Le Maître du Château - partie 15
Tandis que son geôlier tombe mort sur le sol, Marcimillian se met à hurler si fort que les trois humains s'écroulent, les mains sur les oreilles, tentant d'empêcher leur cerveau d'éclater. Ses terribles mains martèlent les murs et il arrache sa chaîne d'un seul coup de pied.
Il est libre, furieux, et détruit tout sur son passage. Les pierres du plafond commencent déjà à tomber sous ses coups de poings répétés.
Avant d'être écrasés, les autres fuient par le passage. Ils rampent presque jusqu'à l'atteindre, mais plus ils s'éloignent des cris, plus ils ont des ailes : ils doivent absolument sortir de là avant que tout s'écroule.
Le tunnel se divise en plusieurs branches, ils choisissent chaque fois la plus éloignée des dangereux grondements de la pierre au supplice, jusqu'à arriver dans la grande salle à manger du château. Les bourgeois et les serviteurs médusés commencent à crier et à demander ce qu'il se passe. Le chevalier lance :
« Le géant s'est libéré et il va tout détruire ! Fuyez ! »
Au lieu de la panique, c'est l'incrédulité et l'amusement qui gagne l'assemblée. Très vite remplacés par la colère devant celui qui a l'audace de revenir sur les lieux de son forfait. Personne ici ne croit à l'existence du géant, ils pensent tous devoir leur richesse aux largesses du maître des lieux et à la puissance économique de l'autonomat. Esoin et Aïnelle ne sont pas là, seul le faux Rèdal tout juste revenu de la bataille contre les habitants des collines saisit parfaitement les conséquences catastrophiques de cette libération.
Il comptait tuer le chevalier sur place. Au lieu de ça, il prend ses jambes à son cou sans même se donner la peine de dire aux autres de fuir. Le gigantesque Donjon tremble de plus en plus. Les bourgeois commencent à fuir à leur tour, craignant que messire Godoire ne s'attaque à eux.
Une fois hors de la pièce, ils réalisent enfin qu'il se passe quelque chose d'anormal. D'autant plus que les gardes alertés par les serviteurs, au lieu de venir à leur secours, fuient aussi le plus loin possible du Château. De nombreuses personnes hurlent : le géant ! le géant ! Certains l'appellent aussi Maître Marcimillian. Ils meurent tout autant.
Car à présent il a émergé du sol de la cour d'honneur, comme il avait émergé des collines il y a cinq ans. A l'époque, une petite boule magique était venue se loger dans sa tête, lui murmurant des conseils et lui soufflant la voie à suivre pour vivre en paix et avoir autant de nourriture qu'il le désirait. A la mort du prêtre, la boule s'est changée en un océan de souffrance d'où émergent des cris d'horreur – si un prêtre connaissait son existence, il dirait que ce sont la souffrance et la voix de Paccariet attrapé par l'un des quatorze mille démons. Qui peut réellement le savoir ? Marcimillian sait juste que c'est insupportable et dans sa rage il donne des coups de tête et de poings à tout ce qu'il peut atteindre.
Le chevalier court dehors à son tour : c'est à lui de l'affronter et de sauver l'autonomat. Il l'a négligé en le voyant si tranquille, et plus d'un ont perdu la vie à cause de cette erreur stupide. Le géant est devant le donjon, qui tremble sous ses coups de poings furieux, les gens fuient par les cours inférieures. Pendant ce temps, postés aux fenêtres des tours, les yeux écarquillés d'horreur, les autres regardent le combat qui décidera de leurs vies.
Peut-être regrettent-ils certains choix. En tous cas, certains pleurent.
Le Donjon est déjà déserté et à moitié détruit. Ianisse a disparu, sans doute parti traquer les anciens maîtres du géant. Marcimillian ne prête pas la moindre attention au petit homme en armure qui lui dépasse à peine les genoux. Et même lorsque messire Godoire lui tranche à moitié le tendon d'Achille, il ne paraît pas le sentir – ce n'est rien comparé à la douleur qui résonne dans sa tête. Évitant les mouvements brusques des jambes, le chevalier continue à l'attaquer, cherchant à le faire tomber pour pouvoir enfin le tuer.
