrait l'allée centrale jusqu'au banc le plus proche de l'autel, taillé dans un bois épais. Il n'avait pas pris la peine de tremper ses doigts dans le bénitier à l'entrée, ni même d'esquisser un signe de croix, et ne fit pas preuve de plus de respect lorsqu'il s'affala à sa place.
Il n'avait pas la foi et ne l'avait jamais eue. C'était sûrement mieux ainsi. La mère d'Amanda l'avait seriné à maintes reprises en lui répétant qu'il brûlerait en enfer pour l'odieux péché qu'il avait osé commettre, car elle-même était une fervente chrétienne.
Malgré cette menace absurde qui planait potentiellement sur son âme, Jasper n'avait pas peur, ni du Diable ni de quiconque. La seule chose qui l'effrayait était la réaction d'Amanda lorsqu'ils se verraient. Douze ans s'étaient écoulés. Douze interminables années. Elle l'aurait peut-être oublié...
Non, ce n'était pas possible. Une histoire comme la leur ne s'effaçait pas, en dépit de toute l'ardeur que l'on pouvait mettre à essayer d'y parvenir. Au contraire, elle restait dans la mémoire. Elle pouvait même faire perdre la raison si tel était son dessein, mais elle ne saurait disparaître totalement.
La foule commença à affluer. Quelques individus qui le reconnurent lui présentèrent leurs plus sincères condoléances, en réponse auxquelles il daignait parfois grommeler un vague « merci ». Ils ignoraient tous quel être abject était en réalité son père, et maintenant qu'il était mort, nul ne connaîtrait jamais son véritable visage.
Jasper se rassit après avoir serré la main d'un homme dont il n'avait pas conservé le moindre souvenir et jeta un regard en direction de l'entrée. Barbara Candier, sa tante, pénétrait à son tour dans l'église. Il détourna précipitamment les yeux pour les ramener sur une sculpture de la Vierge Marie à la peinture écaillée.
Il n'avait rien à craindre d'elle, du moins dans l'immédiat. Sous ses airs vertueux, elle n'était rien d'autre qu'une hypocrite notoire, raison pour laquelle elle ne se permettrait pas de provoquer un scandale au vu et au su de tous. Elle attendrait pour cela qu'ils soient seuls, et surtout sans témoins.
Enfin, alors qu'il commençait à désespérer de la voir arriver, elle apparut.
***
La première chose que fit Amanda en entrant dans la nef au bras d'Andrew fut d'observer les alentours. Elle reconnaissait la plupart des personnes présentes dans l'assemblée, mais pas celle qu'elle cherchait. Si elle ne vit pas immédiatement Jasper, c'était parce qu'elle ne s'attendait pas à le trouver au premier rang.
Leurs yeux se croisèrent et ne se lâchèrent plus durant la minute qui suivit. Instinctivement, Amanda se mordit la lèvre. Son regard était aussi puissant qu'autrefois. Elle avait l'impression que lui seul suffisait à lui brûler la peau, même de si loin.
— Mandy ?
La voix de son mari coupa court à ce contact visuel, à la fois bref et intense. Elle prit une profonde inspiration, car son cœur s'était mis à tambouriner dans sa poitrine. Il était venu. Cela signifiait qu'elle allait pouvoir lui parler. Juste lui parler et rien d'autre. Elle en éprouvait le besoin.
— Excuse-moi, je suis un peu perturbée, se justifia-t-elle.
— Un jour comme celui-ci, ça se comprend. Où veux-tu que l'on s'installe ?
— Je... Euh...
Au même instant, elle aperçut sa mère, elle aussi assise au plus près de l'autel, mais à la droite de l'allée, au contraire de Jasper qui se trouvait à sa gauche. Elle adressa un signe de la main discret à Amanda. Celle-ci voulut faire mine de l'ignorer mais, hélas pour elle, il n'échappa pas à Andrew.
Ils la rejoignirent donc, à contrecœur en ce qui concernait la jeune femme. Elle n'avait aucune envie d'un tel face à face, encore moins maintenant. Amanda savait déjà ce qui se passerait sitôt qu'elle aurait pris place à côté de sa génitrice.
— Avec tout le mal qu'il a causé, je n'arrive pas à croire qu'il ait eu l'audace de revenir ! lança cette dernière à mi-voix, après que le couple se fut installé sur le banc.
— Maman, c'est son père ! C'est normal qu'il soit ici.
