La mort et les chevaliers - partie 5
Et les chants s'arrêtent. La femme me parle. A mi-voix, comme si elle se fichait que je l'écoute. J'entends :
« Messire, je dois vous avouer quelque chose. Je ne l'ai jamais dis à personne, mais j'ai toujours voulu que vous sachiez... Et maintenant, vous ne comprenez plus rien, vous n'êtes même pas capable de vous rappeler qui je suis. J'ignore si c'est de ma faute, si en vous faisant entrer dans une maison je vous aurais permis une fin plus décente. Enfin, plus décente c'est sûr, mais est-ce que ça aurait sauvé votre tête... Allez savoir. En tous cas, c'est maintenant ou jamais que vous devez m'entendre.
» Messire, je vous ai menti. En ce fameux jour où vous êtes venus chercher le fils du chevalier du Mirerale, chez nous, à Yella, je vous ai dit que c'était moi. J'ai menti.
» Il avait bien eu un fils, un gaillard qui était de mon clan. On avait le même âge. Rénon, il s'appelait. Son histoire, sa mère nous l'avait racontée plus de cent fois, alors j'en savais assez... Quand vous êtes arrivé, j'ai juste sauté sur l'occasion. Voilà. C'était lui ou moi, ou n'importe quel gamin qui aurait eu la chance d'être à ma place. Je veux dire, ma seule justification, c'est que si les rôles avaient été inversés il m'aurait piqué la place tout autant. Tout fils de chevalier qu'il soit.
» Alors voilà. Je ne suis pas de sang noble, même pas du mauvais coté des draps. Je n'ai aucun droit à cette épée, ni à cette armure, et encore moins à ce manteau – au passage, c'est le mien, je ne sais pas si ça fait une grande différence maintenant... J'ai volé sa vie. A l'heure qu'il est... Par les Esprits, j'ai vingt sept ans, ça m'étonnerait qu'il ait tenu aussi longtemps... Il est sans doute mort. Égorgé par un clan rival, empoisonné par les ordures qu'on mangeait, vendu comme esclave à un bordel, une mine ou une armée, poignardé par un cocu jaloux, dévoré par des chiens, ou des chats, ou des rats, ou emporté par la peste ou une maladie vénérienne... Tout peut arriver, à Yella, surtout le pire. Le pire arrive tout le temps.
» J'ai juré de protéger le faible et l'innocent, et depuis que j'ai fait ce serment, je m'y suis tenue. J'ai protégé le Royaume comme on aurait dû me protéger moi. Et je m'en sors bien. N'empêche que quand la Vieille Salope viendra, elle m'emmènera au jugement et là... Voler une vie, c'est le pire des crimes. J'irai faire la causette aux quatorze mille démons.
» Peut-être qu'ils seront indulgents. A l'époque, je ne savais pas séparer le bien du mal. Je voulais survivre. J'aimais pourtant les autres gamins, mes parents, les gens que je connaissais. Mais s'il y a une chose qu'ils m'ont apprise, tous, c'est que la vie est dangereuse, et que toute occasion est bonne à prendre. Je ne voulais pas prendre toute une vie, je pensais vous arnaquer d'un repas chaud ou deux. Je n'avais aucune idée de ce qu'était un chevalier.
» Mais aujourd'hui, s'il fallait recommencer, si je devais encore choisir entre une vie de misère et une vie de chevalier, je ferais le même choix... Il n'y a aucune raison que les démons soient indulgents pour moi. Parce que je regrette, mais je ne ferais rien pour changer les choses. Pas si je dois renoncer à ce que j'ai obtenu. Couvrir de honte tout ce que j'ai accompli. Humilier ceux pour qui je l'ai accompli. Une seule faute, un seul mensonge, mais qui salirait tout. Toute la légende que je suis en train de forger. Alors je mens. A tout le monde. Tout le temps. L'honneur, je l'ai appris, je ne suis pas née avec. C'est peut-être pour ça... Malgré tout ce que je pourrai réussir à faire, je resterai toujours une imposteuse...
