Chapitre 10
- Bien dormi, Lerêveur ?
- Oui.
Il s'étira, comme un chat, sur son maigre matelas. La voix doucereuse du docteur l'avait réveillé. Il dormait tellement en ce moment que la pièce paraissait plus calme, plus vide que d'habitude.
Le docteur Caligari était allé se chercher une chaise: il voulait commencer à discuter avec son patient, il voulait vraiment engager la conversation cette fois-ci. Le vide de la pièce était si pesant qu'il se sentait très imposant, seul avec son souffle de taureau. La petite chaise cliqueta lorsqu'il s'assit dessus, et il s'épongea le front avec un petit mouchoir.
- Je reviens de loin ! laissa échapper Morgan.
- Vous avez une odeur de sang sur vous, dit simplement EL.
- En effet, fit Caligari en faisant la moue, un de mes patients s'est crevé les yeux... C'est triste.
- Vous ne pensez pas ce que vous dites. Nous sommes du bétail pour vous.
- Non ! Pas du tout, dit Morgan rapidement. Je suis vraiment touché, mais, vous voyez, il ne faut jamais trop éprouver les sentiments de ses patients, dans ce corps de métier...
- Si vous les tuez, il ne faut pas éprouver quoi que ce soit pour eux, c'est ça ? répliqua Esther en observant la tenue blanche du médecin.
- Voyons, Esther...
- Ne m'appelez pas Esther !
La pièce, jusqu'ici calme et somnolente, semblait se refermer sur les deux hommes comme un piège sur la patte d'un chien.
- Excusez-moi. Je disais: je ne me suis jamais occupé de tuer un patient depuis que je suis dans cet établissement, c'est-à-dire depuis neuf ans. Je ne tue personne ici. Et autre part non plus.
Le regard qu'ils échangèrent fut lourd de sous-entendus, les mains tremblantes d'Esther serrant les draps.
- Donc c'est bon ? Vous avez réussi votre vie ? Vous êtes innocent. Un bon gros médecin, qui est du côté du bien, qui a une femme et deux enfants, aimé de ses patients...
- S'il vous plait, ne parlons pas de ma vie personnelle, elle n'a rien a faire ici, dit calmement le médecin en se penchant en avant, faisant craquer à nouveau la chaise.
- Vous ne faites que me poser des questions. Vous semblez vouloir me traiter en égal, alors je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas faire comme vous. Laissez-moi vous interroger.
- Je ne vois pas pourquoi... marmonna Caligari, un peu surpris.
Puisque Esther semblait plus calme qu'avant, ce n'était pas un mauvais exercice, mais Morgan émettait des doutes à cause de la caméra postée en haut du mur qui filmait et enregistrait tout leurs échanges.
- Vous ne voulez pas ? Vous avez peur de quelque chose ? Pauvre petite bête... ricana sinistrement Lerêveur.
Un petit sourire aux coins de lèvres passa sur le visage assombri du détenu. Ses iris, noires encre, s'allumèrent soudain, comme ravivée par l'éclat terni des meurtres de celui-ci.
- Disons que ce n'est pas très pertinent, coupa le médecin, un peu contrarié du traitement du rêveur à son égard.
EL ricana une nouvelle fois, sans rien rajouter de plus, avant que son regard ne soit attiré par une lumière plus lointaine, mais plus chatoyante que celle de la réalité.
- Très bien... fit Morgan, un peu dépité. Vous êtes bornés.
- "L'information, c'est le pouvoir". Vous parler, c'est perdre mon royaume... Ce que je suis en train de dire est mon toit. Mon sol. Mon souffle.
Morgan resta silencieux, le laissant continuer.
- Tout mes faits et gestes sont épiés par la caméra sur le plafond, je suis tracé 24h sur 24 par une puce électronique qui m'enverra une décharge électrique désagréable si je m'approche ou franchit la porte qui me sépare du monde extérieur.
- Je vous avoue être très impressionné, vous êtes un professionnel: tout ce que vous avez dit est vrai. Par contre, nous ne vous extirperons rien contre votre gré.
- Vous me détenez ici.
- Vous seriez morts si vous sortiez, répliqua Morgan.
- Vous n'êtes qu'un être humain qui séquestre ses semblables.
- Ce semblable qui n'a pas les capacités d'être en contact avec le monde et les bactéries extérieures. Cette conversation devient folle, soupira Morgan, calmons-nous...
- JE NE SUIS PAS FOU ! cria soudainement Esther, faisant tressaillir le docteur sur sa chaise.
- Vous n'êtes pas fou, excusez-moi.
- Vous ne me croyez pas. Vous ne me croyez pas ! s'affolait EL, ses yeux sortant de leurs orbites.
- Si. Je vous crois. Rasseyez-vous, Lerêveur.
- Je m'assiérait lorsque je pourrais sortir d'ici.
- Vous ne sortirez pas d'ici tout de suite, dit le médecin avec une voix apaisante.
- Pas du tout, ça veut dire.
- Je n'ai pas dit ça.
- Vous l'avez suggéré.
- Je ne l'ai pas suggéré.
Esther se rassit soudainement, faisant voleter les draps qui l'entouraient.
- Vous êtes ici de votre plein gré ? demanda-t-il après quelques temps.
- Oui. J'aime mon métier, j'aime vivre, j'aime ma femme, j'aime ma fille, mon chat... J'aime la vie, affirma avec force le médecin.
- Vous ne connaissez pas la vraie vie. dit EL amèrement, un sourire sur les lèvres.
- Nietzche disait "Tout le monde a des yeux, même le Sphinx a des yeux. Il y a donc plusieurs vérités, et donc il n'y en a pas".
- Je suis sorti de la caverne avant vous.
- De la caverne ? Faites-vous référence à Spinoza...?
- Je suis fatigué, j'aimerai me reposer, coupa Lerêveur sèchement.
- Très bien, je vais vous laisser.
Pliant sa chaise, le docteur Caligari sortit de la pièce, l'esprit embrumé par les paroles d'Esther.
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