Amanda luttait contre son désir furieux d'observer Jasper. Il était là, quasiment à portée de main, pourtant elle devait feindre de ne pas le voir afin de ne pas éveiller le courroux de sa mère. Quant à Andrew, il n'avait tout simplement jamais entendu parler de lui. Son nom avait disparu de toutes les lèvres à la suite de son départ précipité.
— Qu'y a-t-il ? interrogea-t-il distraitement alors que sa belle-mère continuait à marmonner des paroles incompréhensibles.
— Je... Hum... Je t'expliquerai ça à la maison, tu veux bien ? C'est un sujet un peu délicat et je crains que ce ne soit ni l'endroit ni le moment pour l'aborder.
Amanda prit la main de son mari dans la sienne et la ramena sur ses genoux. Qu'allait-elle lui dire, exactement ? Elle ne pouvait pas lui révéler la vérité au sujet de son histoire tragique avec Jasper, sans quoi il risquerait de fuir en courant dès qu'il saurait ce qui s'était passé entre eux.
À l'expression crispée qui transparaissait sur les traits de sa mère, Amanda devina qu'elle pensait la même chose. Physiquement, elles se ressemblaient beaucoup, toutes les deux. Sa fille avait hérité de son apparence, à l'exception de son nez un peu proéminent qu'elle tenait de la branche paternelle de sa famille.
Moralement, en revanche, elles étaient en parfaite opposition. Elles n'étaient jamais d'accord et se disputaient souvent, sur tous les sujets possibles. Ceci, dans le fond, n'était que partie remise. Amanda n'avait jamais pu accepter le fait que sa mère ait tenté de l'éloigner de Jasper quand ils étaient adolescents, ni qu'elle ait eu raison à ses dépens sur la façon dont leur relation s'était achevée.
Le calme se fit dans la nef, en même temps que les derniers retardataires arrivaient. Le prêtre s'approcha de la chaire et, une fois que tout le monde eut pris place, la cérémonie commença.
Les portes de l'église s'ouvrirent sur six hommes robustes en costume noir, qui portaient sur leur épaule un cercueil en chêne massif. Des murmures l'accompagnèrent au rythme de sa progression. Amanda conserva une expression neutre, dénuée de tout sentiment. Elle n'éprouvait aucun chagrin.
Elle ne se donna pas la peine de participer aux prières que l'ecclésiastique enjoignit à la foule de prononcer. Andrew, à côté d'elle, psalmodiait du bout des lèvres. Sa mère avait les mains jointes sur ses genoux. Amanda, par contre, ne faisait rien pour ne serait-ce que donner l'illusion.
Elle n'était plus croyante depuis longtemps. Comment aurait-elle pu le demeurer avec ce qui s'était produit jadis ? Elle préférait se rassurer en songeant que Dieu n'existait pas : cela lui épargnerait peut-être l'enfer et la damnation éternelle à laquelle elle semblait promise dans la religion chrétienne, à la vue de ses péchés.
Cette pensée la fit frissonner et elle détourna rapidement les yeux de la croix posée sur le cercueil de Martin Candier. Elle n'avait pas besoin d'être jugée, ni par le Tout-Puissant, ni par qui que ce soit. Elle avait suffisamment payé pour ses actes et porterait leur poids sur sa conscience jusqu'à la fin de ses jours.
Quelques chants furent entonnés par les membres de la chorale d'Andeviers, auxquels se joignit l'assemblée. Les mélodies se répercutèrent en écho entre les murs de la nef et plusieurs personnes, à ce moment-là, versèrent une larme.
Jasper se contentait de garder les mains sur ses cuisses et d'empêcher ses poings de se serrer. L'hommage fait à son père était très beau, très émouvant, mais aucunement réaliste. Martin n'était pas un homme de bien, loin de là. Il considérait depuis toujours son fils comme un monstre, mais lui-même n'était guère différent. S'il y avait vraiment un Jugement dernier, ainsi que Barbara paraissait le croire, aucun membre de la famille Candier n'en réchapperait. Nul n'était meilleur qu'un autre parmi eux.
La cérémonie à l'église finit par s'achever et Jasper dut encore recevoir de nombreuses condoléances avant que le cortège funèbre se mette en marche. Du coin de l'œil, il observait Amanda. Elle aurait pu s'approcher de lui, car elle aurait eu un prétexte, pourtant elle ne l'avait pas fait. Peut-être s'était-il trompé ? Peut-être n'était-elle pas venue pour lui ? C'était cependant la seule explication valable à sa présence aux funérailles de Martin.
