Chapitre 64
— Qu'est-ce que tu perçois ? demanda Erik dont les yeux, plissés, balayaient les environs avec force suspicion.
— Quelques odeurs inconnues... celle de Kaster est bien ici. Celle de la mort... aussi, répondit Andrek en réprimant une nausée. Omniprésente.
— Des traces de Lida ? ajouta le doyen en pesant chaque syllabe.
— Seulement des résidus... je ne crois pas qu'elle soit encore ici. Rolan et Jade non plus.
Il ne dit rien de plus quant à Nilly ; dans le silence, les soldats des Brigades mirent pied à terre, sachant que cela n'annonçait rien de bien enthousiasmant. Mieux valait compter sur leur mobilité plutôt que sur leurs montures, dans un contexte aussi chaotique, aussi imprévisible... on risquait de leur tomber dessus dans la minute, après tout. Ils s'apprêtèrent, toutes et tous, le cœur tambourinant. Le marasme dans lequel les avaient précipité les révélations d'Andrek ne devaient pas dénigrer leur raison d'être : ils étaient des soldats, et si des ennemis s'étaient retranchés à la forteresse du Pic Zygos, ils allaient devoir les en déloger. Quel que puisse en être le prix.
Akis lui-même n'était pas au mieux de sa forme. Certes, ses récents exploits contribuaient à le rassurer, mais il savait qu'il ne serait, dans une situation moins propice à l'improvisation, pas aussi impactant. Si dérober ses pouvoirs à ses camarades signifiait leur nuire, ne serait-ce que l'espace d'un instant, il n'était pas certain de pouvoir s'y résoudre ; Lida avait déjà eu à en payer le prix, après tout... Ils devaient trouver un signal, un moyen de lui apprendre qu'il pouvait emprunter leurs pouvoirs librement. Mais cela ne se ferait pas, bien entendu, au plus sombre d'un conflit... il était, en l'occurrence, déjà trop tard pour cette bataille-ci.
— On va devoir se séparer, observa sombrement Dixan. Mais on va rester assez nombreux pour que cela ne soit pas trop risqué. Nakata mènera un groupe, composé de Malir, Andrek, Sora et Satin.
Le principal intéressé opina du chef, et les quatre combattants censés l'accompagner se rapprochèrent de lui muettement. Puisqu'il avait la charge des combattants les moins capables, ou encore de Sora, lequel était encore légèrement blessé de l'assaut sur Kalk Azon, il allait devoir tempérer ses ardeurs... La présence d'un Malir imperceptible, toutefois, permettrait à son groupe de récupérer l'effet de surprise en cas de besoin. En outre, les capacités de régénération du commandant lui permettraient de protéger ses pairs en situation d'extrême urgence : leur quintet était des plus équilibrés.
— Erik sera accompagné de Sylas et de Silvia.
Trois des meilleurs combattants de la Huitième Brigade seraient ainsi amenés à composer ensemble ; ce qui, là encore, était un choix pertinent. Ils se connaissaient bien, savaient compter les uns sur les autres et étaient tous les trois très aguerris. Libérés des entraves que pouvaient représenter des compagnons moins fermes, ils seraient sans doute à même de se montrer décisifs. Les dons défensifs d'Erik permettraient par ailleurs à Sylas et à Silvia d'avoir le champ libre quant à l'offensif.
— Lani, Akis et Amara viendront avec moi. Laley, Aiz et Kurl resteront en retrait, pour venir en aide aux groupes qui en ressentirait le besoin. Si vous trouvez quelque chose, ou quelqu'un... ne commettez pas de folie. Signalez-le, pour que nous puissions nous réunir avant d'agir. Et si vous avez besoin de renfort, n'hésitez pas à le crier. La forteresse est, malgré tout, un petit endroit... Nous parviendrons rapidement à nous rejoindre.
Les ordres étaient clairs ; les groupes nouvellement constitués se retrouvèrent et achevèrent de se préparer. Puis tout ce beau monde reprit la route, et s'avança jusqu'à pénétrer dans la cour intérieure de la forteresse du Pic Zygos.
Ce qu'ils y découvrirent alors ne manqua guère de leur couper le souffle.
