Publié le 15/08/2021

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Les assemblées de la meute étaient des moments solennels.

La quasi-totalité de la communauté était réunie dans un antique amphithéâtre de pierre, situé en marge du village. De grandes toiles avaient été tirées au dessus de nos têtes pour nous protéger de l'averse qui menaçait d'éclater, mais pour le moment le tissus se contentait de claquer sous l'effet du vent, solidement attaché aux colonnades qui entouraient les lieux.

Lina et moi avions rejoint Marin et Valentine, installés sur une des dernières rangées des gradins. Un peu plus bas, je reconnus Héloïse et Milo, qui m'adressèrent de grands signes – mais l'alpha avait pris la parole avant que je puisse descendre les saluer.

« Merci à tous et toutes d'être venus ici aujourd'hui, dit-il d'une voix forte. J'ai convoquée l'assemblée pour traiter d'une affaire extrêmement préoccupante, dont la plupart d'entre vous avez déjà eu vent, mais je tiens à ce que tous les éléments soient connus de chacun. »

Flavien rappela que des incursions de loups solitaires au comportement étrange s'étaient multipliées ces derniers mois. Il détailla toutes les hypothèses que ses bêtas et lui avaient examiné et rejeté pour expliquer ce phénomène, à chaque fois en vain. Il expliqua ensuite qu'il pensait que la meute était sérieusement menacée, et qu'il fallait que des mesures exceptionnelles soient prises.

Pendant un long moment, le contenu des débats m'intéressa moins que la façon dont ils se déroulaient. J'avais suffisamment entendu Flavien et ses bêtas discuter des loups solitaires, mais c'était la première fois que j'assistais aux délibérations de l'assemblée.

L'alpha s'exprimait à la fois de manière claire et concise, comme pour s'assurer que tout le monde comprendrait bien la situation. Plusieurs fois, des loups dans l'assistance l'interrompirent pour poser des question – mais c'était toujours fait avec respect, en se levant pour annoncer sa prise de parole. Il arrivait aussi que les bêtas interviennent pour apporter des précisions ou répondent à des questions qui leur étaient plus spécifiquement adressées.

C'était un fonctionnement inédit, il fallait bien le dire. Au Pin d'Airin, les décisions étaient le plus souvent prises par le mâle alpha sans que l'on sache ce qui motivait leurs choix. La meute devait ensuite obéir sans discuter.

J'avais longtemps pensé que c'était le seul moyen de procéder, et que si tout le monde avait part à la décision, la meute risquait de sombrer dans le désordre et les querelles personnelles. Mais je me rendis rapidement compte que j'avais eu tort : il y avait bien eu quelque questions idiotes, et une ou deux attaques personnelles proférées contre l'alpha et ses bêtas, mais dans l'ensemble, l'assistance était mue par la volonté de comprendre et de s'assurer du bien commun. Les loups d'ici étaient extrêmement bien informés des affaires de leur meute, et ils intervenaient pour la plupart avec beaucoup de pertinence.

Finalement, le moment vint où Karina posa la question qui me brûlait les lèvres, et qui était à mes yeux la clé du problème.

« Je comprends l'importance que revêt de l'intégrité du territoire, alpha, concéda-t-elle en introduction. Il est évident qu'une meute aux frontières si perméables envoie un message extrêmement dommageable à tous ceux qui pourraient convoiter ses ressources. Mais cela n'explique pas pourquoi les loups solitaires nous envahissent comme cela. Ils ne cherchent tout de même pas simplement à montrer au monde entier que les défenses de notre meute sont insuffisantes ! »

Une rumeur d'approbation parcourut les gradins – je n'étais pas la seule à partager les questionnements de Karina.

« Nous ne sommes pas encore totalement sûr qu'il s'agisse de cela, fit Flavien, mais nous pensons que les loups solitaires sont attirés par une source magique située sur notre territoire. L'une d'entre nous a repéré ce qui semble être un puis de mana, et la prêtresse Ymir ici présente est venue pour nous aider à déterminer son emplacement, si nos suppositions sont justes.

– Elles le sont ! » trancha une voix éraillée.

Tous les regards convergèrent sur le première rang, où la prêtresse était assise. Elle avait coupé la parole à Flavien, manifestement très consciente du respect qu'elle inspirait dans nos rangs.

« Est-ce que vous désirez exposer vos conclusions maintenant, mère Ymir ? Lui demanda respectueusement Flavien.

