La Tour - partie 5
Le nouveau jour se lève sans qu'aucune créature des ténèbres n'ait approché de près ou de loin leur campement et c'est déjà une bonne nouvelle.
La journée est belle. Trellen et Yena chevauchent au pas, méfiants, en silence, et une violente nostalgie assaille Yena au souvenir des chevauchées qu'elle partageait ainsi avec son maître. Aucun des deux n'aimait beaucoup bavarder et lorsqu'il avait enfin fini de lui enseigner ses leçons du jour, ils restaient en paix, un instant, une heure, une matinée, jusqu'à ce qu'ils arrivent quelque part. Ce n'est pas un souvenir particulièrement bon, mais cette image d'elle et de messire Godoire pourrait résumer plus de la moitié de sa vie et elle l'apprécie.
Elle se demande quelques instants à quoi aurait ressemblé son apprentissage si elle avait été l'écuyère, par exemple, de Trellen. Il y aurait sans doute eu plus de politique et moins d'apprentissage de généalogies assommantes. Peut-être lui aurait-il appris à se comporter sans défier tous ceux qui la croisent – une attitude sage que ni elle ni messire Godoire n'ont jamais parfaitement maîtrisée. Elle arrive très vite au bout de cette idée saugrenue. Son maître est son maître, c'est comme son bras, elle peut ne pas le trouver parfait, c'est son bras, elle n'en aura pas d'autre.
Ils franchissent le voile sans dommages et les Terres Sauvages les accueillent dans une explosion de couleurs. Partout des buissons et des arbres arborent fièrement une teinte crue à laquelle ils n'étaient sans doute pas destinés par la nature. En y regardant de plus près, Yena se rend compte que les arbres sont en fait recouverts d'un parasite grimpant sur leur tronc. Entre les superbes feuilles longues et fines bleues, roses, oranges, mauves, pointent par endroit de timides feuilles vertes prouvant que l'arbre leur servant de support est encore vivant.
« N'y touche pas, dit Trellen, elles sont empoisonnées.
– Bien. »
Yena a entendu dire qu'on pouvait tirer toutes sortes de remèdes et de potions de ces feuilles. Elle n'a pas la moindre envie d'essayer. Beaucoup bougent et ce n'est pas l'effet du vent.
Trellen et Yena doivent à présent trouver un cours d'eau ou un lac pour que l'écuyère puisse utiliser les souvenirs des vouivres. Pour se repérer ils montent sur une hauteur, faisant un détour pour éviter de passer sous les arbres où n'importe qui aurait put tendre un piège... ou plutôt n'importe quoi. La jeune fille espère encore vaguement pouvoir apercevoir la Tour rapidement, ce qui rendrait son aide inutile et lui permettrait de retourner à Merchil rapidement. Ce n'est qu'une fois arrivée au sommet qu'elle se rend compte de ce que sont réellement les Terres Sauvages.
Un lieu saturé de magie.
Les plantes étranges qui les entourent sont simplement changées par rapport à la normale. Plus loin c'est le paysage lui-même qui est tordu, faussé, voilé d'une brume colorée par endroit, bardé d'arrêtes saillantes à d'autres. L'horizon est étrangement courbe et barré en son milieu par une faille qui semble déchirer le ciel sur plusieurs centaines de mètres de hauteur.
Les quelques animaux que Yena parvient à voir sont maléfiques mais stupides : des hémars, des insectes géants, quelques trolls. Au loin, une ville en ruine. Il faut croire que toutes les créatures magiques un peu civilisées se sont enfuies – et Yena ne peut pas les blâmer. Les lieux sont bien pires que toutes les descriptions qu'elle en a entendu. Difficile de dire dans quelle mesure ça vient de la Tour et c'est pour le moment le cadet de ses soucis. Elle repère une rivière en contrebas et un chemin en pente douce y menant. Trellen l'arrête juste avant qu'elle ne s'y engage.
« Méfie-toi des chemins par ici. » dit-il en jetant une poignée de terre sur le sentier. La terre tourbillonne étrangement avant de se décider à enfin tomber au sol. « Sortilège de désorientation. » précise le chevalier qui passe devant. Yena le suit prudemment. Le terrain est relativement dégagé jusqu'à la rivière mais le chemin le plus court est arrêté par un hémar endormi. Yena, méfiante, propose de le contourner. Trellen refuse. Ils risqueraient de tomber dans l'embuscade d'un tigre noir, ce genre de bête aime rester à couvert avant de se jeter sur les voyageurs. Les hémars, par contre, sont presque inoffensifs lorsqu'on ne les embête pas.
