Chapitre 27
Et puis il faut apprendre à revivre.
En dépit de l'apparence insurmontable de l'épreuve, la vie doit continuer... Injustement.
Je ne savais pas si j'y arriverais. Je doutais du fait que je puisse rentrer à la maison, me coucher sur mon lit, passer devant la porte de la chambre de ma mère, traverser le salon et traîner dans la cuisine, normalement, comme si sa présence n'était pas une chose essentielle qui manquerait désormais atrocement et à jamais à ces lieux. Je croyais qu'il serait impossible que je retourne au lycée, que je suive et assimile mes leçons, et que l'obtention de mon bac avec mention en fin d'année soit toujours une priorité. Je pensais que rien n'aurait plus de sens, que je ne fournirais plus aucun effort pour aller de l'avant, et que tous mes projets se verraient abandonnés ; car à quoi bon accomplir de grandes choses si la principale personne pour qui je voulais me battre ne les verra pas ?
Mais je n'ai pas eu le choix.
C'est vrai, ça fait maintenant presqu'un mois qu'on a enterré maman, et je m'étonne d'être toujours en vie, en bonne santé — quoiqu'un peu déprimée et insomniaque —, mais surtout, toujours aussi bonne élève.
Toutefois, et pour être tout à fait honnête, je le dois sans doute en grande partie à oncle Narcisse et Safia, qui sont restés à Yaoundé avec nous pendant trois semaines après les obsèques. C'était agréable de vivre avec eux durant ce moment. Safia a même eu le temps de faire connaissance avec Marine et Sarah, que je considère désormais comme mes amies. Ces deux filles m'ont soutenue comme si pendant longtemps nous avions entretenu une relation intime. Elles prenaient constamment de mes nouvelles et s'affairaient pour me changer les idées autant qu'elles le pouvaient.
Il y a une semaine, Oncle Narcisse nous a emmenées toutes les quatre faire un tour sur le mont Fébé. Au sommet de la colline, transpirant à grosses gouttes et suffoquant, nous nous sommes arrêté.es un instant pour observer la ville — qui semblait endormie et fondante sous cette chaleur de plomb — de si haut. Ma cousine a sorti son appareil photo et s'est mise à prendre des clichés.
— C'est tellement beau ! s'est-elle exclamée.
Elle a pris des photos de la ville, de nous, du ciel, des arbres, et même du gros rocher sur lequel nous nous tenions et où l'on pouvait voir inscrits des dizaines de prénoms deux par deux entourés d'un cœur : Monica + Enzo ; Mariam + Lamy ; Nini + Mathias ; etc.
— Ta pellicule ne tardera pas à être pleine, à cette allure, ai-je fait remarquer sans sérieux.
— C'est tout juste l'objectif ! Je veux faire le plein d'images de ce merveilleux paysage et de vos sublimes visages, car je ne les reverrai sans doute pas de mes propres yeux de si tôt.
À cet instant, ma mine s'est éteinte et mon humeur est restée sombre jusqu'à ce que nous reprenions le chemin du retour. Les filles marchaient devant en papotant tandis que j'étais derrière avec oncle Narcisse, feignant la fatigue.
— Ça va ? m'a-t-il demandé alors que nous arrivions presque au pied de la colline.
— Un peu.
— Qu'est-ce qui te tracasse ?
J'ai regardé autour de nous. Une piste cyclable serpentait le bois à quelques mètres de la route en terre réservée aux randonneurs. Le gazouillis de différents oiseaux rendait vivant ce lieu quasiment désert. De temps à autre, nous croisons d'autres marcheurs qui montaient ; ou alors un cycliste qui descendait venait nous dépasser à toute allure. Le soleil tapait violemment au-dessus de nos crânes, et on chassait frénétiquement des insectes qui voulaient nous piquer.
— Et bien... Safia et toi vous repartez dans quelques jours. Je vais rester seule. Seule avec... William.
— Je vois.
