CHAPITRE 32
Il y’a dix ans, je suis morte.
Le silence entre eux fut si lourd, aspirant tout l’air, si bien qu’aucun d’eux ne prit une seule inspiration pendant une poignée de secondes. Antonio tournait la phrase dans sa tête sans vraiment savoir comment il devait la comprendre. Et la jeune femme ne parut pas surprise de sa mine ébahie, perdue.
Après ce qu’il avait vécu, il y’a plusieurs années, Antonio aurait probablement pris cette déclaration comme était une folie, ou au pire, il l’aurait prise au sens figuré, mais comme Rainbow le lui avait dit il y’a quelques heures plus tôt : plus rien ne l’étonnait. Pas même l’existence des fantômes. Cependant, si elle avait été un fantôme, Antonio était certain qu’il l’aurait remarqué.
— Morte ?
— Oui, morte. Pendant deux heures cinq minutes d’après les médecins. Je me suis d’ailleurs réveillé dans la salle d’autopsie au plus grand dam de tous. L’infirmier qui était là s’est même évanoui en se pissant dessus. Mais laisse-moi t’expliquer de telle sorte à ce que tu comprennes. Elle prit une profonde et discrète inspiration, puis se lança. — Je n’ai pas toujours été la femme que tu vois, la raison de ce changement réside dans le premier tiers de mon histoire, et je ne te la raconterai pas ce soir. Tu as déjà entendu le deuxième tiers il y’a quelque jours dans ton bureau, aujourd’hui, je te raconterai la suite. Et donc, pour faire court, j’ai subi un traumatisme quand j’avais sept ans, et les conséquences de ce traumatisme ont commencé à se faire sentir après mon accident sur la glace. De nouveau j’avais tout perdu, la seule chose qui me gardait vivante, et j’ai vécu ça comme un vol. J’ai haï tous et toutes le monde, depuis le Ciel avec tous ces habitants, jusqu’à la terre. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi le sort s’acharnait de la sorte sur moi, par moi-même j’ai essayé de comprendre, et plus j’essayais, plus je me perdais, et plus je me perdais, plus la colère me consumait, et à un moment donné, j’ai cessé simplement de lutter.
Antonio comprenait parfaitement cet état, il l’avait vécu toute sa vie, depuis enfant jusqu’à il y’a dix ans dans cet hôpital. Il savait ce que ça faisait d’avoir l’impression d’être emprisonné, d’avoir son esprit qui était votre pire ennemi, d’avoir l’impression que personne ne vous comprenait, ne vous écoutait, de n’avoir personne sur qui compter, de perdre le contrôle sur absolument tout, et la colère qui en résultait. Il savait ce que ça faisait de prier un Ciel qui semblait fermé et pire, un Ciel qui semblait contre vous. Il voulut la consoler, mais le regard de Rainbow lui disait qu’il ne devait pas la toucher. Il devait simplement écouter.
— Toute ma vie, j’ai été quelqu’un de bien trouvais-je à l’époque, et cela ne faisait alors qu’empirer ma colère. Je n’avais pas tué, ni volé, j’avais toujours été une enfant sage obéissante, je ne faisais pas du mal à autrui, je n’avais donc rien fait pour mériter mes malheurs, me criait mes pensées. Et si faire le bien n’empêchait pas le malheur de venir frapper à ma porte, alors je me suis dit qu’il n’y avait aucune récompense à le faire. J’ai donc décidé de tout faire pour me montrer digne de mon malheur, au moins je saurais que c’est de ma faute si je souffre vu que j’ai appuyé sur le mauvais bouton. Pour ce faire, j’ai officiellement lancé le défi de m’attirer les foudres du Ciel, et à l’époque, je ne me rendais pas compte à quel point ma prière serait exaucée.
— Quand on m’a appris que plus jamais je ne remonterai sur la glace, je me suis renfermée sur moi, me fermant à toutes les bonnes personnes et m’ouvrant à ceux que je savais néfaste pour moi, mais avec ces personnes au moins, j’avais l’impression d’avoir un certain contrôle sur ce qui m’arrivait. Les bonnes personnes elles, m’horripilaient, eux et leurs discours de paix et de bonne moralité, toutes ces choses qui chez moi ne produisaient que malheurs, je les détestais tous ! J’ai donc commencé à boire, à fumer et pas que du tabac, je suis sorti avec des hommes pas très recommandables, je me suis fait renvoyer de trois écoles en une seule année. En somme, un comportement autodestructeur. Et en plus de moi, je faisais souffrir la seule personne qui ne l’avait pas mérité, mon père.
