Le Maître du Château - partie 13
Difficile de dire ce qui motive le plus les prisonniers de collines. Peut-être la liberté.
Peut-être la vengeance.
Peut-être l'or.
Tout va se jouer dans les entrailles du Château, là où vit Marcimillian, là où l'alchimiste a son laboratoire, là où les montagnes d'or attendent le vainqueur... Et le chevalier tient à ce que tout le monde en ait bien conscience. Pas question de s'aventurer à l'aveuglette là où rôde le danger. C'est à lui et à lui seul d'affronter les maîtres de l'autonomat et de le libérer de leur joug maléfique. Quels que soient les risques, son honneur lui interdit de demander de l'aide aux gueux qu'il doit protéger.
Il préférerait y aller seul. Mais maintenant que tous les piqueurs, gens d'armes et gardes sont sur le qui-vive, il sera difficile de sortir des collines et d'avancer jusqu'au souterrain, il a besoin que les habitants de collines fassent diversion.
Quand à Yena, il faudrait qu'elle reste en arrière, en sécurité. Sauf que laisser cette tête de mule désobéissante sans surveillance armée est aussi inutile que de lancer un caillou en l'air pour l'accrocher à un nuage. Si elle l'accompagne, elle risquera d'être blessée ou tuée. Mais il n'y a que sur le champ de bataille qu'il pourra veiller sur elle. Et elle est son écuyère, une apprentie chevalier des Sept-Esprits : il est hors de question qu'elle fuit. Bien qu'il ait mal à l'idée qu'elle se retrouve, elle si petite, face au monstre.
« Yenon !
– Oui messire !
– Tu viendra avec moi. Je vais te donner l'arc, tu couvrira mes arrières au cas où un de ces félons tenterai un coup en traître. Tu resteras à distance : je ne veux pas que tu me gêne. Et interdiction d'intervenir quand je tuerai le géant, vu ?
– Bien messire ! »
Même immense, la caverne n'est pas un endroit idéal pour se servir d'un arc, et Yena ne prendra pas le risque de le blesser : le chevalier est à peu près tranquille pour elle. Si ils attaquent par surprise, personne ne devrait se donner la peine de venir en aide à Marcimillian.
« Messire ? demande Yena qui paraît préoccupée.
– Quoi, tu as peur ?
Le chevalier se prend le regard furieux des trop grands yeux de la fillette en pleine face. Évidemment, tiens, qu'elle a peur. Mais plus elle a peur, plus elle est déterminée et concentrée, un atout trop rare et ô combien précieux.
– Pourquoi le géant mérite la mort ?
– Qu'est-ce que tu veux faire d'autre ? Si on le laisse en vie, il va dévaster toute la contrée.
– On peut le renvoyer chez lui.
– Dans les Terres Sauvages ? Si il en est parti, c'est parce qu'il avait une bonne raison. Ici, il peut manger tant qu'il veut, et on ne peut pas l'en empêcher. Il va tuer, détruire et ruiner ce qu'il reste de ce territoire, Yenon.
– On peut lui parler. C'est un grand humain, il peut se rendre utile et faire attention aux hommes.
Le chevalier soupire. Yena a une certaine tendance à appliquer le principe de l'égalité d'une manière assez stricte. Oui, les chevaliers doivent protéger tout le monde. Mais il y a des limites, des limites tacites que la fillette piétine à chaque fois qu'elle en a l'occasion. Il finit par dire :
– On verra, d'accord ? Notre priorité, c'est de protéger le peuple de ce petit pays sans nom. Ensuite, c'est de ne pas mourir. Et seulement si on peut, on essayera d'éduquer le géant.
Yena sourit.
– Vous voulez dire jamais, n'est-ce pas ?
– Les chances qu'on puisse le faire sont faibles. Ne paries pas ta main là-dessus.
– Bah, j'en ai une autre, de main... »
Messire Godoire sourit et lui ébouriffe gentiment les cheveux. Il sait que c'est toujours dur pour elle d'admettre son impuissance devant certaines injustices, particulièrement quand c'est elle qui les commet. Dans l'histoire, Marcimillian est une victime. Et pourtant il va mourir. Pour éviter plus de victimes.