Deux des bâtiments poussiéreux qui servaient autrefois de zones de rangement à la Huitième Brigade étaient à demi-effondrés, ayant sans doute assisté à un spectacle qui avait eu raison de leurs fondations fébriles, vieillottes. Le sol était strié par endroit, comme si des épées gigantesques s'étaient amusées à y tracer des lignes imposantes ; et quelques piques ne manquaient pas de garnir les remparts, comme si on avait cherché à y clouer des opposants aventureux.
— C'est le pouvoir de Jade, remarqua Satin à voix basse.
On ne lui répondit pas, mais tous approuvèrent avec aigreur. Qu'on ait pu profiter de leur absence pour nuire à leurs pairs ne leur plaisait guère ; d'autant plus que l'identité de ces assaillants-ci restait encore un mystère. Kaster et Resha étaient-ils les auteurs de cette situation ? Cela paraissait, tout de même, assez improbable : un Cydylaïn et son Cydymisen, seuls, n'avaient pas la moindre chance d'inquiéter Lida, même blessée, épaulée par Rolan et par Jade. Ils allaient avoir besoin d'enquêter davantage pour découvrir la vérité...
Avec un bref signe de la tête, Dixan demanda à Aiz, à Kurl et à Laley de marquer un arrêt ; ceux-ci obtempérèrent sans protester. Le second du commandant déploya immédiatement son pouvoir, sachant qu'une seconde de retard risquait d'avoir des conséquences tragiques. Dans le même temps, Laley vint déposer ses mains sur ses omoplates, dévoilant deux ailes gigantesques : il allait pouvoir compter sur toute sa mobilité, puisqu'il serait chargé de rester à l'extérieur.
Les trois groupes se répandirent alors vers trois objectifs distincts ; Nakata et ses compagnons prirent la direction du terrain d'entraînement et des cabanes qui le bordaient là où Erik, Silvia et Sylas se dirigèrent instamment vers le donjon principal. Dixan et les autres, quant à eux, optèrent plutôt pour l'un des grands hangars où la Huitième avait pour habitude d'entreposer l'essentiel de ses denrées les moins périssables.
Le commandant prit évidemment la tête de la cohorte, suivit de près par Amara et par Lani. Akis, quant à lui, demeurait fébrile, légèrement en retrait, pas assuré d'avoir un rôle à jouer, une utilité à faire valoir. Ainsi, lorsqu'on ouvrit les portes battantes de l'édifice et qu'on y pénétra, il fut le dernier à capter la puanteur qui s'était imprégnée dans les lieux ; elle manqua de le faire dégobiller et il dut lutter pour demeurer dans l'entrepôt. Son regard larmoyant alla d'une poutre à l'autre, à la recherche de l'origine de cette insupportable odeur... et il se glaça d'effroi lorsqu'il en localisa enfin la source.
Clouée contre une poutre à deux bons mètres de hauteur, la main dans le dos et la tête retenue par un bandage qui lui ceignait le front, Nilly gisait là, ensanglantée, désarticulée, pourfendue de multiples blessures, ayant enduré des sévices abominables dont elle seule aurait, à jamais, le secret. Elle était morte.
Et, assis sur un tonneau à deux pas de là, Kaster contemplait son ouvrage avec une quiétude angoissante.
— Quel dommage qu'elle n'ait pas eu de second bras à m'offrir. En l'occurrence, ce combat a manqué de mordant.
Son indolence provocatrice, sa posture irrespectueuse, ses propos assassins, tout cela précipita bien sûr les quatre spectateurs dans des émois divers, mais néanmoins intenses. Akis eut un mouvement de recul, principalement dû à la panique ; Dixan se mit en garde, de l'eau commençant à s'écouler de la grande gourde qu'il portait dans son dos ; Lani et Amara demeurèrent fixées sur le cadavre de Nilly, obnubilées par tout ce qu'elle incarnait d'impitoyable. Elle était l'aveu d'un nouvel échec collectif de la part de la Huitième Brigade.
