Chapitre 53
Un Sciotum. Ils faisaient face à un Sciotum.
Bras ballants, les membres des Brigades réunis dans la grotte observaient les lueurs étranges qui émanaient de ces eaux clapotantes si particulières, si uniques qu'ils auraient pu les reconnaître même dans un seau en bois. Comment telle anomalie pouvait-elle être envisageable ? La forteresse du Pic Zygos, qui incarnait la frontière entre Balhaan et Kale, était désormais loin derrière eux. Pourtant, aucune erreur n'était envisageable ; et cet ours, Cydylaïn de son état, qu'Akis avait éclaté une minute plus tôt corroborait cette hypothèse incongrue et renforçait leur saisissant sentiment de désorientation.
C'étaient toutes leurs certitudes les plus élémentaires qui étaient mises à bas violemment. Leur croyances les plus sûres, au sujet desquelles nul n'avait jamais eu l'audace d'entretenir le moindre doute.
Quelques regards furent échangés sans que le silence ne soit troublé par quiconque. Dixan lui-même avait l'air de ne pas en mener large... Et c'était largement compréhensible. Akis, de son côté, prit bien le parti de se redresser pataudement, mais uniquement pour se rapprocher du rond de pierres ancestral sur lequel il vint poser son séant. Ses doigts s'invitèrent au creux des vaguelettes translucides et il apprécia mutiquement la sensation de chaleur qu'elles imprimèrent au contact de sa peau. Pas de doute : ce Sciotum en était bien un.
L'hébétement ambiant prit fin lorsque quelques éclats de voix résonnèrent à l'extérieur de la grotte ; plusieurs individus semblaient grimper afin de les rejoindre, et il ne leur fallut effectivement pas longtemps pour pénétrer dans la caverne. Ainsi, Nakata, Sylas et Aiz se présentèrent à leurs compagnons et constatèrent d'eux-mêmes la présence de cet élément incongru dans ce paysage rocailleux ; et leurs compagnons d'infortune, eux, eurent tout le loisir de constater qu'un autre homme les accompagnait, un inconnu, dont l'amertume prévalait sur l'étonnement.
Cet inconnu voyait sur son cou, son menton et ses joues courir une barbe rêche, dense, désordonnée. Ses cheveux, eux aussi, avaient tout de la toison chaotique ; les peaux animales qui le recouvraient, unis par quelques fils en un simulacre de vêtements, donnaient l'impression qu'il s'agissait d'un ermite ou d'un pèlerin égaré, qui s'était acclimaté à la vie en haute montagne par défaut, bien incapable de s'en retourner vivre en société, par malchance ou par choix. Sa voix, grave et profonde, s'éleva bientôt avec une teinte de colère.
— Qu'avez-vous faits à Resha ? Le pauvre... Dépêchez-vous de le plonger dans le Sciotum ! Allez !
Sora, Andrek et Akis échangèrent un regard dubitatif et devinèrent finalement que l'homme faisait référence au Cydylaïn qu'ils avaient abattu ; d'ailleurs, il en pointa les fragments d'une main rageuse avant que Nakata, dans son dos, ne le rappelle à l'ordre. L'épée du commandant, pointée sur les lombaires de l'inconnu, compléta sa menace à elle seule.
— Je ne crois pas que vous soyez en mesure de formuler des exigences, monsieur qui-que-vous-soyez.
— Qui êtes-vous ? l'interrogea vivement Dixan, en comprenant que c'était une question à laquelle Nakata et les deux autres ne pouvaient pas répondre non plus.
— Un de vos compatriotes, grommela l'autre type. Vous voulez vraiment avoir la mort de l'un des vôtres sur la conscience ? Bon sang, moi qui prenais les Brigades Royales pour des modèles de sainteté !
— Qu'est-ce qui vous dit que nous sommes des membres des Brigades ?
— Tu me prends pour un imbécile, jeune homme ? Vous venez de Balhaan, vous n'avez aucun automate avec vous, et aucun Cydylaïn non plus. Vous êtes des combattants aguerris, si j'en crois l'état dans lequel je retrouve Resha...
