Chapitre 23
— Hey, Kelly ! Quelle surprise ! s'exclame Sarah, exposant sa sublime dentition d'une blancheur captivante.
Je souris à contrecœur, essayant aussi bien que je peux de réprimer ma consternation.
— Ça va ? Tu viens voir Jordan, j'imagine.
— Oui, je réponds faiblement, convaincue que je ferais mieux de faire demi-tour tout de suite.
Sarah s'écarte pour me laisser entrer, referme le portail, puis repasse devant moi comme pour me conduire vers le séjour. Hum, ma belle, si seulement tu savais qu'il est probable que je connaisse cette maison autant et peut-être même mieux que toi...
De longues jambes fines jaillissent de son short en jean qu'on voit à peine, tant il est court et presque totalement recouvert par le maillot de foot. Elle porte des crocs gris et une chaîne dorée sur sa cheville droite. Sa peau couleur caramel a un éclat particulier : celui qui témoigne de l'utilisation d'une gamme de toilette coûtant plus cher que le SMIC dans ce pays.
— Tu l'as loupé de quelques minutes, il vient tout juste de sortir. Mais il sera là dans pas longtemps, il est seulement allé me payer un transfert de crédit téléphonique.
— Oh, OK...
Je m'assoie sur un fauteuil du petit salon et Sarah prend place non loin de moi. Elle soulève ses jambes, les replie sur le siège et se tourne vers moi, une main soutenant sa tête.
— Alors, ça va, toi ?
— Oui oui, merci. Et... toi ?
— Bien. Et ta mère ? Jordan m'a raconté. J'imagine que ce n'est pas facile, hein ?
J'acquiesce, un peu agacée. J'espère que Jordan reviendra vite, que je puisse faire semblant de lui dire n'importe quoi et me tirer d'ici au plus vite. Sérieusement, pourquoi je me suis laissé embarquer dans ce pétrin ? Et pourquoi Jordan a agi envers moi comme s'il n'y avait plus de Sarah ? Comme s'il n'y en avait jamais eu une.
— Non, tu as raison. C'est loin d'être facile. Mais je tiens le coup ; ce n'est pas comme si j'avais le choix...
Elle sourit, visiblement attendrie. Elle a l'air gentil. J'esquisse également un sourire, bien que maladroit, pour ne pas paraître froide.
— Courage, murmure-t-elle.
Je la remercie puis détourne le regard. J'ai la désagréable impression de ne pas pouvoir soutenir le sien, à cause du sentiment de culpabilité qui me possède à présent.
— Assez de tristesse ! Parlons d'autre chose.
Oh non...
— Raconte moi comment Jordan et toi vous êtes devenus amis. J'avoue que ça ne m'étonne pas beaucoup. Dès la première fois où vous avez travaillé ensemble, il parlait de toi sans arrêt. Il te porte une telle admiration ! Si je n'étais pas sûre de ses sentiments pour moi et que je ne lui faisais pas confiance, je pourrais être jalouse. Même si au début ce n'étaient pas vraiment des discours élogieux qu'il tenait à ton sujet.
— Comment ça ?
Elle ricane avant d'expliquer :
— Disons qu'il se plaignait bien plus qu'autre chose. Il disait par exemple que tu manquais cruellement d'humour, que tu étais hautaine et prétentieuse, ce genre de trucs. Puis, au fur et à mesure, ça devenait des « Kelly est plutôt douée, cette petite, je crois qu'elle m'aide à comprendre beaucoup de choses » et des « J'ai discuté de ceci ou cela avec Kelly, qu'est-ce que t'en penses, toi ? »
— Ah ? fais-je gênée, tirant sur le bout de mes nattes.
— Je t'assure ! Une fois on a même failli s'embrouiller à cause du fait que nos conversations avaient presque toujours un rapport direct ou indirect avec toi. Heureusement, Jordan est très mature et il m'a rassurée en disant qu'il comprenait ma réaction, mais que je devrais plutôt bien le prendre, car ça signifiait qu'il se sentait épanoui en apprenant. Et c'est vrai. La preuve, il a réussi à améliorer sa note, cela montre bien qu'il s'intéressait vraiment à votre travail, et non à toi-même en tant que béguin.
Elle rigole à moitié. Un rire qui sonne à la fois nerveux et naïvement reconnaissant, puis poursuit :
— C'est stupide, hein ? Avec du recul, j'admets que ça aurait été complètement puéril de m'en faire à cause de votre relation. Même si on ne sait jamais, avec les garçons.
Je force un rire d'approbation, martelée par ma mauvaise conscience.
Merde, j'ai couché avec son petit-ami alors qu'elle regrette d'avoir failli douter de lui à propos de moi. Est-ce que cela fait de moi une fille horrible ?
Je devrais peut-être tout lui avouer ?
Non. Faudrait être malade.
Mais dans ce cas je suis une pouffiasse et une hypocrite !
Qu'est-ce que je fais ???
— Tiens, le voilà, dit Sahah.
À l'instant même, mes organes effectuent un énorme looping dans mon ventre et c'est avec difficulté que je lève mes yeux pour les planter dans ceux de Jordan. Celui-ci reste tétanisé pendant quelques secondes, stupéfait de me voir.
— Pourquoi tu ne m'as pas dit que Kelly passait ? Je me serais arrangée pour qu'on ne s'ennuie pas.