» Je fais mon devoir même quand personne ne me le demande. Surtout quand personne ne me le demande. Je sais que je ne rachèterai jamais mon crime. Ça ne m'empêche pas d'essayer.
» Et maintenant... vous êtes mourant, messire. Et je viens encore vous demander votre aide et votre pardon, comme une pauvre petite fille effrayée. Je fais un piètre chevalier, en réalité. J'ai seulement réussi à ce que personne ne s'en aperçoive.
» J'ai fini mon histoire. Je ne sais même pas si vous l'avez comprise. Peu importe. Que désirez-vous, messire ? Une chanson ? De l'eau ? Pitié, dites-moi... Dites-moi que je peux faire quelque chose. J'en ai plus besoin que vous, je le crains. »
Quel long discours... Oui, petite fille, je t'ai entendue. Je ne sais plus qui tu es, ni pourquoi tu me confie ta peine, mais je t'ai entendue et je t'ai comprise.
Nul ne peut réparer le passé. On peut juste l'empêcher de se répéter – on commet alors d'autres erreurs, qu'on baptise des progrès. Les Rats de Yella la dévoreuse sont les créatures les plus misérables du monde, et les plus dangereuses : elles n'ont rien à perdre. Nous, les chevaliers, n'avons pas le droit d'intervenir à Yella...
Et alors ? Qu'est-ce qui nous empêche de faire quand même quelque chose ?
Qui s'est battu pour eux ?
Je sens quelque chose sur ma main. C'est celle de la jeune femme. Une main forte, habituée à l'épée. C'est étrange. Je lui dis :
« Si tu... es triste pour ton passé... lutte pour que personne... d'autre ne le vive. Peu importe... ce que disent les lois... Aucune douleur n'est juste... Et si tu n'es... pas assez forte... demande aux Chevaliers Blancs.
Je me tais, épuisé. Elle me répond d'une voix grave :
‒ Merci, messire. »
Rien de plus. Elle me serre la main, pas trop fort pour ne pas me faire mal. Elle pleure, maintenant. Elle ne pleurait pas, avant ? Je ne crois pas. Elle reste agenouillée devant moi longtemps, ma main dans les siennes, pressées sur ses lèvres, et ses larmes coulent sur ma manche.
Le temps passe encore et encore, c'est ce qu'il sait faire de mieux.
Cette fois, c'est la fin.
C'était la fin depuis longtemps déjà. Mais c'était le début de la fin. Maintenant, c'est la fin de la fin.
C'est injuste. On devrait retrouver la mémoire pour ses derniers mots. Je ne mourrai pas seul, et je ne peux même pas dire à cette personne que je l'aime ou que je la déteste – parce que je n'en sais rien.
Je m'arrêtes de lutter. Ça n'a l'air de rien, mais c'est tuant de vivre. Surtout quand soulever une couverture pour respirer vous fait l'effet de lever un cheval à bout de bras. Je pars doucement. De toutes façons, il ne me restait pas grand-chose. Un corps de sable, un souffle de fer. Je serais plus léger sans. Même ma mémoire trouée m'encombre. Je ne veux pas me souvenir que j'ai oublié.
Alors je pars. Pas si facile. J'ai peur.
Elle se penche vers moi, remonte machinalement la couverture – pourquoi est-elle si blanche ?
En voyant mes yeux, elle comprend. Elle me dit juste :
« Messire...
Un temps de silence, puis :
‒ Quand vous verrez la Vieille Salope, mettez-lui donc la main au panier de ma part. Et dites-lui de bien vous traiter si elle ne veut pas avoir affaire à moi - j'arrive bientôt. »
Très drôle... Oui, je vais voir la Vieille Salope, yeux dans les yeux. Je ne peux plus parler. Je cligne des yeux une ou deux fois, pour qu'elle comprenne que j'ai bien saisi le message.
Je respire, encore une fois. Bon, pas la peine d'insister. L'autre m'attend. Je l'ai côtoyée toute ma vie. Pourquoi en avoir peur ?
Je pars.
Adieu, fille.
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