La jeune femme le regardait aussi, par intermittence, lorsqu'elle était certaine que personne ne risquait de surprendre la direction que suivaient ses yeux. Elle voulait aller vers lui, faire le face à face, mais pour cela, elle devait attendre le bon moment. Elle avait eu douze ans pour réfléchir à ce qu'elle lui dirait lorsqu'ils se retrouveraient, elle n'allait pas renoncer si près du but.
Elle prit le bras d'Andrew et emboîta le pas à sa mère. Ils étaient à quelques mètres du corbillard, que Jasper suivait à une allure mesurée, les mains dans le dos. Eux se trouvaient juste dans son sillage. Sans s'en apercevoir, les doigts d'Amanda se contractèrent sur le coude de son mari, qui lui en fit la remarque.
— Désolée, je suis... plutôt nerveuse.
Elle mentait souvent, au point de frôler parfois la mythomanie, mais il la croyait toujours, ou s'il soupçonnait quoi que ce soit, il le dissimulait bien. De toute manière, même s'il décidait de perdre des heures à réfléchir, il serait toujours à des lieues de la vérité qui troublait Amanda. Personne ne pouvait rien deviner. Ils s'étaient tous efforcés de trop bien masquer la réalité.
Après avoir parcouru une courte distance, ils arrivèrent au cimetière. Un dernier hommage fut prononcé, puis le cercueil de Martin Candier fut placé dans le caveau familial. Ses proches jetèrent une rose blanche dans le trou béant et la mère d'Amanda en fit de même. Elle ne pleurait pas, mais sa peine se lisait sur son visage. Sa fille se contenta de rester en retrait, les bras croisés.
— Tu es sûre que tu ne veux pas..., commença Andrew.
Elle secoua la tête avant qu'il n'ait l'occasion de terminer sa phrase. Il était réellement adorable, mais son doux caractère l'empêchait de croire que des gens pouvaient farouchement se haïr, comme c'était le cas ici. Puisque l'attention de sa mère était retenue par la stèle de Martin, Amanda en profita pour jeter un regard par-dessus son épaule.
Jasper se tenait lui aussi à l'écart. Il n'avait pas daigné s'approcher de la tombe de son père, autour de laquelle les fossoyeurs s'affairaient déjà. Il attendait simplement, les doigts enfoncés dans ses poches, à une dizaine de mètres du rassemblement que formait la foule. Il était adossé à un arbre, les yeux fixés sur elle.
Amanda retira sa main placée au niveau du bras d'Andrew, qui l'observa d'un air interrogateur. Sa respiration s'accéléra et elle dut s'y reprendre plusieurs fois avant de parvenir à s'exprimer sans bredouiller :
— Je te prie de m'accorder une minute... ou même deux. Je dois aller voir quelqu'un.
— Est-ce que ça ne risque pas de paraître impoli si je ne t'accompagne pas ?
— C'est... La situation est un peu compliquée. Il vaut mieux que j'y aille seule.
Andrew n'insista pas, se contentant de préciser qu'il l'attendrait au même endroit. La démarche mal assurée, notamment à cause de ses talons hauts qui s'enfonçaient dans le sol boueux du cimetière, elle prit la direction du vieux chêne, sous lequel Jasper patientait. En la voyant venir à sa rencontre, sa bouche se tordit en un rictus mauvais, presque carnassier.
— Amanda... Ça faisait longtemps, dit-il pour toute salutation.
— Très longtemps. Trop.
— De l'eau a coulé sous les ponts depuis cette époque. J'ai cru comprendre que tu t'étais mariée.
— Avec Andrew Farlot. Il a été l'un de mes patients.
— Un type très bien, à n'en pas douter. Toujours mieux que moi, n'est-ce pas ?
— Personne ne peut être pire que toi, Jasper. Et pourtant, ça ne change rien au fait que je t'ai aimé.
Ils restèrent silencieux quelques secondes, s'étudiant l'un l'autre. Les cheveux d'Amanda voletaient autour de son visage, bercés par le vent automnal. Jasper la trouvait plus belle encore que dans son souvenir. Quand il parvint à s'arracher à la contemplation de ses traits délicats, un détail l'interpella.
— Tu ne portes pas d'alliance ?
— Non. Je ne mets plus de bagues. Pas depuis...
