Le Maître du Château - partie 6
Bien plus habile encore, la fillette subtilise l'arme, arrachant un hoquet de surprise à la femme. Elle le flaire. Empoisonné. Du travail facile.
– Messire, dit Yena en tendant l'arme à son maître, elle cachait ceci.
Messire Godoire soupire. Lui qui se vantait d'avoir sentit le piège... Il avait tellement envie de croire que peut-être Aïnelle s'était repentie et rangée dans son camp qu'il y a cru. Heureusement que Yena n'a pas perdu ses doigts de voleuse.
Enfin peu importe. Ils doivent agir vite. Se voyant démasquée, Aïnelle ouvre la bouche pour hurler et Godoire la lui referme d'un coup sec. Visiblement elle a des complices. Pas le temps de lui demander qui et comment. Il l'assomme et rassemble ses armes pendant que Yena la ligote solidement. Ils récupèrent leurs montures. Puis tous deux s'enfuient dans la nuit.
Une fois le château masqué par les collines, messire Godoire s'arrête et dit :
« Le veneur va nous retrouver sans mal, surtout ici. On se sépare. Je l'entraîne le plus loin possible et je tâche de m'en débarrasser, puis je reviendrai discrètement trouver ce qui ne va pas dans ce fichu territoire ! Toi, tu pars à pied, tu rejoins la plaine, tu fouines et surtout tu te tiens tranquille. Ça deviens trop dangereux pour une môme.
– Messire, vous auriez dû interroger Aïnelle.
– Je ne peux pas frapper une femme. Évidemment, toi tu n'as pas ce genre de scrupules. De toutes façons, comment aurions-nous put croire une menteuse pareille ?
– Je ne veux pas vous laisser vous battre seul.
– Tu me gênerais. File. Si je meurs, tu sais quoi faire.
– Oui.
– Parfait.
– Ne vous battez pas sans moi !
– Un jour, j'arriverai peut-être à t'apprendre l'obéissance, petite peste. Si tu veux rester mon écuyère, file. »
Yena descend du poney, attrape rapidement un des sacs de l'ânesse, et s'enfonce dans la rivière. Messire Godoire a bien choisit son itinéraire : si elle suit l'eau jusqu'à la plaine, il sera impossible aux traqueurs de savoir que quelqu'un a quitté le groupe. De toutes façons, pour eux, un jeune écuyer ne doit avoir aucune valeur.
L'eau est glacée et la nuit sombre, et la petite fille abandonne son maître au danger. Yena a envie de pleurer. Elle déteste plus que tout cette sensation, alors elle la saisit au fond d'elle-même, saisit aussi sa peur et son impuissance, et les change en colère. Une colère froide et meurtrière, une puissance maîtrisée qu'elle a apprit à lâcher uniquement lorsqu'elle peut en avoir l'usage pour gagner. Yena ne pleure jamais, elle est connue pour ça.
Le chevalier poursuit sa route avec les chevaux. Ni lui ni Yena n'ont évoqué l'idée d'abandonner. Il est un chevalier du Royaume et elle est son écuyère. Le peuple du Royaume a réclamé de l'aide, et ils sont cette aide. Ils font parti des protecteurs du Royaume, guidés par les Sept-Esprits. Si ils ne sont plus ça, ils ne valent pas mieux que des chiens prêts à lécher la main du premier qui les nourrira.
Et Godoire est fier que Yena, née hors du Royaume, dans les poubelles de la ville-marchande de Yella, soit aussi attachée que lui à ce principe.
Il l'a prise comme écuyère bien qu'elle soit une bâtarde, car il lui fallait un enfant de sang noble comme écuyer. C'était sa dernière chance de revenir à la Cour du Roi. Et aucun noble n'aurait confié son enfant à Godoire, après le scandale qui avait entaché son nom. Il savait que le chevalier Mirerale avait eut un enfant hors mariage, qui vivait actuellement dans la fange de Yella-la-dévoreuse, et était parti à sa recherche.
Au final, ce n'était pas d'avoir été élevée parmi les roturiers les plus miséreux du monde qui avait posé soucis à Yena. Toute sa force, sa ruse, sa détermination, elle les avait mis au service du Royaume, de manière aussi inflexible que si c'était du sang royal qui lui coulait dans les veines. Non, la seule chose qu'on lui avait reprochée... c'était d'être une fille. Un détail que lui-même avait découvert trop tard. Le serment était prononcé, lié par les Sept Pierres, et rien ne pouvait le délier. Sauf la mort. Et Yena, fille et bâtarde, promettait d'être un bien trop habile chevalier pour se laisser prendre si facilement par la camarde.
Et aujourd'hui, alors qu'il s'éloigne le plus silencieusement possible dans la nuit si sombre, messire Godoire sait qu'il peut faire aveuglément confiance à son écuyère sur un point : jamais elle ne s'enfuira. Elle est protectrice du Royaume, un Royaume qu'elle n'a découvert qu'à l'âge de cinq ans, mais dont elle est immédiatement tombé amoureuse. En réalité, à présent qu'il l'a envoyée de son coté, le risque principale reste qu'elle se fasse tuer en décidant d'attaquer seule les mauvaises personnes. Elle est douée, très douée même pour son âge, mais il y des limites. Il espère que ses propres traces, qu'il ne se donne pas la peine de cacher, suffiront à amener la totale attention du grand veneur sur lui...
