Le Maître du Château - partie 12
Un chevalier doit protéger le faible contre le fort. Cette règle simple peut être interprétée de plusieurs manières dans une situation ambiguë. Par exemple, un redoutable ennemi fait prisonnier et attaché est-il faible ou fort ? A-t-on le droit de le frapper pour le forcer à parler ? Jusqu'où un défenseur du Bien peut-il faire le Mal pour réussir ?
Godoire n'a jamais trouvé de réponse à ces questions. Il porte en lui le remord d'avoir torturé ses ennemis et celui d'avoir laissé des gens souffrir en étant trop généreux avec leurs bourreaux. Pour le moment, il préfère essayer de faire craquer Sairin par la peur plutôt que par la souffrance. Si ça échoue... il décidera à ce moment-là.
De toutes façons, il y a largement ici de quoi terrifier un homme cruel et imaginatif.
Sairin n'a sans doute jamais mis les pieds dans le paysage de cauchemars qu'il a créé. Il est seul, entouré d'ennemis pleins de haine que la grande épée du chevalier fait reculer de temps en temps, dont les yeux rappellent ceux des loups affamés guettant la seconde où le feu s'éteindra...
Le grand veneur sait très bien ce qu'il ferait à leur place, c'est pourquoi il a si peur. La nuit augmente encore leur nombre en rajoutant dans son esprit toutes les ombres de la place. L'eau saumâtre ajoute aussi à son inconfort : messire Godoire lui plonge la tête dedans à intervalles irréguliers, et l'homme a déjà vomis deux fois. Le chevalier conduit son interrogatoire lentement, laissant soigneusement la tension monter dans son prisonnier. Pour le moment, Sairin nie. Aucune importance. Ce n'est que le début.
Ils entendent alors un appel : quelqu'un veut parler au chevalier. Confiant le veneur à Ianisse, l'homme qui lui a parlé du géant, Godoire va voir de quoi il s'agit. Les hommes, très excités, tiennent "un espion". Depuis que Sairin a été capturé, ils se croient vraiment en guerre et ont hâte d'agir.
"L'espion" est un gamin puant le sang aux yeux immenses... Yena, bien sûr. Comme si cette maudite gamine pouvait se tenir tranquille sans être enchaînée au fond d'une douve. Immédiatement, messire Godoire la libère et vérifie qu'elle va bien, que les traces qui la recouvrent ne viennent pas de blessures.
Elle n'a rien, ceux qui l'ont attrapée ne lui ont même pas fait un bleu. Soulagé, le chevalier lui passe un savon rapide et lui demande si elle a du nouveau. Elle lui adresse son plus beau sourire de canaille de Yella, celui qui rappelle qu'elle est tout à fait capable de battre ses ennemis par traîtrise et qu'il est toujours très risqué de lui faire confiance... Celui qu'elle a quand elle est contente d'elle. Oui, elle a du nouveau.
A présent, Godoire sait beaucoup de choses. Et il est bien décidé à apprendre le reste. Il rejoint Sairin qui a perdu beaucoup de son assurance depuis que Ianisse lui tient une pierre très tranchante sur la gorge. Les véritables armes ont toutes été confisquées aux habitants des collines, mais Ianisse arrive à se raser avec cette pierre et il a tenu à ce que son prisonnier le sache.
Tout autour, les autres tente de le convaincre de tuer le grand veneur et plusieurs d'entre eux sont prêts à se lancer à l'assaut du château et du géant. L'arrivée du chevalier calme un peu les esprits. Pas beaucoup. Ianisse lâche le prisonnier, qui tombe lourdement dans l'eau croupie. Les gens qui l'entourent, indifférents aux éclaboussures puantes, sourient d'un air ravi en le voyant se débattre ligoté dans les quelques centimètres d'eau.
Avec un soupir, Godoire l'attrape et le soulève. Il reprend son interrogatoire :
« Parle-moi du géant.
– Il n'y a pas de géant.
– Très bien, si tu préfères, parles-moi de l'or.
Sairin cligne des yeux, surpris. Cela n'a duré qu'un instant, mais c'est suffisant – surtout avec les voix qui se mettent à gronder de tous les cotés en entendant le mot ''or''.