– Ça me paraît être le bon moment, en effet. »

La vieille femme se leva, et, tout en s'appuyant sur sa canne, elle se dirigea vers le centre de l'amphithéâtre pour faire face à l'assemblée. C'était la première fois que je pouvais vraiment observer la nouvelle venue.

C'était une femme très âgée, au visage creusé par de nombreuses rides, et dont la chevelure blanche comme la neige contrastait avec une peau d'ébène. Elle portait la tenue traditionnelle des prêtresses, une robe drapée à grands plis, ainsi que plusieurs rangées de bijoux argentés autour du cou et des poignets. Un tatouage en forme de lune ornait son front et semblait briller dés qu'un éclat de lumière venait s'y refléter.

Tout, chez cette femme, respirait l'autorité, et ce malgré son grand âge. Mais je n'avais jamais vu de prêtre jeune, après tout. Il se disait que l'on n'entrait pas au temple sans avoir perdu son âme-sœur et eu plusieurs petits-enfants, mais je ne savais pas si c'était réellement une exigence rituelle.

« Tout laisse à penser qu'un puits de mana est caché quelque part dans le territoire de la vallée au esprits, dit-elle. Cela n'étonnera pas ceux d'entre vous qui connaissent un peu l'histoire de leur meute : votre territoire a toujours été marqué par les phénomènes mystiques. Les magiciens qui y passent suffisamment de temps voient leurs pouvoirs accrus, les mediums ont des visions plus claires, et plusieurs apparitions de la déesse Lune ont été signalées par le passé. D'où le nom de la meute, n'est-ce pas ? »

Je ne m'étais jamais demandé pourquoi cet endroit s'appelait La vallée aux esprits. Je pensais que c'était juste une référence à la géographie des lieux et une jolie formule. Mais dans l'assistance, plusieurs personnes hochèrent la tête en signe d'approbation, et je compris que le mysticisme faisait aussi partie de l'identité de la vallée. Je me rappelai d'ailleurs que Flavien avait regretté qu'il n'y ait plus de prêtre dans la meute – ça faisait sens, à bien y réfléchir.

« Les puits de mana, continuait la prêtresse, sont les nœuds de convergence des flux d'énergie cosmique qui irriguent le monde. Ce sont des lieux avec un haut potentiel magique que les initiés sont capables de capter à leur profit. C'est d'ailleurs ce qui explique, à mon avis, les incursions extérieures. Les puits de mana font toujours l'objet d'immenses convoitises. »

Ces derniers mots avaient été prononcés par la prêtresse d'une voix sombre, tout en parcourent l'assemblée de son regard froid. J'étais bien contente d'être installée loin de sa présente intimidante, mais tout le monde n'était pas aussi impressionné que moi. Je vis Shayma se lever pour poser une question à la prêtresse, qui lui fit signe de parler.

« Excusez ma question, mère Ymir, mais comment se fait-il que nous n'ayons jamais repéré un tel lieu sur notre territoire ? En près de soixante année de vie ici, c'est la première fois que j'en entends parler. »

La prêtresse hocha vigoureusement la tête, comme pour appuyer les paroles de la sage-femme, avant de lui répondre.

« Les puits de mana apparaissent et se tarissent constamment, fit-elle. J'ignore quand celui-ci est né, mais il est probable qu'il ait une origine assez récente – bien plus récente que les flux cosmiques millénaires qui les font naître, en tout cas. Il m'est impossible de dater son apparition sans l'observer moi-même, mais il est fort probable qu'il soit apparu après votre naissance. Et même après celle de votre jeunot d'alpha. »

Je me mordis les lèvres pour ne pas éclater de rire. Cette Ymir semblait se ficher royalement du respect que nous accordions tous à notre alpha. Je me demande si elle se serait permis la même attitude avec les alphas du Pin d'Airain, mais Flavien était assez peu attaché aux témoignages de soumission. Il s'était contenté d'adresser une grimace légèrement amusée à la prêtresse quand elle l'avait qualifié de « jeunot », et la femme reprit paisiblement ses explications.

« Ce que je ne m'explique pas totalement, par contre, continua la prêtresse, c'est que la source attire des loups solitaires : si je me fie à l'exemple de ceux que j'ai croisé, aucun d'entre eux ne maîtrise la magie. Il semblerait qu'on leur ait confié des objets capable de les orienter en direction du puits, même si ça n'est pas bien efficace, pour le moment. »

Plusieurs personnes firent mine de se lever pour demander la parole, mais elle leva vivement la main dans leur direction.