À ce mot, le regard de la jeune femme se colora d’une vive douleur.
— Il avait toujours été présent pour moi. Un nombre incalculable de fois, il était venu me chercher au poste de police, à des soirées un peu trop arrosées, ou dans la rue, et jamais dans son regard je n’avais vu la déception, rien qu’un amour patient, et tout ça, ça ne faisait que mettre le feu aux poudres. Je ne voulais pas d’amour, et le sien était beaucoup trop pur. Puis c’est arrivé, la nuit où tout a basculé. La nuit où ma phobie a pris naissance.
Rainbow trembla, mais pas de froid. Il y’avait tant de regret dans sa voix, et tout ceci, Antonio le comprenait encore. Jamais il n’aurait cru qu’il existait sur cette terre une personne capable d’éprouver le même niveau de culpabilité et de regret que lui. Il voyait à quel point elle souffrait, et d’eux deux, elle était pourtant la plus forte.
— Mon petit ami de l’époque, qui n’était pas vraiment petit au sens légal m’avait invité chez lui pour un dernier verre le temps d’attendre le taxi qu’il m’avait commandé, et j’ai dit oui. Rainbow se retourna de nouveau pour le regarder, et Antonio fut ébranlé par la lueur à l’intransigeant sérieux qu’il lut dans ses yeux bleus.
— Tu sais Antonio, je ne veux pas te faire de leçon, mais sache que la vie a des routes sur lesquelles il ne vaut mieux jamais s’engager, car une fois cela fait, revenir sur le droit chemin peut s’avérer impossible, pas sans aide, et le pire, c’est qu’une fois sur ce chemin, la personne qui l’emprunte ne veut pas être aidé, et c’était mon cas.
Antonio détourna le regard une seconde quand la honte le prit aux tripes. Ô que oui, il ne le savait que très bien. Il avait pris cette route dix années au paravent.
— Alors donc je l’ai suivi, ignorant mon téléphone qui sonnait, c’était mon père, comme s’il avait senti le danger bien avant moi. Cet homme m’a proposé un verre, j’étais déjà pompette mais un de plus ou de moins, pour moi il n’y aurait pas de différence, alors j’ai pris le whiskey. J’avais seize ans, déjà ivres, et lourdement sous cannabis, dans la maison d’un homme adulte d’une trentaine d’années. Une seconde j’ai fermé les yeux sur ce canapé, et lorsque je les ai rouverts, j’étais dans un lit, un poids sur moi, un sexe en moi, et un souffle haletant et alcoolisé à mon oreille, avoua-t-elle dans un murmure coupable. Et c’était ma première relation sexuelle.
Deux lourdes larmes glissèrent avec vie sur les joues de Rainbow pour se perdre sur le t-shirt qu’elle portait. Une vive bouffée de fureur envahit alors Antonio, il eut envie de tuer ce salopard, de la consoler, de tout réparer… maintenant il comprenait le fait qu’elle l’avait repoussé premièrement, et mieux, il réalisait le cadeau qu’elle lui faisait d’être là dans un lit avec lui en pleine nuit dans une maison où ils n’étaient que tous les deux, seuls.
— Tout le long de ce qui a suivi j’ai pleuré, le regard vissé à une tache sur le plafond, je suis restée là, complètement tétanisée, figée par une peur que mon cerveau ne comprît pas, et dont il essaya donc de me protéger. Je sentais cet homme aller et venir dans mon intimité sèche, et rendue humide par le sang de ma virginité volée. Je l’entendais m’encourager tel un cheval de course, me dire combien j’étais serré, combien j’étais une brave fille, et la seule chose à laquelle je pensais, c’était de savoir comment la tâche avait atterri sur le plafond qui me faisait face de la sorte allongée.
Antonio serra les poings et les dents alors que la rage battait son plein dans sa tête et dans son cœur.
