- Mais pourquoi le Lièvre a réagi comme cela lorsque je lui ai dit qu'il avait perdu la déraison ? dit Alice, en courant derrière le chien.

- Voyons, réfléchissez...

Il foulait violemment le sol de ses pattes musclées, son corps tendu bondissant sur le chemin rocailleux, ballotant sans merci le petit animal blanc qui était assis sur ses reins.

- Pourtant, être raisonnable est une bonne chose, il me semble.

- Pas ici. Car vous n'êtes pas dans le monde que vous appelez "normal" mais dans le Pays des Merveilles. Être raisonnable est assurément un signe d'ennui, de responsabilité, et de banalité.

- Je ne comprend pas vraiment, soupira-t-elle, qu'est-ce que ça implique ? Je le concède, j'ai sûrement vexé le Lièvre de Mars en l'insultant de ces termes que j'apprend très péjoratifs, mais sa réaction m'a semblé bien excessive. 

-Parce que vous ne savez pas ce que cela veut dire, oui, chère petite Alice, dit le lapin, la voix tremblante à cause des cahots de la route.

- Expliquez-moi donc, dans ce cas ! Je suis lassée, vous tournez autour du pot.

- Tous les personnages que vous voyez ici ont perdu ou n'ont pas la raison. C'est d'ailleurs pour cela qu'ils sont ici, au lieu d'être dans d'autres lieux plus... Obscurs. 

Le rongeur frissonna de tout son être. Il resserra contre lui son clairon, qui couina plaintivement.

- Quiconque est au Pays des Merveilles est forcément pourvu de déraison.

- Cela, je le conçois. Est-ce valable pour moi aussi ?

- Assurément ! Puisque vous êtes une enfant. Et sans déraison, nous n'avons pas raison d'être ici. Mais, dit fébrilement le lapin en tirant sur les oreilles du chien. 

- Mais où vont les habitants du Pays des Merveilles qui n'ont pas de déraison ?

- C'est bien là le problème. S'ils sont toujours aussi fous, ils n'ont pas leur place dans le monde qui t'appartiens. Dans ce cas-là... Ils disparaissent.

Le ciel multicolore s'assombrit soudainement, les arbres se plièrent, leurs branchages secoués par le vent semblaient se chuchoter milles mots. Une feuille de chêne en colère vint attaquer la jambe d'Alice, qui s'arrêta pour se dégager de son étreinte. L'air, qui était agréable, devint glacial et rempli de souffre. L'endroit, où des petits oiseaux chantaient des opéras, devint silencieux.

- Ne parlons pas de choses fâcheuses sur ces routes. Elles sont très rouges en ce moment, cela les raviverais, dit le chien qui haletait, la langue tirée.

- Voyons, voyons, Bayard, il faut qu'elle sache, sinon elle finira sur la planche à pain.

Alice les coupa, car elle commençait à ne plus comprendre ce que ses compagnons disaient:

- Donc j'aurais inconsciemment souhaité la mort au Lièvre de Mars ?

Bayard le chien, hocha  gravement la tête, ses babines pendantes se balançant doucement vers le sol.

- Mais c'est tout de même rageant ! Je n'avais jamais rencontré ce problème avant, grommela la jeune fille, en croisant les bras, reprenant peu à peu son souffle.

- Voilà pourquoi vous êtes là, mademoiselle. Il ne vous a pas amené ici pour rien. Le chat du Cheshire sait toujours ce qu'il fait, même s'il est complètement fou. 

- Et quel est donc mon rôle dans cette histoire ?

- Là est toute la subtilité, aboya Bayard, reprenant la route.

- Pourquoi courons-nous ? demanda Alice, fatiguée de cet exercice.

Le lapin se retourna vers elle et fit sonner son clairon, ce qui la fit sursauter à cause de la proximité de l'instrument de ses oreilles. Il dit, de sa voix claire et fluette:

- Car nous ne devons pas arriver en retard pour l'audience de la reine !

- Le temps, mais qu'est-ce que le temps... marmonnait Alice, les jambes endolories. Il n'y a pas de temps, ici, c'est complètement paradoxal.

En silence, ils continuèrent leur chemin, jusqu'à se trouver devant de grandes grilles rouges, hérissées de piques en forme de cœur, dont l'aspect menaçant étonna Alice, et la rendit mal à l'aise.

Elle n'aimait pas la reine rouge, ni son château, mais ce qui se trouvait devant elle n'avait plus rien en commun avec celui qu'elle avait en tête, et en vue des paroles alarmantes que le lapin et Bayard lui avaient rapporté, elle sentait que rentrer dans ce château ne serait pas une partie de plaisir.