Erik aurait réussi à se faire violence ; Satin et Andrek auraient cherché à battre en retraite ; Sora et Sylas auraient essayé d'attaquer en demeurant à distance... Lani et Amara n'eurent ni cette sagesse, ni cette forme de précaution. Dixan n'eut même pas le temps de les inciter au calme qu'elles fondirent sur Kaster en brandissant leurs armes, les yeux exorbités, le souffle court, le cœur enragé. Amara bouillonnait littéralement ; la température extrême de son corps produisait des oscillations aériennes tout autour d'elle, laissant à penser qu'il ne lui fallait qu'un combustible pour provoquer un incendie d'une ampleur dantesque. Lani, elle, prenait des appuis célestes pour accélérer sa course, tant et si bien qu'elle fut la première à atteindre la position de Kaster. Ses couteaux, néanmoins, n'eurent pas le loisir de mordre la chair du membre de la Brigade Oraculaire.
Car des tréfonds de l'entrepôt surgit une nuée de poils denses qui s'étendit brutalement jusqu'à atteindre la position de Lani ; cette forêt mouvante manqua de se saisir de la combattante qui, d'une impulsion sèche de la main droite, parvint à se désaxer suffisamment de sa course pour se placer hors de portée.
— Lani !
Le hurlement d'Amara intervint trop tard ; en évitant cette première offensive, dont l'auteur était assurément Resha, Lani venait de quitter Kaster du regard... et ce dernier entendait bien lui faire payer cette marque d'inattention. Il se jeta à la rencontre de la soldate aérienne d'un bond ferme, brandissant son bras droit, pourtant désarmé. Elle le vit arriver, trop tard pour esquiver ; et elle fut prise d'une stupéfaction saisissante lorsqu'elle constata que ses mains se transformaient, se paraient d'un gris métallique, s'affinaient, devenaient lames. Elle opposa l'un de ses couteaux au bras droit de Kaster, le contrant avec précarité avant d'essayer de répliquer d'un coup d'estoc en plein ventre. Il para à son tour, démontrant une ambidextrie certaine, puis s'apprêta à riposter. Elle voulut quitter cette danse mortelle d'un nouvel impact du pied ; la fourrure de Resha s'empara de sa cheville et l'en empêcha. Mortifiée, prise de court, elle vit le bras droit de Kaster s'enfoncer dans son abdomen. Elle tressaillit, et manqua de hurler ; il l'en empêcha en lui tranchant la gorge, de son second bras.
Elle s'effondra, morte ou en passe de l'être, sous les yeux glacés de terreur des trois témoins de cette odieuse scène.
— Enfoiré !
Les pupilles brûlantes, la peau parcourue d'innombrables flammèches, Amara se jeta dans la direction de Kaster avec l'intention ferme de le calciner jusqu'aux os ; mais il lui restait encore quelques mètres à parcourir lorsqu'une vague d'eau l'engloba et la précipita sur le côté. Elle heurta un pilier et s'effondra sur le flanc en retenant un juron ; l'eau se mêla à ses larmes et elle manqua de suffoquer, tant à cause du liquide qui l'avait happée que des émotions vives qui la harassaient. Elle s'apprêtait à hurler sur Dixan lorsqu'elle remarqua que le regard du commandant de la Deuxième Brigade était, lui aussi, rendu incandescent d'une fureur irrépressible.
— Retrouve ton sang-froid, Amara. Souffle. En attendant... je me charge de Kaster.
Il y avait beaucoup d'inconnues ; beaucoup trop, en fait. Pourquoi Kaster disposait-il d'un pouvoir, si Resha était effectivement son Cydylaïn ? Pourquoi avait-il choisi de s'en prendre à la Huitième Brigade ? Où se trouvaient Lida, Rolan et Jade ? Est-ce que d'autres adversaires attendaient Nakata, Erik et les autres ? Mais il y avait également des certitudes : dans son état, Amara était trop troublée, trop colérique pour être d'une grande aide. Akis, quant à lui, s'était tout simplement effondré en même temps que Lani ; en état de choc, il n'était même pas capable de prononcer la moindre syllabe.
C'était donc à lui de se charger de rendre justice.
Resha s'extirpa des tréfonds de l'entrepôt de son pas tranquille ; il se plaça à la hauteur de Kaster en dardant Dixan d'un regard bestial. Nullement impressionné, le commandant s'avança à son tour, d'un pas serein ; tout autour de lui, l'eau se mit à tourbillonner, renvoyant l'image d'un typhon impérieux à ses deux adversaires. Ni l'homme, ni la bête ne semblèrent frémir ; et pourtant, à cet instant, Dixan était sans l'ombre d'un doute le combattant le plus dangereux au sein de la forteresse du Pic Zygos.
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