Là-haut, les pierres du Donjon continuent à trembler et à tomber, des pans entier de mur et de plafonds s'écroulent dans les salles magnifiquement meublées dans un vacarme de fin du monde. Pendant ce temps, Yena a grimpé à toute allure jusqu'à la hauteur du visage du géant, au troisième étage. Elle tient toujours son arc et ses flèches.
Les règles de la chevalerie sont formelles : puisque son maître est engagé dans un duel contre Marcimillian, elle ne peut pas intervenir sans que ce soit déloyal. Un chevalier qui gagne un combat par un moyen déloyal perd son honneur, et l'écuyer qui l'a aidé à le faire perd tout espoir de devenir chevalier un jour.
Sauf que si elle ne le fait pas, messire Godoire risque de mourir, et alors le géant tuera librement. Peut-elle risquer des centaines de vie, pour protéger l'honneur de son maître et son futur à elle ? Absurde. Elle refuse de devenir chevalier à ce prix. Le rôle d'un chevalier est de protéger le faible contre le fort ; le reste n'est que détail.
Elle trouve une fenêtre d'où elle peut atteindre la tête du géant. Une seule hésitation : l'œil ou la gorge ?
Il tourne la tête vers elle. Ce n'est plus de la tristesse qu'elle voit dans son regard, c'est de la douleur pure. Quoi qu'on lui ait fait, personne ici ne sait comment le défaire. Il va détruire l'autonomat et tous ses habitants.
L'œil.
Dans un hurlement, le géant rejette sa tête en arrière. Pas assez vite : une deuxième flèche jaillie et crève son autre œil. Il cherche à s'éloigner le plus possible de ce mur qui lui a fait si mal alors que ses pieds ne le portent plus : enfin, il s'écroule lourdement à terre. Aveugle, il arrive pourtant à empêcher le chevalier de lui donner le coup de grâce en brassant l'air de ses bras immenses, trop rapides pour que Godoire les évite.
Alors, voyant leur terrifiant maître à terre, les certains survivants commencent à lui jeter des pierres. Puis ils prennent des outils, des armes, de plus grosses pierres, et se jettent sur lui pour finir le travail. Profitant de la débandade des gardes, les habitants de collines survivants les rejoignent peu à peu.
Godoire tente de les arrêter – ils ne font que prendre des risques inutiles pour à peine égratigner le géant. En vain. Ivres de sang, ils se battent contre celui qui dominait toutes leurs vies. Ce genre de combat ne peut pas se faire à moitié. Ceux qui avaient le plus profité de la situation ont été les premiers à fuir, maintenant il ne reste que ceux qui veulent la mort de Marcimillian, lequel rampe de son mieux dans une longue traînée de sang.
Certains gardes tentent de le protéger, ils sont vite rejetés ou blessés par les autres, plusieurs dizaines à présent, qui s'acharnent sur le monstre déchu. Aucun appel à la raison, aucune promesse d'or ne peut effacer l'image du monstre détruisant leur foyer, une fois de plus, une fois de trop.
Yena est descendu et regarde la foule. Jusqu'à ce que d'un coup de bras aussi large qu'un tronc d'arbre le géant balaye les insectes humains qui lui montaient dessus. La colère, vieille compagne qui ne s'éloigne jamais beaucoup, est là à nouveau. Il leur fait du mal, sous ses yeux...
Yena ne peut plus lancer de flèches sans blesser quelqu'un. Mais elle a toujours son couteau. C'est un solide couteau de paysan dont la lame se replie, un simple outil qu'elle a aiguisé jusqu'à ce que messire Godoire puisse se raser avec. A présent c'est une arme.
Et elle aussi attaque.
Venus de tout le Château et pour certains de la plaine, le peuple de l'autonomat vient renforcer leurs rangs, toujours plus nombreux, pour en finir une fois pour toute. Ne sont là que ceux qui regrettent d'avoir un jour vendu leur âme à un monstre. Et ils sont nombreux.
Enfin, le chevalier parvient jusqu'à la gorge du géant, où il enfonce son épée jusqu'à la garde. Marcimillian, le Maître du Château, la source de l'or, le dévoreur de vies, n'existe plus.
Sans savoir pourquoi, Yena porte son couteau à sa bouche et lèche le sang. Puis elle crache. Ce n'est pas bon.
Rien de tout cela n'est bon.
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