Chapitre 22
Publié le 21/07/2021
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J'étais incapable de répondre à la révélation de Flavien. Qu'est-ce qu'on pouvait bien dire à quelqu'un qui annonçait ainsi la mort de son âme sœur ? « Désolée » ? « Toutes mes condoléances » ? C'était sans doute assez peu à propos, vu qu'il en était le premier responsable.
C'est à peine si je parvins à relever les yeux vers lui, la gorge serrée – mais son regard était fixé sur la couleur rubis de son verre de vin, comme s'il en étudiait les nuances. Je me demandais ce qu'il ressentait, en ce moment...
« Je n'ai pas essayé de te cacher cette histoire, pas plus qu'aux autres du Pin d'Airain, dit-il d'une voix fatiguée. Mais nous avons tous eu besoin d'oublier le passé pour continuer à avancer. Avec le temps, c'est quasiment devenu un sujet tabou. »
Il esquissa un bref sourire d'excuse, sans détacher les yeux de son verre.
« Enfin, si je suis honnête, il n'y a pas que ça... j'avais aussi peur que tu changes de regard sur moi. J'ai déployé de grands efforts pour me faire passer à tes yeux pour meilleur que je ne suis. J'ai aimé que tu sois de plus en plus à l'aise à mes côtés et je ne voulais pas perdre ça.
– Mais, je... »
Ma voix mourut quand nos regards se rejoignirent finalement.
Étrangement, je n'étais pas aussi horrifiée que j'aurais dû l'être. J'avais l'impression qu'il me manquait une pièce du puzzle, quelque chose qui ferait sens et me permettrait de croire à ce que Flavien racontait, de le raccrocher au réel. Je peinais à l'imaginer en tueur.
La pièce n'était éclairée que par la lumière tamisée d'une petite lampe, mais c'était suffisant pour nos sens de loups-garous, et je voyais chacune des rides que l'anticipation creusait sur le visage de Flavien. Il avait l'air profondément inquiet.
« Je ne comprends pas bien pourquoi... enfin : qu'est-ce qui s'est passé ? Tu ne savais pas que c'était ton âme-sœur ?
– Oh, si, je le savais très bien. Ça faisait même des années que je l'avais marquée.
– Raconte-moi, Flavien. »
Il hocha la tête, prenant sans doute conscience de l'incongruité de son comportement : il attendait une réaction de ma part sur des événements dont j'ignorais tout. Il but très lentement une gorgée de vin, s'installa plus confortablement contre son fauteuil, et se mit à parler. Plutôt que d'aborder directement les macabres événements, il fit commencer son récit longtemps en arrière.
« Quand j'ai rencontré Chiara, nous avions tous les deux dix-sept ans. C'était la fille de l'alpha de la meute des Mille Marais, où mes parents et moi rendions une visite diplomatique. Il a suffi d'un regard, un seul, pour que nous sachions que nous étions lié l'un à l'autre – et après ça, nous sommes devenu quasiment inséparables.
« Elle était grande, blonde comme les blés, et très forte. Charismatique, aussi, et pourvue d'un orgueil si redoutable qu'elle a un temps inquiété son frère aîné. Il était destiné à devenir le prochain alpha et je crois qu'il craignait sérieusement qu'elle revendique son titre. C'était une meneuse née et une excellente combattante, elle n'aurait pas eu de mal à trouver des partisans si elle en avait eu envie. Mais en me reconnaissant comme âme-sœur, elle se voyait promettre le titre d'alpha de la Vallée aux Esprits, ce qui désamorçait considérablement les risques de conflits. Sur le moment, nous trouvions tous que cette union était une véritable bénédiction.
« Nous étions follement épris l'un de l'autre, peut-être plus encore que la plupart des jeunes couples d'âme-sœur. Un an après notre rencontre, elle a emménagé officiellement dans la Vallée aux Esprits. Nous avons échangé la marque, elle apprenait à connaître la meute qu'elle gouvernerait un jour, et tout semblait nous sourire.
« Les années qui suivirent furent consacrées à notre formation en tant que bêtas de mes parents et futur couple alpha, mais nous avions aussi beaucoup de temps à nous accorder l'un à l'autre. Chaque été, nous quittions la meute pour effectuer de grands voyages et découvrir le monde. C'étaient des expériences incroyablement enrichissantes, à contempler de nouveaux horizons et parler à des personnes qui ignoraient jusqu'au nom de notre forêt – mais même sans tout cela, j'aurais suivi Chiara jusqu'au bout du monde.
« Notre premier désaccord est arrivé quand nous avions vingt-et-un ans. Le frère de Chiara, Matteo, venait de devenir l'alpha des Mille Marais, après que leur père avait abdiqué à son profit. Elle aurait voulu que mon propre père en fasse autant, mais il refusait de nous confier le pouvoir aussi tôt : il nous trouvait encore trop jeunes, et insistait pour que l'on gagne en expérience à ses côtés. Pour lui, il n'y avait pas de raison de se précipiter tant qu'il était en état de gouverner lui-même. J'étais plutôt d'accord avec ça.
« Chiara dissimulait généralement son impatience, mais elle ne parvenait pas réellement à me cacher le fond de ses pensées. Pourtant, je ne m'en inquiétais pas. Je ne voyais là qu'un reste de l'influence exercée par sa propre famille, qui s'effacerait tranquillement quand de nouveaux projets se présenteraient à nous. Mes parents nous avaient conseillé d'avoir nos louveteaux tant que nos responsabilités étaient limitées, pour pouvoir nous consacrer pleinement à leur éducation, et j'étais très enthousiaste cette idée. Mais je découvris que pour Chiara, engendrer des héritiers était une sorte de devoir incontournable, pas une perspective de réjouissance.