Trois fois plus gros que des éléphants, la peau épaisse plus dure que le métal d'une armure, les hémars sont redoutables lorsqu'ils se déplacent sur leurs deux pattes arrières larges comme des troncs d'arbre et puissamment griffues, car ils piétinent tout sur leur passage. Mais ces gros monstres sont des lâches et des charognards, leur immense gueule aux terribles dents est un bon moyen de défense mais ils sont trop lents pour l'utiliser pour chasser, et leurs pattes avant sont ridiculement courtes.
Celui-ci a récemment dû se régaler d'une bonne charogne et dort au soleil. Yena aurait préféré l'éviter malgré tout. Mais elle suit docilement le Chevalier Blanc qui passe aussi près du monstre qu'il le peut sans paniquer les chevaux. L'odeur qui se dégage du hémar n'est pas aussi terrible que l'écuyère l'aurait cru – rien à voir avec celle d'un géant – mais largement suffisante pour effrayer les bêtes.
Arrivée devant le ruisseau, Yena vérifie très attentivement qu'aucun nouveau piège ne l'attend puis se penche vers l'eau. Elle reconnait, elle en est sûre, mais ne parvient pas à faire coïncider cette image avec les souvenirs que la vouivre lui a transmis. Avec un soupir elle défait ses armes et s'immerge dans l'eau jusqu'aux cuisses. La sensation de reconnaitre est encore plus importante mais rien ne correspond, faisant grandir encore l'irritation de la jeune fille.
Trellen attend patiemment sur la rive qu'elle daigne le guider et intérieurement l'écuyère maudit les vouivres, les Tours et les Terres Sauvages de l'avoir mise dans cette situation. Elle regarde de tous les cotés sans parvenir à dissiper la tension qui lui ronge les os. Elle boit même un peu d'eau, en vain – elle reconnait le goût et il ne fait qu'ajouter à son malaise. La Tour devrait être là, toute proche. L'eau a même un goût de Tour. Et rien devant, rien !
La Tour devrait être là, droit devant, dans cette étrange faille qui barre l'horizon...
Enfin Yena comprend.
« Elle est là, affirme-t-elle en indiquant la direction du doigt, mais on ne peut pas la voir, elle est sans doute cachée par magie. A moins qu'elle ait déménagée, mais...
– Non. Aucun magicien ne changerait l'emplacement de sa Tour une fois qu'elle est construite. Tu vois un moyen d'y entrer ?
Elle pensait que ses pouvoirs à lui suffiraient, mais puisque visiblement ce n'est pas le cas, Yena réfléchit tout en sortant de l'eau et en se séchant de son mieux. Elle a la carte des rivières des Terres Sauvages en tête et il leur faudrait parcourir un chemin long et risqué pour y parvenir, monstres aquatiques et pièges magiques pullulent assez pour chasser les redoutables vouivres. La voie de terre devrait être largement aussi dangereuse. Ne reste donc plus qu'à espérer ce qu'au départ ils redoutaient : que ce magicien soit engagé par l'armée ennemie et qu'il existe un chemin sûr pour que de simples humains se rendent jusqu'à lui.
– Je pense, dit-elle, qu'il faut qu'on utilise le même moyen que nos ennemis.
– Pas de chemin par voie d'eau ?
– Non, aucun moyen.
– Très bien... je vais devoir utiliser le Regard du Dragon.
L'écuyère suppose donc qu'il est capable d'utiliser son pouvoir plus efficacement qu'Aragan. Mais c'est normal : les Sept-Esprits l'ont déjà doté d'une forte magie en le choisissant comme Chevalier Blanc, ça n'a pu que renforcer sa magie naturelle. Sans cela, il ne serait certainement pas venu défier cette Tour de magicien à lui seul.
En tous cas, c'est ce que la jeune fille espère.
– J'ai trouvé un chemin sûr, dit Trellen, mais il va falloir que je gaspille un peu de magie pour y accéder. Suis-moi et quoi qu'il arrive, n'ait pas peur et ne quitte pas mes pas. Nous allons devoir laisser les chevaux. »
Yena pense qu'elle devrait se proposer pour ramener les bêtes dans le Royaume et retourner au combat. A présent le Chevalier Blanc n'a plus besoin d'elle. Au pire elle finira même par l'encombrer. Et laisser les chevaux ici, à la merci des créatures maléfiques, ce serait un véritable sacrilège.
Ces nombreuses raisons sages lui traversent l'esprit comme un réflexe, résultat d'années de formation par messire Godoire, chevalier de vieille école qui de plus en avait long à dire sur les tentations de la gloire et de l'orgueil. Yena est trop fière d'être implicitement invitée par le Chevalier Blanc à continuer à le suivre pour se montrer raisonnable et surtout résister à l'orgueil qui gonfle son cœur. Tant pis pour les chevaux. Elle approuve Trellen et abandonne les deux magnifiques bêtes sans un regard en arrière.
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