– Je ne sais rien sur l'or, affirme le prisonnier.
– Tu mens. Je sais que tu mens. Tu sais que je sais que tu mens. Et surtout, eux tous, ils savent que tu mens.
– Libérez-moi !
– Au milieu de tes victimes ? Par les Sept, tu veux déjà mourir ?
– Je ne sais rien !
– Alors, tu ne me sers à rien. Très bien. Yenon !
– Oui messire ?
– Ne regarde pas. Cela est indigne d'un chevalier.
Docilement, Yena se retourne. Elle entend le chuintement de la lame de messire Godoire. Puis les cris terrifiés de Sairin :
– Non, non, pitié, je vais tout vous dire ! »
Yena sourit. Le bluff a marché.
Ainsi, tous entendent l'histoire de Marcimillian le géant et de l'autonomat de Blanc-Mouton.
Blanc-Mouton s'est longtemps appelé Lirron, et appartenait au comte de Lirron. Un jour, un géant attaqua le territoire et fit de nombreuses victimes sans que le comte ne bouge le petit doigt. Les survivants réclamèrent la justice du roi, qui envoya un de ses prêtres les plus puissants combattre le géant, puis retira le territoire au comte et l'offrit à ses habitants, en autonomat.
Mais le prêtre ne parvint pas à tuer le géant, seulement à l'endormir profondément. Il le cacha au fond des collines, alors pleines de vie mais qui commencèrent à se flétrir de plus en plus vite. Les habitants s'en préoccupaient peu : la tête leur tournait encore de cette liberté toute nouvelle. Errike Esoin avait été nommé président du territoire, en remerciement de son aide dans le combat contre le géant. De quelle nature avait été cette aide, nul ne le savait. Mais nul n'avait remis cette nomination en question. Esoin était un berger du coin, quelqu'un d'inoffensif, et on pensait qu'il dirigerait l'autonomat avec justesse et respect pour les éleveurs des environs. Tout le monde savait qu'en réalité, les décisions du tout nouveau président étaient celles de sa femme. Mais Aïnelle n'était pas une mauvaise présidente non plus.
Sairin, qui avait fait la guerre dans plusieurs pays voisins, revint alors dans son village natal. Il compris vite l'intérêt que pourrait avoir ce petit Etat si mollement tenu, pour quelqu'un d'ambitieux. Et justement, ambitieux, son ami Rèdal l'était. Sauf que son véritable nom était Roillard des Merises : c'était un noble chassé de la Cour qui était prêt à tout pour retrouver son train de vie sans subir la dureté de la vie de chevalier errant.
Les deux compères se greffèrent sans mal à la cour naissante du président, et surent l'abreuver de flatteries et de bons conseils. Ils n'attendirent pas longtemps avant d'en être récompensés. Le couple Esoin avait pris très vite goût à un train de vie luxueux, et en faisaient largement profiter leurs amis. Tous les quatre se partageaient le pouvoir et ses bénéfices, et ils en étaient satisfaits... Jusqu'à l'arrivée de Paccariet, une dizaine d'années plus tard.
Sous ses airs d'enfant et surtout couvert par la chape de prêtre des Sept-Esprits, c'était un véritable expert en magie noire, venu là pour réveiller le géant et l'utiliser. Car il connaissait le moyen de changer le sang de géant en or.
Commença alors la transformation de Blanc-Mouton. En voyant l'or, les habitants oublièrent les dégâts précédents, acceptèrent la présence du monstre et bâtirent le château. Ceux qui collaboraient devinrent riches, les autres furent chassés dans les collines.
Et pendant ce temps-là, les cinq dirigeants officiels et officieux amassaient une fortune inimaginable... sans pourtant se résoudre à quitter les lieux et dépenser leur or ailleurs. Le système fonctionnait en vase clos jusqu'à ce que quelqu'un parvienne à appeler le Royaume au secours, et que messire Godoire soit envoyé.
Car, le chevalier en est persuadé, c'est lui qui mettra un point final à tout ça. Ils ont volé un territoire entier et la vie de chacun de ses habitants. Difficile de trouver un crime pire que celui-là.
Malheureusement, régler la situation nécessitera de passer par la voie du sang.
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