« Je sais ce que vous allez me demander, et non, il n'est pas du tout facile pour les profanes de repérer les puits de mana. Ils se cachent volontairement pour se protéger, et pour les trouver, il faut soit une grande sensibilité mystique, soit beaucoup de chance. J'imagine que vos envahisseurs essaient de forcer la chance en traversant sans répit le territoire, et ils n'ont pas totalement tort, c'est une technique qui peut porter ses fruits à force de tentatives. Mais c'est aussi extrêmement inefficace. »

La prêtresse avait vu juste en devançant les questions : tout le monde se rassit en entendant sa réponse.

« J'en suis venu à la conclusion qu'il y avait forcément une sorcière derrière tout ça. C'est elle qui a équipé vos intrus d'artefacts ensorcelés, et c'est à son profit qu'ils doivent chercher. Et croyez-moi, si elle cherche la source sans demander votre autorisation, c'est qu'elle est loin de vous vouloir du bien. »

Il y eut des murmures agités dans l'assistance. Les sorcières, même celles qui pratiquaient la magie blanche, avaient mauvaise réputation parmi les loups. Elles avaient réputation d'être dangereuses et égoïstes, et beaucoup d'entre nous les détestaient par principe, même sans en avoir rencontré.

Je repensais à la troisième image de ma vision. La femme démesurée, couverte de sang, avec son couteau sacrificiel – elle dégageait une aura aussi étrange que magique, et je me demandais si ce n'était pas le signe qu'il s'agissait bien d'une sorcière.

« Quand on croise le témoignage de la louve qui a trouvé la source, ceux de tous ceux qui ont vu un loup solitaire, et l'histoire de cette meute, il ne reste que très peu de doutes. Aussi ai-je décidé de...

– Hum, hum... »

Flavien venait de se gratter la gorge de façon appuyée, et la prêtresse ne sembla se souvenir de son existence qu'en se tournant vers celui qui l'avait interrompue. Il s'avança à ses côtés, et elle reprit sans avoir l'air troublé le moins du monde.

« Donc, je disais... Nous avons décidé, en concertation avec l'alpha et les bêtas, de soumettre au vote le plan suivant. Jusqu'à ce que cette affaire soit réglée, il faut multiplier les patrouilles, quitte à suspendre toutes les autres activités de la meute. Tous les adultes en capacité de se battre seront concernés. L'objectif sera dans un premier temps de capturer enfin un de ces maudits solitaires, pour pouvoir l'interroger en bonne et due forme. Et ensuite, il faudra sécuriser au maximum les frontières, pour empêcher les intrusions. Quant à moi, je vais me mettre en quête de cette source, qu'il devient absolument vital de trouver et de domestiquer.

– Je demande à l'assemblée de voter cette proposition, fit Flavien d'une voix solennelle. Que tous ceux qui sont pour se lèvent. »

Il y eut comme un grand frémissement qui souleva les gradins, et uns à uns, tous les loups se levèrent. Personne n'objecta contre la suspension des activités. Je sentis que ces longues délibérations avaient atteint leur but, et que tout le monde était convaincu de la gravité de l'affaire.

Je crus même déceler chez certains un frisson de peur.

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C'était un chapitre plus calme, mais j'espère qu'il vous aura intéressé quand même. Si toute cette histoire de loups solitaires vous semblait encore un peu nébuleuse, j'ai l'espoir que vous la trouviez désormais claire comme de l'eau de roche !

J'avais envie de mettre un peu plus en scène le fonctionnement politique de la meute. Généralement, on calque le gouvernement des communautés de loups-garous sur le comportement supposé des loups sauvages, avec un couple (voire un mâle) alpha qui dirige tout le groupe. Sauf que transposé à des communautés quasiment humaines, ça donne un clan qui obéit aveuglément à un seul chef, avec une transmission héréditaire du pouvoir et aucun recours possible contre lui en cas de conflit (à part les duels à mort, quoi...). Bref, c'est la monarchie absolue, et ça heurte mon petit cœur de démocrate, française de surcroît. Après tout, mes ancêtres n'ont pas décapité Louis XVI pour que je fasse l'apologie du despotisme !

Ma conclusion a donc été que la Meute de la Vallée aux Esprits était une communauté assez évoluée pour adopter un régime politique démocratique. J'espère que cette originalité vous plaît.

Et dans tous les cas, on se retrouve mercredi pour la suite, où vous trouverez moins de délibérations et plus d'action !

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