Ce fut au tour de Dixan d'être mouché ; lui qui, habituellement, menait toujours les joutes verbales avec brio sembla se rembrunir un court instant. Et pour cause : il venait de constater que son interlocuteur en savait infiniment plus à leur sujet qu'eux au sien... Une telle iniquité induisait nécessairement des rapports houleux ; mais, de son point de vue, mieux valait les détendre avant de prolonger la conversation. Montrer patte blanche, en somme, avant de reprendre ce petit interrogatoire là où ils avaient dû le laisser bien malgré eux. Ses ordres claquèrent donc en se réverbérant sur les parois de la caverne :
— Akis, ramène son Cydylaïn. Et Nakata, baisse ton arme. Il n'est pas un danger. Personne ne le serait, avec nous tous autour pour veiller.
— Comme tu veux, commandant, concéda Nakata en rengainant dans un haussement d'épaules nonchalant.
Son léger sourire avait, comme à l'accoutumée, un petit quelque chose de provocateur ; mais le clin d'œil qu'il décerna à Dixan semblait, lui, porteur d'une certaine complicité à laquelle son vieil ami répondit par un hochement de tête. Ils s'étaient mis d'accord tacitement : cet inconnu ne devait en aucun cas savoir qui était Nakata. Il en allait, après tout, de la réussite de leur petite opération en terre ennemie... Si le Roi de Balhaan devait apprendre, d'une manière ou d'une autre, que le flamboyant épéiste n'était pas à bord du navire qui portait sa Brigade jusqu'à la mer Exerragi, les retombées risquaient d'être épicées.
Akis, de son côté, obéit sans se poser autant de questions ; les quelques fragments de Cydylaïn qu'il réunit et jeta dans le Sciotum se mirent à rayonner d'une lumière vive. Il s'écarta précipitamment du rond de pierres, craignant que Resha ne cherche à obtenir vengeance en revenant à la vie ; fort heureusement, il n'en fut rien. La gueule et les pattes de l'immense ursidé surgirent des flots et vinrent prendre appui sur le rebord du puits sans faire montre d'une agressivité outrancière ; il acheva de retrouver tout son calme lorsqu'il aperçu la silhouette de son maître, indemne.
— Maintenant, il va falloir nous répondre, reprit Dixan en se tournant vers l'inconnu.
— J'ai rien à vous dire. J'suis qu'un ermite.
— Qu'un ermite qui porte un médaillon des plus curieux.
La réplique du commandant fut accompagnée d'une œillade en direction d'un pendentif qui brillait sur le torse de l'inconnu ; seule touche de fantaisie dans sa tenue très spartiate. L'homme grommela, mais ne protesta pas. Il retira finalement le bijou et le lança en direction de Dixan ; ce dernier le rattrapa habilement et se contenta de le brandir à hauteur de torse. Tous purent ainsi constater que ce médaillon était à l'effigie de l'aigle bicéphale, symbole des deux pouvoirs ultimes du Royaume de Balhaan.
— J'ai ordre de rien dire à propos de ma présence ici. Et en tant que membres d'une Brigade, vous d'vez comprendre que ça sert à rien d'insister. J'répondrai pas.
— En tant que commandant, je serais tenté de confirmer. Mais en tant qu'homme... comprenez que la présence de ce Sciotum hors de nos frontières m'en empêche. Catégoriquement.
— Alors vous faites passer votre curiosité avant votre loyauté ? La mentalité des Brigades a bien changé.
— Qu'en savez-vous ? Combien de commandants avez-vous côtoyé durant votre existence ?
— ... Aucun, petit malin.
Leur relation débutait bien mal, mais Dixan semblait confiant. Autant que possible, en tout cas... Bien plus, en l'occurrence, que son interlocuteur qui semblait comprendre qu'il avait plus à perdre qu'à gagner à prolonger cette confrontation stérile. Le commandant ne manqua pas de le lui faire remarquer, quoi qu'avec un pragmatisme presque brutal.
