Chapitre 86
Avec un bref hochement de la tête, Malir leur indiqua que la voie était libre. Les autres membres de l'escouade de sauvetage en profitèrent pour, l'un après l'autre, quitter le tunnel aquatique que Dixan leur avait préparé ; au pas de course, mais en veillant à ne pas produire plus de bruit que nécessaire, ils traversèrent les quais quiets de Corgenna et marquèrent un premier arrêt une fois réfugiés dans une ruelle attenante. Quelques badauds s'avinaient, à quelques dizaines de mètres de là. Quelques marins ensommeillés s'échinaient à remplir des caravelles de tonneaux et de cagettes, avant un départ probablement prévu pour les premières heures du lendemain. Outre cela, rien ni personne ne semblait être en mesure de troubler la tranquillité de cette cité immémoriale...
Ils s'étaient mis d'accord en amont, alors qu'ils marchaient avec l'océan pour voûte céleste ; ils allaient devoir agir promptement, en veillant à ne commettre aucune maladresse. D'abord, il leur fallait remonter les rues en direction de l'Esplanade de l'Oracle, où la garde devrait sans doute être renforcée conséquemment. Là, ils n'auraient d'autre choix que celui de créer une diversion ; en fonction des opportunités, ils pourraient, ou non, choisir de se séparer à cette fin. Il allait sans dire que ceux à qui il incomberait la lourde tâche d'attirer l'attention de leurs ennemis s'exposeraient à des représailles vindicatives... mais il était illusoire de partir du principe qu'ils pourraient, tous ensemble, s'introduire dans les geôles royales de la capitale de Balhaan jusqu'à libérer Lida, Rolan et Jade. Cela devait être le fait d'une poignée d'éléments. Les plus rapides, les plus versatiles, aussi.
Il avait été choisi, plus tacitement qu'oralement, que Nakata en serait du nombre. Ses talents d'invulnérabilité le rendaient assez incontournable, à cette fin : peu importait les ennemis qui seraient susceptibles de lui tomber dessus une fois dans la gueule du loup, il trouverait probablement une réponse appropriée à leur destiner. En outre, les autres commandants brillaient davantage dans la gestion des conflits ouverts ; Aiz, grâce à son envergure et à sa force, et Dixan, grâce à son pouvoir élémentaire, seraient plus à même de gérer un grand nombre d'opposants simultanément.
Pour les autres, en revanche, rien n'était moins sûr : et on se contentait, pour l'heure, d'avancer en sachant qu'il faudrait bientôt se dire au revoir.
Adieu, peut-être.
Ils poursuivirent comme autant d'ombres dans la nuit, glissant sur les pavés, d'une bâtisse à l'autre, veillant à s'arrêter à chaque croisement pour surveiller les allées et venues des soldats locaux. Les patrouilles étaient certes plus nombreuses qu'à l'accoutumée, mais il était étonnamment facile de les contourner ; si la menace de leur arrivée devait être concrète, elle était encore sans doute trop lointaine pour que les gardes ne la ressentent comme une imminence. L'aide fournie par Rodolphe, laquelle leur avait permis d'avancer promptement et sans avoir à affronter de péripétie imprévisible, était sans doute responsable de cette dissonance profitable.
Ils remontaient la dernière artère qui devait les mener jusqu'à l'Esplanade lorsque les éléments les plus aiguisés de leur bataillon virent leurs sens, aux alertes, leur confirmer qu'ils étaient probablement moins discrets qu'ils ne l'auraient souhaité.
— Cette odeur, grogna Andrek en plissant le nez, c'est du soufre ! Attention !
Ce disant, il jeta sa main en direction d'une fenêtre ouverte à deux pas de là ; de celle-ci jaillit une espèce de poudre volatile et sombre qui fondit vers eux, avant qu'une étincelle ne l'enflamme et ne déverse dans la rue une explosion incendiaire. Dixan, qui n'attendait qu'une telle opportunité pour démontrer l'étendue de ses talents, projeta sur la trajectoire des flammes un voile d'eau d'une épaisseur remarquable ; les Orphelins et les membres de la Huitième Brigade se jetèrent au sol tandis que la détonation achevait de se répandre dans la rue, faisant exploser les vitres et frémir les bâtisses. Finalement, tous se redressèrent et tirèrent leurs armes au clair ; dans le même temps, une silhouette apparut, dans l'encadrement de la fenêtre en question. Un homme, d'une trentaine d'années sans doute, au regard teinté de déception.