— Qu'en as-tu fait ? L'as-tu enterrée ? Jetée dans la cuvette des toilettes ?
— Pas exactement. Elle a juste sombré au fond de l'étang.
L'unique réaction de Jasper fut de hausser les épaules. Cette révélation ne le surprenait pas. Il avait soupçonné qu'après son départ, Amanda n'aurait pas conservé indéfiniment le bijou qui la rattachait à lui. Elle était beaucoup trop vindicative pour cela.
— J'ai eu des doutes, avoua-t-elle après une nouvelle minute de silence. À maintes reprises, j'ai songé que tu ne viendrais pas.
Elle regarda brièvement dans son dos. Sa mère était à présent en pleine conversation avec Andrew, mais elle ne les quittait pas des yeux. De combien de temps Amanda disposait-elle encore avant qu'elle ne se décide à les interrompre ? Elle s'était toujours immiscée entre eux depuis que leur secret avait été dévoilé et elle ne comptait probablement pas faire d'exception.
— C'était quand même mon père, rappela Jasper.
— Tu le détestais. Bien avant tout ce qu'il y a eu entre nous, vous n'arriviez déjà pas à vous entendre.
Amanda savait qu'elle n'avait qu'une simple question à poser. Cela ne lui ressemblait pas de tourner autour du pot. Ces mots étaient si faciles à prononcer, pourtant ils n'arrivaient pas à franchir la barrière que formaient ses lèvres, à moins qu'elle n'ait juste peur de la réponse.
Pourquoi était-il parti sans lui donner une chance de le retenir ou, à défaut, sans avoir pris la peine de lui dire adieu ? Depuis douze ans, ces interrogations tournaient et retournaient dans son esprit, au point de l'en consumer de l'intérieur. Elle avait peut-être enfin l'occasion de savoir.
— Avais-tu autre chose à me dire ou es-tu simplement venue me saluer ? demanda soudain Jasper, comme s'il lisait dans ses pensées.
— Je... Il faut que nous parlions, toi et moi. Combien de temps as-tu l'intention de rester à Andeviers ?
— Je ne compte pas m'attarder. Je serai reparti demain, dans la journée.
— Où est-ce que tu loges ?
— J'ai pris une chambre à l'Hôtel des Ifs.
— Je viendrai te rendre une petite visite avant ton départ. Je crois que tu me dois quelques explications.
— Non. Non, je ne te dois rien du tout.
Le regard de Jasper s'assombrit, sa mâchoire se serra et Amanda esquissa un pas vers l'arrière. Lorsque son visage prenait cette apparence, il valait mieux se tenir à distance. Elle connaissait son caractère violent pour l'avoir vu à l'œuvre à de nombreuses reprises.
— Mais tu pourras quand même venir, ajouta-t-il en recouvrant un semblant de calme.
Elle acquiesça d'un signe de tête. Ses mains tremblaient et elle se sentait agitée. Elle entendait le sang battre dans ses oreilles à un rythme identique à celui de son cœur. Avant de perdre totalement sa maîtrise d'elle-même, elle décida de tourner les talons. Elle n'avait pas fait un pas que Jasper la retint par le poignet.
— Et toi ? Pourquoi es-tu ici ? Tu n'aimais pas plus mon père que moi.
— Ma mère tenait à ce que je sois présente. Ça avait l'air d'être important pour elle.
— Je ne comprends pas comment tu as pu lui pardonner ! s'emporta-t-il. Je te rappelle qu'ils étaient de connivence, tous les deux. Ils ont fait de notre vie un enfer.
— Je ne lui ai pas pardonné. Je crois simplement que nous avons tous été suffisamment meurtris par tout ça pour juger inutile de continuer à nous faire la guerre jusqu'à la fin des temps.
Jasper la scruta avec insistance, mais en conservant tout de même une attitude neutre. Comme elle était naïve de penser que sa mère pouvait valoir mieux que son père à lui... Si seulement elle n'ignorait pas toute une partie de l'histoire, elle aurait deviné l'origine de sa légitime colère.
Amanda allait s'éloigner pour de bon lorsqu'elle se ravisa. Elle jeta un dernier coup d'œil à Jasper, immobile dans son dos. Elle savait qu'ils étaient présents à cet enterrement dans un unique but, celui de se revoir. Ni l'un ni l'autre, toutefois, ne l'admettrait. Elle se contenta donc de conclure :
— Je suis ici pour la même raison que toi. Parce que c'était quand même mon oncle.
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