— C’est là que j’ai compris que les films et séries mentaient sur le viol. Tout cet instinct de survie qu’on voit à la télévision, la victime se battant avec poing et pieds, mordant et griffant pour se protéger, il n’en était rien dans la réalité. Le choc ressenti brulait toute résistance physique, et tout cet instinct de survie ne te poussait pas à te défendre physiquement, non, il érigeait des barrières pour protéger ton mental du vol irrécupérable que tu subissais dans ta chair. Ça n’avait pas duré plus de cinq minutes, mais toute ma vie venait d’être marquée d’une manière dont je n’en avais pas idée, et que je ne voulais pas connaitre. Quand il a fini, il s’est retiré, et je suis restée figé sur ce lit combien de minutes, je ne le sus, jusqu’à ce qu’il me dise que je devrais rentrer chez moi. Chez moi… un mot qui n’avait plus de sens pour moi. Ça faisait longtemps que j’avais repoussé tout le monde, longtemps que je tentais le Mal. Avec le Bien je souffrais, mais pas comme ça. Je n’avais plus rien, plus personne, ceux avec qui je trainais n’étaient pas de ceux-là qui pouvaient m’aider, ils étaient bien trop égoïstes et mauvais pour cela, même si ironiquement, c’était pour cela que je les côtoyais. Et les gentilles personnes comme je les appelais, j’avais honte de les approcher, car tous me diraient la même chose, que ce soit avec des mots, ou des regards, ils me diraient que je l’avais cherché d’une manière ou d’une autre.
— Je suis sorti de la maison, tremblante, perdue, je ne savais plus mon nom, ni où j’étais, ce que je faisais là, la seule chose que me disait les voix dans ma tête, c’était que j’étais coupable, que j’étais responsable. Une montagne de si, élit domicile dans mes pensées. Il pleuvait cette nuit-là, une violente pluie, avec des orages, du vent, des tonnerres, la totale. Mon téléphone se remit à vibrer et je décrochai sans m’en apercevoir, et c’était mon père. Je n’ai pas pu lui dire un seul mot. Comprenant que quelque chose de grave s’était produit, il m’a dit de rester où j’étais, qu’il tracerait mon téléphone, c’est ainsi que vingt minute plus tard il est arrivé. Et quand il a vu ma jupe en sang, il a compris. Et une fois encore, dans ces yeux, il n’y avait pas de jugement et encore moins de la condamnation, seulement de l’amour. Je me suis haï ! haï comme jamais je ne l’avais fait, haï pour la loque que j’étais devenue, pour toutes ces décisions, haïe pour n’avoir pas écouté, haïe pour ce qui était arrivé, haïe de voir de l’amour et de la compréhension alors que c’était de ma faute, alors j’ai fui pour me cacher de cet amour. J’ai couru. Où ? je ne savais pas, la seule chose que je savais, c’était que je voulais fuir cet amour que je ne méritais pas. Je ne sais pas comment je me suis retrouvé dans les bois, cachée derrière un arbre, et mon père m’a tout de même retrouvé. C’est là qu’il m’a donné cette chaine en la mettant autour de mon cou.
— Ce n’est pas de ta faute ma chérie, rien de ce qui est arrivé dans cette maison, n’était ta faute. Tu ne veux pas de mon aide et je comprends, mais tient ça, ainsi, dans les jours les plus sombres de ta vie, tu pourras toujours te rappeler que tu n’es pas seule, que tu n’as pas non plus à me battre seule, et si tu ne le veux pas, tu n’as pas à te battre tout simplement. Je t’aime Rainbow.
— C’étaient ces derniers mots, le reste je ne m’en souviens pas vraiment, ou du moins, la seule chose dont je me souvienne c’était la douleur, l’odeur de la chair qui brulait, et puis je suis morte. Et quand je me suis réveillée à l’hôpital, j’avais ça.
Rainbow se leva du lit, et doucement, se retournant, elle ôta le long et lourd t-shirt pour lui montrer son corps. Son dos, juste sur sa clavicule droite, se trouvait une grande cicatrice que gardaient les personnes qui avaient été brulées, en forme d’étoile, grande comme une main.
— Ça, c’est le point d’entrée, lui dit-elle.
Et lorsqu’elle se retourna, il y’avait une autre, un peu moins grande que celle de son dos, et qui s’étalait sur le côté gauche de son ventre.
— Là, le point de sortie.
Dorénavant assis sur le bord du lit, les pieds bien ancrés dans le sol, et le regard interloqué, Antonio regarda les bords irréguliers de la cicatrice sans même voir son soutien-gorge enfermant sa ronde poitrine. Il voulut tendre les mains, mais se retint en ne sachant pas comme elle allait réagir.
— Les points d’entrée et de sortie de quoi, Rain ?
Elle le fixait.
— De la foudre qui m’a tué, et détruit mes chances d’avoir un enfant un jour Antonio.
Toujours figé par tout ce qu’il venait d’entendre, Antonio la regardait en ne sachant quoi dire.
— Je voulais attirer sur moi les foudres du Ciel, eh bien, c’est arrivé au sens premier du terme. Mon père me tenait encore dans ses bras lorsque c’est arrivé, il est mort sur le coup, et il a probablement pris la plus grande partie du choc ont estimé les médecins.