« Je dus finalement reconnaître que mon âme-sœur se sentait à l'étroit dans cette vie, et lorsqu'elle a déclaré qu'elle voulait partir en voyage seule, je n'ai pas objecté. La séparation fut éprouvante pour moi, mais si cette escapade l'aidait à se ressourcer et voir plus clair, je ne pouvais que l'encourager à partir.
« J'ai pourtant eu des doutes à ce sujet quand nous nous sommes retrouvés au début de l'automne. Elle est rentrée éreintée, l'air agité, et l'humeur plus sombre encore qu'à son départ. Elle a refusé de fêter son retour avec toute la meute, et nous avions opté pour un dîner en tête à tête.
« Je me souviens encore très bien de cette soirée, jusque dans ses détails futiles... Je revois parfaitement les guirlandes de lampions, le bois ancien du balcon, la bouteille rapportée du bord de mer. Et puis je revois aussi Chiara qui me regardait droit dans les yeux, un pli nerveux au coin de la bouche, alors qu'elle me demandait d'une voix étrange :
« Dis-moi, Flavien, à quoi est-ce que tu donnerais la priorité entre ton futur titre d'Alpha et le bien-être de ta famille ?
« – Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ? »
« Elle a haussé les épaules.
« Il faut être préparé à ce genre d'alternative, n'est-ce pas ? Quel choix ferais-tu, toi, si tu risquais de perdre ces deux choses ?
« – En oubliant mes devoirs au profit de ma famille, par exemple ? »
« J'avais du mal à comprendre que Chiara oppose la famille et les responsabilités d'alpha. Pour moi, l'un n'allait pas sans l'autre – je voulais être le meilleur alpha possible pour faire la fierté des miens.
« Peu importe les circonstances, imagine juste qu'à un moment, il y ait un sacrifice à faire. Et que ce soit ou ton titre ou ta famille. »
« Je n'avais sans doute pas compris le fond de sa pensée – j'étais même à mille lieux de mesurer ce qui se jouait à cet instant là. J'avais répondu avec nonchalance, pressé de changer de sujet.
« En dernier lieu, ce serait toujours la meute qui l'emporterait.
« – Tu ferais passer le titre avant le reste, si je comprends bien ?
« – C'est ce qu'on attend de l'alpha. » fis-je simplement.
« Elle n'avait rien dit, mais elle déboucha le vin pour nous en servir deux verres, et nous trinquâmes.
« Et toi, Chiara, qu'est-ce que tu choisirais dans ce cas-là ?
« – Je choisirai ma vie.
« – Ce n'était pas dans l'alternative, ça ! » ris-je en buvant une gorgée de vin.
« J'ignore si elle m'a répondu : la suite s'est totalement effacée de mon esprit, et ceux qui auraient pu me la raconter ne sont plus de ce monde.
« Tout ce que je sais, c'est que je me suis réveillé presque quarante-huit heures plus tard, étendu sous une couverture, et parcouru de violents hauts le corps. J'ai à peine eu le temps de reconnaître les cachots de la maison que mon estomac a rendu tout son contenu dans un spasme brûlant. Mon ventre se tordait comme un possédé, et j'étais pris de frissons fiévreux : je compris très rapidement que j'avais été empoisonné.
« Lorsque je me fus totalement purgé de la substance vénéneuse, je pris le chemin de la sortie : aucune porte n'était verrouillée, et personne ne surveillait les lieux. J'atteignis le grand hall sans difficulté, mais la vision qui m'attendait là-bas manqua de me faire défaillir.
« Toutes les surfaces, des murs au plafond, étaient maculées de grandes traînées de sang, qui se rejoignaient autour de plusieurs corps mutilés, étendus sans vie contre le sol. Parmi eux, je reconnus avec horreur celui de ma mère, les yeux écarquillés et grand ouverts en direction du plafond. Je me suis jeté vers elle, mais il était clair qu'elle était morte depuis longtemps : sa peau était froide comme la glace, et elle se décolorait déjà par endroit.
« Je n'eus même pas le temps de lui présenter mes derniers adieux qu'une épaisse fumée envahit les lieux. Un incendie venait de se déclarer dans la maison, me forçant à fuir, prêt à appeler le reste de la meute à l'aide – mais ce qui m'attendait était au-delà de tout ce que je pouvais craindre.
« Une bataille cauchemardesque se déroulait dehors : ma propre meute était en train de se déchirer dans un combat sanglant, fait de hurlements enragés, d'épouvantables craquements d'os, de courses poursuites implacables, et, partout, de meurtres impitoyables. Où que je pose les yeux, c'était la même scène qui se déroulait dans une férocité terrible. Et, pire encore, au milieu de cette sauvagerie délirante, je reconnus Chiara qui combattait aux côtés de son frère. Une dague dans chaque main, elle invectivait les combattants par dessus le corps sans vie de mon père.
« L'alpha Richard est mort ! Cria-t-elle. Et son fils Flavien est mort avant lui ! Dorénavant, c'est moi votre alpha, et je vous ordonne de cesser le combat ! »
***
Nouveau flashback, et on nage toujours dans le fun et la joie de vivre ! Je me souviens de m'être sentie assez déprimée quand j'ai écrit le premier jet de ce chapitre -- mais j'ai l'impression que vous vivez bien mieux que moi les moments difficiles de cette histoire. Je vous envie.
J'espère que vous avez apprécié ce chapitre, et qu'on se retrouvera ce weekend pour la suite ! (oui, je suis aisément corruptible, et si vous insistez, je publierai avec de l'avance) (je compte juste sur vous pour me corrompre à coup de votes et de commentaire)
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