La mort et les chevaliers - partie 1
J'émerge de mon sommeil péniblement. Mon corps est lourd, si lourd. Je suis peut-être en train de m'enfoncer dans un marécage. Ma poitrine me pèse, elle écrase mes poumons. Ma respiration est en fer. Je ne sais même pas si je meurs. Je suis un homme de sable.
Une main soulève ma tête. J'ouvre les yeux. C'est une jeune femme qui me tient comme ça. Elle me tend quelque chose. Et je réalise que le bourdonnement qui m'assaille, depuis tout à l'heure, ce sont ses mots... Elle veut que je boive.
Ses gestes sont brusques, son discours aussi. Elle se contraint à être patiente avec le vieillard que je suis, mais je peux facilement sentir la tension qui l'a envahie toute entière. Elle vibre d'une énergie et d'une colère contenue. Je n'aime pas l'idée de rester seul avec elle. N'y a-t-il personne d'autre pour s'occuper de moi ?
Je ne me souviens plus de rien.
A nouveau, le brouillard. Quand je me réveille, je me sens encore plus pâteux que tout à l'heure. Ou qu'hier ? La femme m'a-t-elle drogué ? Je tente de bouger un peu. Difficile. Comment retrouver mes forces ?
La femme somnole sur une paillasse, au pied de mon lit. Elle se relève dès que je fais un mouvement, d'un geste souple de félin. Elle se penche sur moi, me demande ce que je désire. Je lui répond : marcher. Elle sourit, et tente de me redresser. D'abord, elle me fait asseoir. Elle est forte, et je sens dans ses paumes des cals. Non, je ne rêve pas : ce ne sont pas des mains de paysanne, mais bien des mains habituées à manier l'épée et l'arc. Une mercenaire ? Je sais que les barbares de l'Est emploient fréquemment des femmes dans le métier des armes. Est-ce là que je suis ?
Rien qu'à être assis la tête me tourne. Ennemie ou pas, je m'accroche au cou de la femme comme si ma vie en dépendait. Mes bras sont si minces, si frêles... Et mes mains ! Elles étaient puissantes, mais il n'en reste plus que des os et des taches de vieillesse. J'étais un seigneur autrefois. Je crois...
Mon passé m'échappe, il s'effiloche comme une brume que je cherche en vain à attraper au filet. La femme prend mes jambes pour poser mes pieds hors du lit. Elles sont en aussi sale état que mes bras... Quel est mon âge, pour être si faible ? Aucune drogue ne peut expliquer ma décrépitude...
La femme me soulève. Je suis debout, mais mon poids ne s'appuie pas sur mes pieds : d'une main autour de ma taille, elle me soutient comme un pantin. Ça me fait mal, j'ai la tête qui tourne. Je n'ai plus du tout envie de marcher, de toutes façons je sais que je n'y arriverai pas. Je demande à la femme de me recoucher. Elle a l'air triste, et inquiète, mais très vite son visage n'exprime plus qu'une colère sourde. Contre moi ? Parce que je n'arrive pas à marcher ?
Pour la dérider, je lui dis : je vous remercie, gente Damoiselle. Elle n'a plus vraiment l'âge d'être une Damoiselle, et n'a pas l'air d'être gentille, ces mots devraient malgré tout lui faire plaisir. Mais non. Ses yeux s'écarquillent, une grimace tord sa bouche très vite, comme un tic, et elle me rallonge en détournant le regard. Je me fais encore mal en retombant trop vite, c'est réellement la pire infirmière qu'on puisse donner à un vieillard. Je suis épuisé, je me rendors.
Elle me secoue. Il faut manger. Je n'en ai pas l'envie, mais je la regarde et j'accepte sans protester. Comment dire non ? Elle a l'air d'un soldat qui vient de prendre une flèche et de l'arracher de sa chair pour continuer à se battre coûte que coûte. Mais contre quoi se bat-elle ? Pas contre moi, pourtant...
Elle me laisse dormir longtemps. Quand je me réveille, je n'ose pas bouger. Au bruit, elle fait le ménage. Tous ses gestes sont brutaux, comme si la poussière était son ennemi personnel et qu'elle doive l'assommer avant de la déblayer.