— Encore un pari de perdu... Je m'endette dangereusement.
— Continuez ! Je le retiens !
Erik avait initialement l'ambition de faire partie de ceux qui libéreraient Rolan, Lida et Jade ; d'une part parce que son plus vieil ami était au nombre des captifs, d'autre part parce qu'il estimait que son talent pouvait être plus qu'utile dans un environnement clos, à l'instar des geôles étroites au sein desquelles ils devaient croupir. Cependant, un principe élémentaire le contraignait à marquer un arrêt prématuré : la préservation des jeunes pousses.
Cet ennemi était-il isolé ? Quelle était la nature exacte de ses pouvoirs ? Disposait-il également d'un Cydylaïn, à l'instar de Kaster et de ses acolytes ? Combien de temps avant que des renforts ne surgissent pour aggraver la situation ? Tant d'interrogations subsistaient qu'il était complexe de les hiérarchiser. Pour Erik, une idée prévalait donc sur toutes les autres : celle que celui qui choisirait de demeurer en retrait signait probablement son arrêt de mort.
Épée tirée au clair, il prit une inspiration profonde et projeta droit vers cette silhouette un nuage aussi compacte que l'était son poing. La façade de la bâtisse fut percutée si violemment qu'elle s'enfonça ; plusieurs briques se détachèrent du reste de l'édifice, et les gravats s'écrasèrent misérablement au sol tandis que les premiers membres de l'escouade reprenaient leur course. Avec davantage d'intensité, moins de discrétion... Plus de frénésie.
Quelques uns, néanmoins, à l'instar d'Akis, de Malir ou d'Amara, marquèrent leur hésitation en s'apprêtant, à leur tour, à se jeter dans la bataille ; Nakata, Silvia et Aiz les poussèrent vers l'avant, les rappelant à l'ordre avec intransigeance.
— On continue ! C'est trop tard pour s'arrêter !
— Faites-lui confiance !
Les trois principaux intéressés opinèrent du chef avec répugnance ; et ils reprirent leur fuite en avant de plus belle, tandis que seul Erik demeurait là, au beau milieu de cette rue déserte. Son nuage se dissipa bientôt ; et l'homme qu'il avait ciblé passa par la fenêtre élargie pour venir se camper face à lui, manifestement indemne. Il avait dû réussir à reculer à temps pour éviter la charge fracassante du nuage... ce qui, dans le fond, n'étonnait pas Erik. Ne l'agaçait même pas. Il n'avait pas eu l'intention de l'atteindre ; seulement celle de le ralentir, de l'empêcher de réitérer sa première offensive, en partant du principe que Dixan voudrait à nouveau la bloquer.
Maintenant, le commandant était trop loin pour se laisser retarder davantage.
Un scolopendre à l'allure menaçante courut sur la jambe droite de l'inconnu, et se mit à l'escalader jusqu'à venir se camper sur son épaule ; vaguement dégoûté par cette créature à l'allure abjecte et cliquetante, Erik se mit en garde. Son adversaire, moins belliqueux, lui fit la fleur d'une conversation sommaire.
— Tes amis courent droit vers leur mort.
— Je ne pensais pas que la Brigade Oraculaire était prête à utiliser des armes aussi imprécises. Cette explosion aurait pu être retournée contre les habitations. Des civils risquent d'être pris dans la bataille...
— Quelle importance ? C'est l'Oracle que nous servons. Pas le peuple.
— Rhétorique de meurtrier.
L'autre type haussa les épaules, puis souffla dans sa direction un second nuage de soufre ; il l'imita, projetant sa propre brume, tangible, juste avant qu'une étincelle ne vienne ajouter un petit peu de chaos à cette nuit sordide.
— On y arrive, claironna Nakata, en tête du cortège. Préparez-vous ! Ils vont nous accueillir !
