Chapitre 5
C'est samedi. Il est 7:37 lorsque j'arrive devant la maison de Jordan. Cette fois ce n'est pas lui qui vient m'ouvrir. Un grand monsieur, la trentaine environ, à la carrure de rugbyman m'invite à entrer. Sa barbe dense mais parfaitement taillée lui donne l'air drôlement responsable. Je me présente, il fait pareil.
— Boris, le frère aîné de Jordan.
— Il m'a beaucoup parlé de vous, je mens pour ne pas manquer quoi dire.
— Vraiment ! Étrange... J'ai beaucoup entendu parler de toi aussi.
J'écarquille les yeux, surprise, avant de comprendre qu'il se moque de moi autant que j'ai tenté de le faire. Je rigole en secouant négativement la tête, les yeux baissés.
— Il est dans sa chambre, tu peux aller le réveiller.
Je ris de plus belle en pensant qu'il s'agit d'une autre blague, puis je me rends compte de par son air sérieux que ce n'est pas le cas.
— Quoi ? Oh, non ! Je vais attendre là. On commence à huit heures de toute façon.
— Ok, lâche-t-il en haussant les épaules. Je te préviens quand même qu'il n'est pas près de se lever et moi, faut que j'aille me préparer à aller bosser, alors mets-toi à l'aise.
Il quitte la pièce et me laisse plantée là toute seule.
La télévision allumée passe un documentaire sur les lucioles. Je m'intéresse étrangement à apprendre que la lumière émise par ces petits êtres les protège de certains prédateurs, mais qu'elle leur sert surtout d'outil de communication en période de reproduction. Les signaux lumineux aident les mâles et les femelles d'une même espèce à se reconnaître et à se retrouver.
Plus d'une heure plus tard, l'émission est terminée, Boris n'est plus là, et je me rappelle brusquement la raison de ma présence dans cette maison. Je me lève et commence à faire des va-et-vient le long d'un mur, impatiente. Je passe à côté d'une petite armoire que j'effleure du bout des doigts ; dessus sont posés deux cadres photos. Sur l'un on aperçoit Jordan avec ses indexes dans la bouche, tirant les coins de ses lèvres en un énorme sourire. Il doit avoir entre huit et dix ans sur cette image, ces petites dents de lait et sa frimousse innocente sont en totale contradiction avec le regard noir de rebelle et la mâchoire imposante qui marquent son visage à présent. À sa gauche je reconnais Boris, déjà adolescent, l'air sérieux, presque trop strict pour quelqu'un censé vivre ses années d'or. À sa droite, une fille plus petite, cinq ans environ ; elle sourit simplement, un de ces sourires béats qui incarnent l'insouciance et le rêve du bonheur éternel. L'autre cadre est un portrait d'un homme et une femme d'âges mûrs, leurs parents je présume. Ils ont l'air heureux. La famille parfaite, je pense en ayant un petit pincement au cœur, une once de jalousie naissant face à cette chance que je n'ai jamais eue et que je n'aurai jamais.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Je sursaute en reculant par réflexe. Jordan me regarde d'un air interloqué.
— Je t'attendais, lancé-je sur un ton sarcastique.
— Je t'aurais bien prévenue que je rattrape mon sommeil les week-ends mais, rappelle-toi, tu ne m'avais pas demandé mon avis.
— Parce que tu crois que je n'ai pas envie de rester me prélasser sous ma couette le samedi matin aussi ? Réussir demande des sacrifices figure-toi, même si je doute que ce terme te soit familier.
— Lequel ? « Réussir » ou « sacrifices » ?
Je m'imagine lui planter mes ongles en plein visage pour effacer ce petit sourire prétentieux qui pend sur ses lèvres.
— Tu permets quand même que je prenne mon petit déjeuner ? me nargue-t-il. Tu sais, « ventre affamé n'a point d'oreilles », dit-on.
Je le foudroie du regard tandis qu'il s'éloigne et disparaît dans un cadrant que je devine être la porte de la cuisine.
Je vais prendre place où nous étions assis la dernière fois, probablement là où il travaillait d'habitude avec madame Bafandi.
Jordan revient avec un plateau dans les mains et le pose sur la table. Je remarque immédiatement deux tasses contenant des liquides différents à côté de quatre tranches de pain tartinées à la margarine. Il soulève les deux tasses et propose en faisant mine de me les tendre chacune à son tour :
— Café ou chocolat au lait ?
— Ch...
— Chocolat, me coupe-t-il. Évidemment, la caféine est une substance addictive et nocive qu'une future présidente de la république comme toi ne peut se permettre ?
Je lève les yeux au ciel en soufflant d'agacement. Il me remet la tasse brûlante et me donne l'autorisation de me servir des tartines également. Je n'en mange qu'une, même si mon estomac aurait bien contenu la totalité.
— J'ai vu ton frère, je déclare soudainement.
— Hum, fait-il mollement pour signifier que ça ne lui dit pas grand chose.