Une coccinelle a volé un peu trop prêt de ses yeux, puis s'est posée sur sa casquette. Il ne l'a pas chassée.
— Là, débutera un autre gros défi, je te l'accorde. Et je sais que tu ne lui portes pas tant d'affection, mais il faudra malgré tout que vous vous souteniez mutuellement ; car que tu veuilles le croire ou non, il a lui aussi besoin de soutien. Même s'il aurait pu être un meilleur mari pour Suzanna, elle était quand même sa femme. Et il l'a perdue. Elle... Et son enfant. Tu devras être indulgente, au moins durant cette phase douloureuse.
J'ai baissé la tête, refrénant une envie aigre de glapir mon ressentiment au sujet de cet homme qu'est mon beau-père.
— Je comprends, ai-je concédé, je ferai un effort.
— Bien. C'est super. Mais d'ailleurs, pourquoi penser que tu seras seule ? On sera toujours là pour toi. Je serai toujours là pour toi.
J'ai hoché la tête en esquissant un sourire de reconnaissance.
— Hé, s'est exclamée Sarah, c'est Boris !
J'ai regardé dans sa direction, la boule au ventre, va savoir pourquoi. L'homme était seul, en tenue de sport, et a mis une pause à sa course effrénée pour venir saluer.
— Qu'est-ce que vous faites là ? a-t-il demandé à Sarah et Marine en leur offrant un tape m'en cinq.
— Petite Rando avec eux, a dit Marine en nous montrant de la main.
— Kelly ! s'est étonné Boris.
Il s'est rapproché de moi et m'a également invitée à taper dans sa main.
— Ça va ?
— Oui, merci. Et toi ?
— Comme d'habitude. Ça fait un bail, n'est-ce pas ?
J'ai acquiescé.
— Jordan m'a dit pour euh... ta mère et tout... Mes sincères condoléances.
— Merci. Em... Voici mon oncle Narcisse et sa fille Safia.
Il leur a serré la main :
— Content de vous rencontrer. Je suis Boris, le grand frère de son ami Jordan.
J'ai silencieusement dégluti. « Mon ami Jordan », mais bien sûr...
— Alors, quoi de neuf ? ai-je demandé pour éviter un blanc. Tu te dépenses un peu ?
— Oui, c'est nécessaire. En fait, je viens deux fois par semaine faire un tour au Parcours Vita. Et... Bon, ce qu'il y a de neuf c'est que je suis désormais le directeur adjoint, chargé de la stratégie et du développement du patrimoine immobilier de mon agence.
— Sérieux ? Bravo ! Depuis quand ?
— Seulement trois jours, a-t-il dit en se frottant les mains avec l'attitude involontairement prétentieuse de ceux qui reçoivent des félicitations qu'ils jugent méritées.
— Comment ça se fait que Jordan ne m'ait rien dit ? a questionné Sarah.
— Oh, il n'est pas souvent emballé de partager des nouvelles me concernant, tu sais.
La fille a rigolé à moitié pour masquer sa déconvenue.
— Mais peu importe, a clarifié Boris. Ça tombe bien qu'on se soit croisés, comme ça je peux vous inviter personnellement au cocktail que j'organise chez moi samedi prochain pour célébrer cette promotion.
Marine et Sarah ont semblé ravies, tandis que moi... :
— Oh, c'est gentil mais je ne suis pas sûre de pouvoir y assister...
— Bien sûr que si, a déclaré oncle Narcisse. Tu y seras, et avec plaisir.
— Mais...
— Mais rien du tout, a ajouté Safia. On va même préparer ton outfit pour l'occasion ce soir !
Boris a ri aisément puis est reparti en courant après nous avoir dit « Bien. À samedi, alors. »
Ce samedi, c'est aujourd'hui. Je suis habillée d'une longue robe bleue à ficelles croisées dans le dos, que Safia m'a offerte comme cadeau d'au revoir. Je trouve qu'elle flatte très élégamment ma silhouette. Mes sandales à talons hauts sont nickel, mon Afro on top, et mon petit sac à main noir pailleté rajoute de la classe.