Tout en avançant, le chevalier réfléchit. Le duel à lames réelles, dont la sienne était sans doute sabotée, était une première tentative de meurtre. Le poignard empoisonné d'Aïnelle était la seconde. Il peut à priori juger qu'Esoin, l'époux d'Aïnelle, et Paccariet le prêtre qui leur est si soumis sont des complices également. Mais complices de quoi ? Que cachent-t-ils tous, qui justifierait de tuer un chevalier ? Même un chevalier aussi impopulaire que Godoire, que sans doute personne parmi les princes ne pleurerait... Mais que tous les nobles vengeraient, au nom de l'honneur de leur caste. Même bien maquillée, sa mort resterait un risque.
Et depuis quand attendaient-ils sa venue ? Leur accueil mielleux et leurs tentatives indiquent qu'ils étaient parfaitement prêts. Avaient-ils des informateurs à la Cour ? Savaient-ils qu'un appel au secours avait été envoyé, et attendaient-ils depuis qu'un chevalier y réponde ? L'un d'entre eux est-il véritablement la tête du complot ?
Sans doute pas.
Le vrai marionnettiste de toutes ces petites destinés doit jouer dans l'ombre depuis le début... Les petites gens ont appelé le Royaume a l'aide, mais n'ont pas précisé de qui ils avaient peur. Ni de quoi. Car dans ces terres lointaines et trop souvent oubliées, il rôde des choses qui sont une menace envers la vie des hommes par leur simple existence...
Le chevalier voit de la lumière. Un feu. Maintenant, reste à savoir s'il s'agit d'amis ou d'ennemis. Se fiant aux Sept-Esprits, messire Godoire parie sur « amis ».
Manifestement, ceux d'en face n'ont pas fait le même calcul, vu la façon dont ils attrapent à toute allure bâtons et autres armes improvisées. Ils ne sont que trois et le chevalier pourrait facilement les tuer. Sauf qu'il ne peut pas prendre le risque de tuer des innocents. Il arrête son cheval et lève les mains en signe de paix.
« Holà, compagnons ! lance-t-il, je viens en paix !
– Qui êtes-vous ?
C'est maintenant que le vrai pari doit être lancé : faut-il dire la vérité ou non ? En tant que chevalier, Godoire ne devrait même pas se poser la question. Mais être chevalier errant pendant plus de quinze ans lui a donné l'habitude de prendre quelques libertés avec Dame Vérité, du moment qu'il sert son honneur au sens large.
– Juste un pauvre chevalier errant, qui cherche un abri pour la nuit dans ces collines inhospitalières.
– Vous venez de là-bas ?
Au ton de la voix, le château est aussi craint que peu aimé par les gens du coin. Parfait.
– Oui. Mais comme ils ont tenté de me tuer, j'ai préféré prendre l'air quelque temps, histoire de laisser les esprits se calmer.
– Ils sont à vos trousses.
– J'en ai peur. Puis-je espérer votre aide ?
– Qu'est-ce que ça nous rapporte ?
– Les chevaliers comme moi servent le peuple du Royaume. Disons que ça vous rapportera au sens large. Évidemment, nul n'est obligé de nous venir en aide s'il n'en éprouve pas l'envie...
Messire Godoire baisse légèrement la voix, pour finir sur un ton aussi insinuateur que provocant :
– ... ou si la peur l'empêche d'agir contre ses propres ennemis.
L'homme qui lui faisait la conversation crache par terre en entendant ces mots. A son accent, il doit être un nomade henji, un éleveur de chevaux. Sauf que si c'est le cas, il doit être séparé de sa tribu depuis un long moment.
– On n'a qu'une seule vie, mon beau chevalier, et le Royaume nous a oublié depuis longtemps.
Non, il n'est pas assez fier pour être un henji.
– Je vois, dit Godoire. Dans ce cas, leur direz-vous que vous m'avez vu et où je suis allé ?
– Non pas. Qui sait, peut-être que les contes pour enfants se réaliseront bientôt, et qu'on verra un chevalier se dresser contre le méchant pour protéger le faible.
Les compagnons de l'homme ne rient même pas. Ils ont l'air dur de ceux qui luttent chaque jour ne rien gagner d'autre que le droit d'être là le jour suivant. Le henji poursuit :
– Si vous suivez ma route, je peux vous mener là où aucun homme du château ne viendra vous poursuivre.
– Et pourquoi ça ?
– Parce qu'elle arrive dans un lieu maudit. J'espère que vous n'avez pas peur des fantômes, messire.
Godoire a surtout peur qu'on lui vole ses chevaux : ce serait une véritable catastrophe.
Mais il connaît ces visages fermés et épuisés, trop épuisés même pour espérer. Il pense qu'il peut prendre ce risque. Ces hommes ne le trahiront sûrement pas, ils sont droits et honnêtes comme seuls les gens très pauvres peuvent l'être.
– J'accepte ton offre, dit le chevalier, et voici pour te remercier.
Il tend au henji une de ses trop rares pièces. Sans surprise mais avec un certain soulagement, il voit l'autre refuser. Le henji se retourne et lui fait signe de le suivre. Messire Godoire met pied à terre et s'exécute en tirant ses bêtes derrière lui, prenant à peine le temps d'esquiver la morsure de ce satané poney.
Les deux compagnons de l'homme, toujours sans le moindre mot, éteignent le feu et effacent toute trace de leur passage. Difficile de dire si ça va suffire à arrêter Sairin. Pour le moment, la seule préoccupation de Godoire est de suivre la torche de son guide. Derrière lui, il s'enfonce dans la nuit jusqu'au lieu maudit.
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