Ou peut-être qu'elle est en train de chasser les souris ou les rats.
C'est vraiment misérable, ici. Je n'y avais pas fait attention avant. Comment est-ce que j'y suis arrivé ? Je me souviens de palais, de châteaux, de manoirs... pas d'une petite maison en terre puant l'humidité. Ici, il n'y a que du bois pour mobilier, et pas du beau bois sculpté, non, juste des bouts de bois de rebuts, liés au lieu d'être cloués. Du bricolage.
J'entends quelqu'un parler. Un esprit ? Un homme ?
La femme lui répond, mais pas vraiment sur un ton aimable... Plutôt sur le ton qui veut dire : vous n'entrerez pas, à moins que vous ne réussissiez à me passer sur le corps. Ou peut-être qu'elle l'a dit à haute voix, tout simplement. Je ne sais plus. En tout cas, l'autre n'insiste pas.
La femme me secoue. C'est l'heure du repas. Encore ? Ou elle me gave comme un dindon pour le Jour d'Hiver, ou je perds la notion du temps. Hum, vu comme mon esprit bat la campagne...
Je ne veux pas y penser.
Elle me tient, son bras me sert de dossier. De l'autre main, elle me nourrit à la cuillère, comme un bébé. De la bouillie pour bébés, d'ailleurs. Je mange, en lui jetant de temps à autres des regards inquiets. Il n'est plus question de dignité ni de prestige ici, je suis entre ses mains, aussi faible qu'un mourant. Je ne tiendrai pas longtemps si elle décide de m'abandonner, ou simplement me traite mal. Mais qui est-elle ? Ma mémoire est désespérément vide...
Est-ce qu'elle me connaît ? Est-elle de mes proches ? Non, je m'en souviendrais... Quoique. Je ne me souviens pas si j'étais marié, si j'avais des enfants...
J'étais chevalier, je le sais, j'en suis sûr. Mais qui était mon suzerain ? Mon écuyer ? Je ne me souviens même pas du nom de mon cheval !
Je mange. Elle est brusque, ici aussi : la cuillère en bois me cogne souvent les dents ou le menton, et à chaque fois elle se renfrogne un peu plus. On sent qu'elle meurt d'envie de jurer, mais allez savoir pourquoi elle se retient. Ce qui n'améliore pas son humeur.
Je lui demande :
« Est-ce que... je vous connais ?
Elle a l'air surprise, et un sourire plein d'espoir traverse son visage. Elle acquiesce trop fort, et me dis :
‒ Oui, messire Godoire ! C'est moi, Yena ! J'étais votre écuyère ! Vous m'avez trouvée chez les Rats, à Yella-la-dévoreuse ! Vous vous souvenez ? Yena !
Elle parle trop vite, trop haut, elle me soûle. Je vois bien que c'est très important pour elle, mais... Yena ? Non, ça n'évoque rien en moi. Je connais bien sûr la cité-état de Yella, la trop grande ville des Guildes et des marchands, et je sais que les bandes de gosses qui vivent dans ses poubelles sont appelés les Rats. J'ai du mal à croire qu'elle vienne de là. Elle ne parle pas comme un Rat, et elle ne jure pas comme un Rat non plus. Je les connais, eux. Un d'entre eux. Je crois. Je dis :
‒ J'ai connu un Rat, avant... Un gamin qui disait des mots plus gros que lui. Vingt kilos tout mouillé. Ça l'empêchait pas de se battre, pour sûr. Intenable, qu'il était.
Je ne sais plus d'où je sors ce souvenir, mais je suis sûr que la femme n'est pas un Rat. Pourtant, elle insiste :
‒ C'est ça, messire, c'était moi ! Quand j'étais toute petite, vous m'avez prise comme écuyère. Vous vous souvenez ? Parce que j'étais la fille de votre ami, le chevalier du Mirerale, mort héroïquement en vous sauvant la vie ! Vous êtes venu me chercher à Yella, il y a longtemps. On me faisait passer pour un garçon, Yenon. Vous vous souvenez ? »
Je ne comprends rien à ce qu'elle me raconte, alors pour gagner du temps, je dis oui, oui, et je fais mine de me rendormir. Et j'y arrive fort bien.
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