Rien de cette histoire qu’elle venait de lui raconter n’avait avoir avec la jeune femme qui lui faisait face, on aurait dit une autre personne tout en restant elle-même et ces cicatrices étaient là pour le prouver, cette douleur dans son regard bleu le lui criait, sa maturité le lui assurait. Son cœur s’enflamma. Et Rainbow fronça légèrement les yeux surpris.
— Je ne te dégoute pas, murmura-t-elle troublée, comme si elle se parlait à elle-même.
Ses sourcils étaient légèrement froncés de surprise.
— Pourquoi je ne te dégoute pas ? Pourquoi dans tes yeux ?
Elle se tut, alors que ses yeux s’emplissaient de larmes. Les lèvres entrouvertes, elle le fixait avec une ardeur qui lui fit froid dans le dos.
— Qu’est-ce qu’il y’a dans mes yeux ? L’interrogea calmement Antonio.
— Je ne te dégoute pas, murmura une fois encore Rainbow, et tu ne me juges ni ne me condamnes, poursuivit-elle en chancelant si bien qu’il dut se lever pour l’empêcher de tomber.
Comme si le fait qu’il en soit ainsi était tout simplement impossible.
Mais comment pouvait-elle le dégouter, comment pouvait-il la juger pire, la condamner ? Lui ? Non, jamais. Et rien dans son histoire ne changeait ce qu’il voyait en elle. Elle était toujours elle, sa Rainbow, sa Rain, son arc-en-ciel, la femme qui accaparait ses pensées, la femme qui avait colonisé son cœur, elle était toujours elle, et rien de ce qu’il venait d’entendre n’y changeait quoi que ce soit, bien au contraire, il voulait plus encore lui donner plus de lui-même et pas par pitié, mais parce qu’il l’aimait. Il voulait que son amour soit suffisant pour effacer chacune de ses douleurs, suffisant pour cicatriser chacune de ses plaies, suffisant pour ne plus jamais voir dans ses yeux pareille tristesse. Mon Dieu, si seulement il pouvait boire toute sa douleur et l’emporter dans la tombe au moment venu.
Du bout du doigt comme s’il risquait de la blesser, Antonio lui caressa la joue du revers de la main.
— Tu restes mon ange, Rain. Rien de ce qui s’est passé n’était de ta faute. Tu étais une enfant et un salopard censé te protéger à abuser de toi. Tu n’es pas une victime, mais une survivante. Tu es la femme la plus forte de tous les temps, la plus belle de toute à mes yeux. Et de nous deux, c’est moi qui ne te mérite pas. C’est moi qui ne mérite pas tant d’amour de ta part, c’est moi qui ne mérite pas de te toucher, c’est moi qui ne mérite pas d’avoir l’impression de vivre quand tu es là, c’est moi, pas toi. Toi tu es pure, toi tu es bonne, toi tu es l’ange et c’est moi le démon. Toi tu n’as pas laissé ton passé te définir, non il t’a grandi, pas comme moi. Alors non mon ange tu ne me dégoutes pas, non je ne te juge pas et ne te condamne pas, et j’ai encore moins pitié de toi, non cara mia. Moi je t’aime tout simplement, moi je veux tout te donner de moi, mon cœur, mon âme, ma vie, moi je veux être là auprès de toi tous les jours de ma vie pour te dire ô combien je t’aime, moi je veux t’appartenir, moi je veux être digne de la reine que tu es, moi… moi…
Le cœur cavalant si vie que ses mots et sa raison n’arrivaient à suivre le rythme, Antonio ferma les yeux, et posa le front contre celui de la jeune femme alors que les larmes ruisselaient sur ses belles joues rondes, alors que son cœur battait la chamade…
— Moi je veux t’aimer amore mio…
Les larmes de la jeune femme s’accrurent, et il sentit ses propres yeux lui picoter alors que les larmes bordaient ses yeux sombres. Il la serra fort contre lui alors qu’elle pleurait abondamment, sanglotant, et une main sur sa nuque et l’autre sur son dos, il la consola, lui parlant tantôt en italien, tantôt dans la langue qu’elle pouvait comprendre, lui disant avec son âme ô combien il l’aimait, lui répétant inlassablement qu’elle n’y était pas pour quelque chose dans ce qui lui était arrivé, elle avait été violée, et il n’y avait rien à ajouter. Il la souleva, et elle se cramponna à lui, pleurant toujours, et avec elle dans ses bras, la tenant comme si c’était la seule chose qu’il possédait au monde, Antonio retourna au lit, s’assit avec elle, et s’adossant à la tête du lit, il la berça avec amour.
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