Avant de sortir, je m'asperge de parfum, puis je vais toquer à la chambre de William. Je lui dis à travers la porte que je serai de retour avant vingt heures, il me souhaite de bien m'amuser, et je quitte la maison.
J'ai beaucoup pensé à ce que m'a dit oncle Narcisse au sujet de William. Et il est vrai que, même si je ne suis pas spécialement attachée à lui, je pourrais faire certains compromis pour rendre notre cohabitation plus paisible, histoire de nous simplifier à tous les deux cette situation déjà bien assez difficile.
*
Le Jardin des Efua fourmille de gens qui rient, boivent et discutent entre eux. Des chaises et des tables sont disposés un peu partout, entre les buissons de roses et les hibiscus. Marine, qui est venue m'ouvrir le portail, trépigne d'impatience et je me demande pourquoi.
— Il y a quelqu'un ici présent qui souhaitait désespérément te revoir, roucoule-t-elle en me prenant par le bras.
Je me laisse emporter, toute joyeuse à l'idée qu'elle parle probablement de Jordan. Elle m'entraîne à travers les invités BCBG de Boris, jusqu'à la véranda de la maison, où nous rejoignons non pas Jordan, à mon grand désarroi, mais...
— Lévy ! m'étonné-je à voix haute.
— Salut, dit-il tout sourire.
— Tu as été invité, toi aussi ?
— Non, mais Marine m'a assuré que l'hôte ne verrait pas d'inconvénient à ce qu'elle m'amène avec elle.
Je regarde Marine, suspicieuse.
— Quoi ? répond-elle. C'est vrai, Boris s'en fout. Et puis c'était une bonne occasion pour que vous puissiez vous revoir et que j'aie enfin la paix.
— Que tu aies la paix ? Comment ça ?
— Bah c'est simple : Lévy ne me laissait plus respirer parce qu'il voulait...
— Bon ! l'interrompt son frère. Tu en as assez fait, Marine, merci.
— Donc maintenant tu me chasses, hein ? OK, pourvu que tu aies déjà gagné, car j'espère que tu n'auras plus besoin de moi sur ce coup. Ingrat. Tchiip.
Sur quoi, elle se retourne et nous laisse tous les deux.
— De quoi elle parle ? fais-je semblant de ne pas comprendre.
— Et bien... comme Marine a sans doute dû le laisser entendre, depuis la dernière fois que tu étais chez nous, je n'ai pas arrêté de...
— Kelly ! s'exclame soudain une voix familière, me sauvant ainsi d'une conversation que j'espère maintenant pouvoir éviter indéfiniment.
C'est Boris. Mais pas que. À sa suite, il y a Jordan, fier et beau comme d'habitude, la mine cependant fermée. Il n'a pas l'air très heureux de me voir. Au contraire. On dirait même qu'il est en colère. Très en colère. On ne s'est pas quitté en bon terme la dernière fois qu'on s'est parlé, certes, mais quand même... Mais quand même quoi, justement ? Je m'attendais à quoi en fait ? Qu'il ait tout oublié parce que j'ai perdu ma mère ? J'en suis vraiment réduite à ça ? Mon Dieu, mais quel désespoir !
— Je suis content que tu aies finalement pu venir, m'a intimé Boris.
Il salut ensuite Lévy, puis son petit frère fait de même sans ne serait-ce qu'un regard pour moi. Ce n'est qu'au moment où ils sont sur le point de nous quitter que Jordan me regarde dans les yeux en prononçant d'un ton grave et sec :
— Samba.
— Efua, je réponds de la même manière.
Boris nous examine, perplexe, avant de conclure :
— Bon, profitez bien de la fête, nous on a encore quelques boissons à transporter.
Et ils repartent. L'instant d'après, vivement contrariée, je feins une envie pressante et je laisse Lévy en plan.
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