Il ne croyait pas si bien dire : les portes de l'Esplanade des Oracles se dessinaient tout juste devant lui qu'il remarqua, devant elles, une silhouette qui ne lui était que trop familière. Le commandant Aristof de la Neuvième Brigade lui décocha un regard hautain ; malgré les bandages qui lui ceignaient le torse, il répandit sur ses bras une nuée d'éclairs et fondit sur son homologue au pas de course, plusieurs de ses soldats sur les talons. Si Nakata s'apprêtait à encaisser cette charge frontalement, il n'eut finalement pas à le faire ; car Silvia le dépassa en trombe et, brusquement, gratifia le commandant d'un coup de bouclier qui l'envoya paître dans les gigantesque portes en bois qui menaient à l'Esplanade, et qui s'effondrèrent dans la succession de ce choc tonitruant. Les subordonnés d'Aristof s'arrêtèrent instamment ; les membres de l'escouade de sauvetage de Lida les imitèrent, et tout ce beau monde, soudain figé, se dévisagea dans le silence. Aristof, finalement, s'extirpa des décombres de la grande porte en grommelant ; il avait manifestement souffert de cette confrontation impétueuse... mais Silvia, elle aussi, en portait quelques stigmates.
Un genou à terre, son bouclier et son armure crépitant encore de l'éclair que le commandant lui avait expédié au moment de l'impact, elle tâchait de reprendre son souffle en taisant sa douleur aussi pudiquement que possible.
— Tu n'es pas un mauvais élément, jeune fille, reconnut-il avec mépris. Tu aurais sans doute pu prendre la suite de Lida, dans les faits... mais tu es cinq ans trop jeune pour avoir la moindre chance, contre moi.
Il s'épousseta, et s'avança à nouveau, d'un pas plus calme, cependant. Les membres de la Neuvième Brigade n'étaient pas tous au rendez-vous ; seulement cinq combattants, en plus du commandant, leur barraient la route pour le moment. D'autres ne devraient toutefois pas tarder à surgir, compte tenu du tapage que générait le début des hostilités...
— Seul un commandant peut en vaincre un autre, grogna Aiz en se plaçant un pas devant Silvia. Il a raison. Je me charge d'eux. Continuez à avancer.
— Hors de question que tu restes seul, intervint Silvia en se redressant. Je serai moins utile à l'intérieur. Ici, je peux déployer mon pouvoir totalement. Je reste.
— Moi aussi, cracha Amara avec hargne.
— Alors c'est décidé, ponctua-t-il paisiblement.
Les autres membres de l'escouade opinèrent du chef, et entreprirent de se remettre en route ; mais puisqu'on leur barrait la voie, Silvia et Amara n'eurent d'autre choix que celui de prendre les devants. L'une, bouclier tendu vers l'avant, et l'autre, plus ardente que jamais, fondirent sur leurs ennemis comme deux oiseaux de proie. Tâchant de demeurer entiers, leurs opposants s'éloignèrent momentanément et permirent au reste de l'équipe de continuer leur route ; Aristof, lui, ne bougea pas d'un pouce tandis que ces intrus passaient à sa hauteur. Son regard demeurait planté dans celui d'Aiz. Il le savait : sans l'aide de ses subordonnés, il était condamné. Il n'était pas à la hauteur, compte tenu de ses blessures encore trop fraîches, que le coup de bouclier impétueux de Silvia avaient rouvertes.
— A six contre trois... Si je ne le savais pas déjà, je présumerais que vous êtes complètement fous, soupira-t-il. Beaucoup d'autres combattants attendent vos camarades à l'intérieur. D'autres ne devraient pas tarder à surgir pour achever de vous maîtriser. Vous n'êtes simplement pas assez nombreux. Capitulez, tous les trois. Capitulez, et nous montrerons de la clémence en plaidant pour vous auprès de l'Oracle.
— Tu perds ton temps, le corrigea Aiz après un instant de silence. Si tu as peur du conflit, libre à toi de quitter Corgenna.
Le doyen des commandants, désabusé, secoua la tête lassement. Il joignit ses deux mains et, les séparant, généra entre elle un courant électrique d'une intensité horrifiante. Ses subordonnés, à leur tour, se mirent en garde ; le conflit était sur le point de reprendre.
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