— Vous n'avez pas beaucoup changé, je poursuis en désignant la photo qui a attiré mon attention sur l'armoire.
Jordan suit mon regard, fixe la photo pendant quelques secondes comme si je lui rappelais son existence, puis replonge aussitôt les yeux dans son café sans rien dire. J'ignore pourquoi, mais son silence me donne subitement envie qu'il en dise plus. Qu'il me donne des détails : à quelle date exactement c'était, leurs âges respectifs, dans quelles circonstances ils avaient pris cette photo...
— C'était en quelle année ?
— Hum... entre 2012 et 2013 si je me souviens bien.
Je fais un rapide calcul dans ma tête par rapport à son âge que j'estime entre dix-huit et dix-neuf ans.
— Votre petite sœur c'est la plus mignonne. Elle est avec vos parents, j'imagine.
J'ai eu l'impression de voir ses doigts se crisper autour de la tasse. Un mauvais pressentiment m'a prise à la gorge et j'ai senti que je venais peut-être de faire une gaffe.
— Laisse tomber, ai-je prestement essayé de rattraper. Je ne sais pas pourquoi je me mêle de tout ça, désolée.
Il termine son breuvage, repose la tasse puis se met à taper doucement la table avec ses doigts repliés ; ça avait l'air d'un geste d'angoisse. Je me sentais idiote et terriblement confuse de l'avoir mis dans cet état.
— Je crois que tu as deviné.
— Quoi ? ai-je demandé, un peu perdue.
— Qu'elle est morte.
Ses mots m'ont percutée telle une évidence horrible qu'on cherche à esquiver mais qui, tôt ou tard, finit par nous rentrer dedans.
Je baisse les yeux, ne sachant plus trop comment réagir.
— Je suis vraiment désolée, je n'aurais pas pu imaginer...
— Je sais, t'inquiète.
Il s'est brusquement levé, a remis les tasses dans le plateau et ramené l'ensemble des assiettes vides dans la cuisine.
Lorsqu'il est revenu me trouver, c'était muni de deux cahiers, un livre et des stylos. Il s'était également lavé et sentait bon la... lavande ?
— Tu utilises un gel douche pour femmes ? ai-je rigolé.
— Pourquoi ? s'est-il indigné.
— Tu sens la lavande.
— Pour une féministe je trouve ta remarque plutôt drôlement sexiste.
— Je n'ai jamais dit que j'étais féministe.
— Mais tu l'as prétendu.
— Pff...
— Donc j'ai raison. C'est quelque chose que je ne comprends pas.
— Explique-toi.
— Comment et pourquoi revendiquer l'égalité entre deux êtres fondamentalement et essentiellement différents ?
— Hum, ai-je soufflé, jugeant en quelques secondes si je devrais prendre la peine de lui expliquer... Pour commencer, le féminisme ne se limite pas qu'à prôner l'égalité entre l'homme et la femme, c'est pour cela qu'en plus du féminisme égalitariste, on distingue aussi le féminisme différentialiste ou essentialiste. De plus, réclamer l'égalité ce n'est pas juste affirmer qu'une femme peut aussi pisser debout ; il a d'abord été question de lutter pour la reconnaissance des droits, puis contre le patriarcat, et le combat actuel est celui des libertés.
J'ai surpris Jordan entrain de me regarder comme si mon visage était devenu fluorescent, presque émerveillé comme un enfant devant une luciole.
— Ben dis donc, s'est-il exclamé, tu en sais vraiment beaucoup sur le sujet ! Mais on dirait que tu ne l'assumes pas, pourquoi ?
J'ai eu un sourire en coin et ai tendu la main pour prendre le livre, ignorant volontairement sa question. La dissertation en trois étapes. Je feuillette le manuel, parcoure les grandes lignes de son contenu en marquant au crayon des sujets et exercices dont on pourrait se servir plus tard.
— Commençons par les bases, ai-je repris. En dissertation on distingue deux types de sujets : dialectique et analytique.
— Je sais. Je ne suis pas arrivé en Terminale par magie, quand même.
J'ai grogné, contrariée qu'il m'interrompe.
— Je sais que tu sais. Mais « le rappel profite aux croyants », n'est-ce pas ? Toi qui es un si grand fan de dictons.
Il a roulé des yeux puis s'est adossé, me permettant de continuer :
— Donc je disais... Lorsqu'on parle de sujet dialectique, on parle aussi d'une thèse, d'une antithèse et d'une synthèse. C'est comme un débat pour lequel tu proposes toi-même des arguments pour, puis contre, et enfin une sorte de compromis qui permet de dépasser la contradiction entre la thèse et l'antithèse, ce qui constitue la synthèse. Tu me suis ?
— Tout à fait. C'est même dessus qu'on travaille actuellement en classe.
— Alors c'est dessus qu'on va travailler également.
Il s'est saisi d'un cahier et d'un stylo, se préparant à prendre des notes.
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