— Tu l'as reçu ? demande le garçon en parlant du transfert d'unités, ignorant délibérément la remarque de sa copine.
— Oui, merci. T'aurais dû me dire, quand même. J'aurais peut-être préparé quelque chose à manger...
— Mais non, interviens-je, vraiment pas la peine, t'inquiète.
— Mais si !
— Figure-toi que moi-même j'avais oublié, se justifie Jordan.
— Trop tête en l'air, Efua ! le charrie Sarah avant de se lever, direction la cuisine. Je vais voir s'il y a tout de même des trucs à grignoter.
À peine la fille disparue derrière le mur, Jordan se rapproche, tentant tant bien que mal de dissimuler sa fureur.
— C'est quoi ce bordel ?
— Je voulais t'annoncer quelque chose.
— Et tu n'as plus de téléphone ?
— Et toi, tu n'as plus de dignité ?
Il pointe un index accusateur dans ma direction :
— Ne joue pas à ça. N'essaye pas de faire comme si tu l'ignorais. Si quelqu'un n'est pas innocent dans cette histoire, c'est bien toi.
Je reçois ses paroles comme un uppercut dans la poitrine. Ça fait mal. Très mal.
Le pire, c'est qu'il a très probablement raison.
Je déglutis difficilement sans trouver aucun mot pour me défendre. Heureusement, au même moment, surgit Sarah, des paquets de chips de bananes plantains dans les mains. Elle m'en lance un, tend un autre à Jordan qui le prend sèchement avant de se tirer dans sa chambre.
— C'est moi ou il a l'air un peu ronchon ? s'interroge Sarah.
Je soulève les épaules, feignant l'incompréhension autant qu'elle.
Nous restons assises dans le salon à parler de tout et de rien. Elle me raconte que c'est sa deuxième année à Yaoundé. Avant elle vivait à Ebolowa, dans le Sud du pays. Ses ami.e.s lui ont beaucoup manqué quand elle venait d'arriver et la ville lui paraissait trop grande, trop bondée. Mais elle a fini par s'adapter plus vite qu'elle ne l'aurait pensé, grâce à Arnold.
— Je crois que ce gars connaît tout le monde dans cette ville, dit-elle, c'est incroyable.
Et je l'écoute. Ou du moins j'essaye. Et alors qu'elle commence à parler de sa participation au concours de beauté de son lycée auquel elle a fini deuxième dauphine, je reçois un SMS de Jordan que je lis le plus discrètement possible : « Surtout t'avise pas de lui dire quoi que ce soit de ce qui s'est passé entre nous. »
Je ressens comme une enclume dans ma gorge. Je n'arrête plus de déglutir. Rien à faire, le poids ne passe pas. Je vais bientôt craquer.
Comme s'il ressentait le même malaise, Jordan sort de sa chambre avec un livre que je ne connais pas du tout, mais le tend vers moi :
— Je ne savais plus où je l'avais rangé. Désolé d'avoir oublié que tu devais le récupérer aujourd'hui.
— Ce n'est pas grave.
Je prends le bouquin et dit au revoir à Sarah qui semble un peu déçue que je m'en aille déjà.
— Mais dis, tu pourrais venir à la soirée pyjama que Marine organise demain ! Si ça te dit.
Mes yeux s'écarquillent comme deux ampoules et Jordan manque de s'étouffer avec sa salive.
— Venir à la soirée pyjama que Marine organise demain ? je répète, sous le choc.
— Oui ! s'enthousiasme Sarah. Je crois que vous vous entendez assez bien, non ? Et puis si c'est moi qui t'invite, elle n'y verra aucun inconvénient.
— Tu ne crois pas qu'il faudrait peut-être consulter Marine, d'abord ? intervient Jordan, une once de dissuasion dans la voix.
— Argh, bébé, tu sais très bien que ce n'est pas nécessaire. Mais bon, si vous y tenez...
Et elle se met à taper sur l'écran de son portable.
— Mais attends, Sarah, je... je ne pense même pas pouvoir y assister, je sais pas si...
— Elle a dit oui !!! s'extasie la fille en nous brandissant le message de Marine sous le nez.
— Mais je ne suis pas sûre que...
— Allez, s'il te plaît, insiste-t-elle. Ce sera cool, tu verras... Une bonne façon de te changer les idées. Donne-moi ton numéro.
Je guette Jordan, complètement déboussolée. Lui aussi a l'air de paniquer. Son regard me dit clairement qu'il est hors de question que je me rapproche de sa petite amie. Mais comment dire « non » à Sarah, là, tout de suite ?
Automatiquement, ma bouche débite les nombres de mon numéro portable tandis que les yeux de Jordan me lancent des éclairs.
— Top ! Allez, on se dit à demain alors.
Elle se rapproche et me fait la bise. Toute cette gentillesse me fait vraiment passer pour l'antagoniste de l'histoire. Pourquoi est-ce qu'elle se comporte ainsi ?
Ah, sans doute parce qu'elle sait pour maman...
Jordan me raccompagne jusqu'au portail dans un silence meurtrier. Une fois que je suis sur le point de sortir, il m'arrête et demande :
— C'était quoi, que tu voulais m'annoncer ?
Comme la goute d'eau qui fait déborder le vase, sa question me met les larmes aux yeux. Je lâche :
— Ça n'a plus aucune importance.
Et je m'en vais.
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