Le chevalier doit retenir ses nouveaux alliés pour les empêcher d'attaquer le Château tout de suite, armés de pierres et de leur courage. Leur courage est grand pourtant, mais il y a de bien meilleurs moyens de l'utiliser.
Ils sont tous réunis autour du feu et d'un maigre repas au goût immonde. Le bois est rare ici et la nourriture encore davantage, Godoire et Yena savent bien qu'on leur fait un grand honneur et ils montrent qu'ils apprécient. De toute façon, les chevaliers errants ont l'habitude des repas insolites et rares, surtout quand ils n'ont aucun protecteur et de nombreux ennemis dans la noblesse, et qu'on les envoie en permanence exécuter des missions dans les coins les plus reculés et les plus dangereux du Royaume.
Messire Godoire use de tout son tact et de sa diplomatie pour convaincre les prisonniers de suivre son plan, c'est à dire de se contenter de jouer le rôle de la diversion. Au moins, ils ont tous hâte de se battre, à part Ianisse qui veut accompagner le chevalier et son écuyère. Celui-ci se dit que le jeune homme est sans doute le seul à être encore à peu près sain d'esprit dans cet enfer : tous les autres paraissent enragés et persuadés qu'ils vont cette fois réussir à vaincre tous leurs ennemis.
Le chevalier leur dit et leur répète de ne pas prendre de risques inutiles et de ne surtout pas attaquer les gardes qu'ils sont chargés de distraire. Mais ils ont été désespérés pendant trop longtemps pour parvenir à se retenir. Il y aura sans doute des morts.
Ianisse a raison de ne pas vouloir y participer, il n'a aucune obligation morale de sauver qui que ce soit à part sa propre peau. Ce n'est pas une raison pour le laisser venir attaquer le géant comme si c'était une petite balade de routine. Godoire sait qu'il peut compter sur son écuyère et il la connaît assez bien pour tenir compte de ses réactions dans toutes les situations. Alors que, même plein de bonne volonté, Ianisse n'est pas un guerrier et le chevalier ne sait pas comment il va se comporter. Veiller sur lui risque donc d'être une gêne de plus, dans une mission bien trop délicate pour laisser la place au moindre doute.
Le garçon ne se donne même pas la peine de hurler pour exprimer sa fureur. Il veut plus que tout tuer le géant et les maîtres de l'autonomat, et il considère comme une insulte grave que messire Godoire l'ai écarté si négligemment. Autour d'eux, les autres commencent à se demander si il ne vaut pas mieux, en effet, aller directement affronter le géant en passant par le souterrain.
Autrement dit le meilleur moyen pour qu'ils se fassent tous massacrer, estime le chevalier qui accepte que Ianisse vienne pour calmer les esprits. Après quoi il stimule encore une fois leur ardeur guerrière en leur décrivant minutieusement l'opération qu'ils doivent mener le lendemain. Enfin ils vont tous dormir.
Yena s'est déjà installée dans un coin à peu près sec, sans arme, en paix. Godoire se rappelle comme elle était nerveuse avant chaque affrontement quand il l'a adoptée comme écuyère. Il fallait presque l'assommer pour l'obliger à se coucher. Quand est-ce qu'elle a compris comment reprendre des forces, même dans les situations les plus tendues ? Pour ça comme pour tant d'autres choses, son maître ne l'a pas vue grandir.
Il est content d'elle, et aussi content qu'elle soit là. Jamais il ne le lui a dit, mais il l'aime, son écuyère teigneuse et encore mal dégrossie, ce petit bout d'enfant qui se tient droit quelle que soit la tempête qu'elle traverse. Et il doit être prêt à la voir mourir pour accomplir son devoir. Parce que si la noblesse a de si grands privilèges, elle a en même temps de grandes obligations, souvent cruelles et absurdes, un code d'honneur auquel on ne peut pas déroger sans mettre tout l'équilibre du Royaume en danger.
C'est pourtant douloureusement tentant.
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