— En ma qualité de commandant, je ne peux pas tourner le dos à ce Sciotum et vous laisser vivre innocemment près de lui sans prendre de mesure concrète, si vous vous obstinez à conserver le silence. S'il le faut, nous allons détruire votre Cydylaïn, une fois de plus ; puis faire de vous notre prisonnier et vous ramener jusqu'à Corgenna, pour que nous ayons enfin les explications que nous méritons.
— J'en s'rais ravi. Sûr que le Roi serait ravi aussi de savoir que ses Brigades se pavanent à l'étranger sans son consentement.
— Ce qui ne changerait rien à votre position.
— Vrai.
Le type renifla, puis se décida enfin à briser la glace ; mais pas sans se rapprocher de Resha, à qui il tendit une main bienveillante. L'ursidé la lécha avec un grognement de contentement.
— Je suis Kaster. Et lui, c'est Resha. On est des membres de la Brigade Oraculaire.
Désarçonnés, les membres des Brigades Royales échangèrent quelques regards décontenancés ; aucun d'entre eux n'avait entendu parler de cette Brigade-ci... et pour cause : Kaster ne manqua pas de les éclairer, non sans pousser un soupir. Manifestement, son isolement habituel lui convenait bien.
— On est... un certain nombre à veiller sur les Sciotums qui ne se trouvent pas à l'intérieur, mais à l'extérieur de Balhaan. Ça veut presque tout le temps dire vivre en ermite, au milieu de nulle part, sans personne pour nous emmerder... observer les environs, en fait. Et faire en sorte qu'aucun étranger ne s'approprie notre savoir, nos Sciotums. Avec tout ce que ça peut impliquer de sales besognes.
— Vous mentez, répondit Sora avec incrédulité.
— J'aimerais bien. Mais non. Seule la Onzième Brigade est au courant de notre existence. C'est les seuls qui viennent nous demander des comptes, une fois par an... Ils transmettent nos messages à l'Oracle. Messages qui, bien souvent, se résument à "Rien à déclarer". Mais cette fois-ci, entre les automates et vous, j'espère que le gars qui viendra aura une bonne mémoire. Il en aura, des choses à répéter.
— Vous avez vu passer les automates ? interrogea Malir, surpris. Pourquoi ne nous avoir rien dit ?
— Pas mon boulot, de protéger le pays. C'est le vôtre, ça.
L'homme invisible se renfrogna, probablement prêt à répondre quelque chose d'acerbe à cet individu étrange qui semblait bien davantage déterminé à leur causer des problèmes qu'à leur rendre service ; Nakata lui coupa l'herbe sous le pied, non sans malice.
— C'est vrai. Mais si la forteresse du Pic Zygos tombe, votre position devient intenable, pas vrai ?
— Pas dit. Tant que les gars qui s'aventurent sur ce sentier ont pas la sotte idée de monter jusqu'aux grottes, on me foutra la paix... Et les automates sont pas vraiment du genre à faire un détour pour aller pisser.
— Bon. Laissons tomber pour le moment. Kaster... Nous allons nous installer dans une grotte proche pour la nuit. Vous allez devoir nous accompagner, pour le moment, jusqu'au retour de nos compagnons. Lorsque nous serons tous réunis, nous aviserons.
— Aviser à propos de quoi ? répliqua le principal intéressé.
— De vous.
— J'suis votre prisonnier, c'est ça ?
— On peut le résumer ainsi.
Il soupira, haussa les épaules, puis sortit de la grotte accompagné de son Cydylaïn, Nakata et Aiz sur les talons. Il pourrait bien être tenté d'agir sottement ; avec ces deux-là, toute tentative serait assurément infructueuse. Dixan se passa une main sur le visage, semblant avoir toutes les peines du monde à comprendre ce qui se tramait dans cette grotte isolée. Et il n'était pas le seul que l'hébétement rendait pâteux...
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