Chapitre 14
- Il a passé une mauvaise nuit, je te préviens tout de suite. fit le grand infirmier, jambes croisées, enfoncé dans son fauteuil à roulettes.
- Tiens donc, répondit Caligari, en se frottant ses yeux fatigués, et pourquoi ?
- Crise de panique, et montée d'excitation d'une provenance inconnue, ce qui l'a empêché de dormir. Malgré la morphine qu'on lui a injecté, vers 23 heures, il bougeait beaucoup vers deux ou trois heures du matin, et nous n'aurions pas pu le calmer sans lui donner une autre dose, qui aurait pu être dangereuse pour lui.
- Il a dormi deux heures en tout, sans atteindre le sommeil paradoxal, dit le roux. Si vous lui parlez aujourd'hui, faites gaffe. Il a tenté quatre fois de se jeter contre la vitre violemment.
- Mauvais réveil. commenta Morgan en faisant la grimace.
- On peut appeler ça comme ça, rit âprement le premier infirmier. Il n'a pas vraiment dormi.
Morgan soupira, et referma bouton par bouton sa blouse blanche. Il adorait son métier, mais cette fois-ci, il aurait voulu rester au lit. Il secoua le bout de ses bras, inspira un grand coup et releva héroïquement la tête, affrontant le regard stoïque de l'un des infirmiers.
- J'y vais.
Il mit la clé sur la porte blindée qui menait à la salle où était retenu Esther. Avec un léger grincement, il l'ouvrit, pour tomber nez à nez avec Lerêveur, debout, qui le regardait intensément.
- Je vous attendait.
Sursautant, le médecin mit la main sur son coeur, qui avait raté un battement. Son attitude assurée n'était plus qu'un lointain souvenir, il s'était agrippé à la poignée comme si c'était une bouée de secours, et regardait EL avec de grands yeux effarés.
- Vous m'avez fait peur !
- Vous n'êtes pas le premier que j'ai effrayé.
- On m'a dit que vous n'aviez pas passé une bonne nuit, comment vous sentez-vous ?
- ... Voulez-vous que je sois honnête ? Je me sens comme une serpillière lavée plus de cent fois à l'eau de javel.
Caligari rit, en installant la chaise dépliable sur le sol blanc:
- Drôle de métaphore.
- Je vous défie d'imaginer la sensation, vous qui vous moquez.
- Je n'ai pas ri de votre situation, Lerêveur, mais de vos paroles.
- Les paroles sont la définition de l'être. Sans paroles, nous n'existons pas. Sans action, nous ne sommes rien qu'un corps sans âme.
- Personnellement, je crois en la théorie du chaos. Il est impossible de ne pas faire d'actions lorsqu'on est vivant. Même un souffle, un pas, est capable de changer quelque chose, argumenta Morgan, en s'asseyant sur la chaise, bras croisés.
- Parce que l'on est conscient que l'on vit. Comme dirait Descartes, cogito ergo sum. Si nous n'avions pas conscience que nous existions, si nous étions dépourvus de pensées, alors c'est comme si notre existence était impossible à prouver.
- Mais nous sommes dans les "si". Probabilité, en soit, qui n'arrivera jamais, car l'humain est différent des autres animaux en bien des points.
Le médecin sentit Lerêveur se tendre à cette parole. Il s'assit sur le matelas, la bouche fermée et la mâchoire crispée. Morgan attendit patiemment qu'EL dise quelque chose.
- Et voilà, encore ce reflexe humain de se mettre au-dessus des autres animaux. Vraiment, c'est ce qui les conduiras à leur perte. La vanité, l'orgueil de se mettre en haut de la pyramide ! Cette fierté malsaine de savoir que l'on a cassé la chaine alimentaire pour tout mettre dans la gueule de la guerre, de la famine et de la haine humaine.
- Calmez-vous donc, je n'ai pas dit cela, dit calmement Morgan, regardant avec sérénité
- Mais vous le pensez ! Vous le pensez tous ! Vos manuels d'histoires sont remplis de bataille, de guerres, de sociétés humaines, alors que c'est la Terre qu'ils devraient étudier, son histoire, sa gestion, sa création, sa flore et sa faune !
- Je crois que vous panthéonisez un peu la Terre, fit remarquer poliment Morgan.
- Non, je la respecte.
Ils restèrent silencieux tout deux.
- A chaque fois que j'essaie de discuter avec vous, vous partez dans de drôles de débats philosophiques dont je ne peux m'extraire, dit Morgan avec mécontentement.
- Je n'ai pas à vous satisfaire.
- Nous parlons d'égal à égal. J'aimerais savoir, dit le médecin en articulant très distinctement, pourquoi l'on ne vous trouve pas dans le registre français.
- Parce que je ne suis pas français, coupa simplement EL, sur la défensive.
- Et pourtant, vous parlez, vous écrivez et vous comprenez parfaitement le français, sans aucun accent. De quelle nationalité êtes-vous ?
- Je n'ai pas de nationalité.
Lerêveur dit cette phrase comme s'il la disait régulièrement, d'un ton morne et froid. Ses yeux, qui d'habitude brûlaient et foudroyaient le médecin lorsqu'il parlait, restaient rivés sur le plafond, concentrés sur un point imaginaire dont il ne se laissait jamais. Ses bras frêles le long du corps, il ne les agitait pas comme à son habitude, ils étaient posés, bloqués sur les genoux d'EL.
Morgan ne comprenait pas. Et cela faisait bien trop de temps qu'il essayait d'aider cet homme. La moutarde lui monta au nez:
- Ecoutez-moi, Esther, sachez que ni vous ni moi ne sommes là pour notre bon plaisir. Vous avez envie de quitter cet établissement ? Très bien, cela me fera moins de travail. Mais il faut savoir que vous avez des troubles de sommeil important qui vous tueraient petit à petit si nous n'étions pas là pour vous, et que vous êtes un mystère total du point de vue administratif. Donc, soit on vous envoie dans des camps de migrants, puisque vous n'êtes pas dans le registre français, soit on vous envoie dans un asile psychiatrique, puisque vous n'êtes pas capable de me répondre, soit vous coopérez et tout se passera bien.
Morgan se rendit compte qu'il serrait les accoudoirs de toutes ses forces, les jointures de ses mains devenues blanches. La mâchoire crispée, le visage blafard, il contemplait, démuni, son patient qui ne se déridait pas.
Bien au contraire, EL ne réagissait pas du tout comme il l'avait espéré. Il se tenait avachi, dans ses draps blancs, regardant le médecin avec une étincelle victorieuse dans le regard. Son regard sombre dévisageait Morgan Caligari avec voracité: il avait gagné.
- Ne m'appelez pas Esther, dit-il simplement, ses lèvres détachant les mots lentement, comme s'il prenait plaisir à répondre.
Le médecin se leva, excédé. C'était trop pour lui, il n'en pouvait plus. D'habitude, ses patients étaient réticents, mais il était impossible de parler avec EL. Il semblait intouchable, mystérieux et irrationnel, mais avait pourtant il avait l'air d'un animal traqué, affamé, perdu, de la fragilité dans le regard et la colère de l'injustice dans le corps.
- Nous n'irons pas plus loin aujourd'hui, vous m'avez l'air trop énervé. Lerêveur, je vous souhaite une bonne journée.
Alors qu'il repliait la chaise en se mordant la lèvre, EL riait silencieusement, sur son lit. Jamais le médecin ne sentit un regard si lourd sur ses épaules lorsqu'il sortit de la salle.
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