J'ouvre les yeux. Pour la première fois.

 Que la pouponnière est lumineuse! Elle est si vaste. Dans le nid voisin, Lys de l'Aube dors, avec ses deux chatons tout contre elle, Petit Orage et Petite Sauge. 

Je suis blottie contre ma propre mère: Feuille de Cerise. Je la contemple un moment. Est-ce que je lui ressemble? Elle est si belle! Rousse, avec le poitrail et les pattes blanches, comme moi. Sauf que mon pelage à moi est brun. C'est une guerrière. Elle chasse pour le clan, et se bat pour protéger. Pas moi. 

Soudain, je me dis que quand je serais grande, je serais moi aussi une guerrière, non, chef! Et je veux sortir, là-bas, dehors, et enfin voir mon Clan. Je me lève en titubant et trébuche sur une boule de poils roux tigrés de brun. Petite Bruyère! Elle lève la tête et, comme moi tout à l'heure, ouvre ses grands yeux ambrés pour la première fois. Qu'est-ce qu'elle ressemble à maman!

«Petit Pavot? Toi aussi tu as ouvert les yeux?

- Oui! Tout à l'heure! Tu as vu comme la pouponnière est grande? Et maman est si belle ... Tu lui ressembles beaucoup! On va devenir des guerrières! Et ...

- Mes chéries, vous avez ouvert les yeux! »

Maman s'était réveillée et nous donne un coup de langue entre les oreilles.

«Je suis fière de vous, mais vous finir par réveiller tout le camp avec vos piaillements surexcités!

- Mais on veut sortir, nous! dis-je plus doucement,

- Oui!

- Je sais, mon petit, mais patience. Venez d'abord manger »répond maman en s'allongeant, nous montrant ses mamelles pleines de lait.

Après nous être remplis la panse et fait une sieste pour digérer, nous nous bousculons, Petite Bruyère et moi, pour sortir. 

Dans notre précipitation, nous ébouriffons notre fourrure, si minutieusement lissée par maman. J'arrive dehors avant ma sœur, qui peste. Éblouie par le soleil, je ne vois pas le gros caillou, devant mes pattes et trébuche. 

La première image de moi que je donne à mon Clan est une minuscule chatte brune, par terre, écrasée par sa sœur, arrivée par derrière. Nous nous relevons, je bats des paupières un instant, et le camp nous devant comme dans un rêve. Petite Bruyère se plante à côté de moi pour contempler le camp du Clan du Feu. Je remarque qu'il se trouve dans un ravin, si haut que je dois me tordre le cou pour voir le haut.

- Waouh! Tu as vu ça? je demande à ma sœur,

- C'est énorme! Comment on fait pour aller en haut?

- Là-bas, il y a un tunnel! Viens!

Nous nous élançons vers l'entrée du tunnel.

«Attendez une seconde! » s'écrie une voix derrière nous.

Nous faisons volte-face et nous nous retrouvons face à un grand matou noir aux incroyables yeux bleu nuit.

«Vous ne pourrez sortir du camp que lorsque vous serez apprenties! continue-t-il,

- Et pourquoi ça? je demande, indignée,

- Oui, pourquoi? renchérit Petite Bruyère,

- Ah, mais vous êtes les petites de Feuille de Cerise?

- Oui! Je suis Petit Pavot et voici ma sœur, Petite Bruyère.

- C'est moi!

- Quant à moi, je suis Œil de Crépuscule et je pense que vous devriez être accompagnées d'un apprenti pour votre première sortie hors de la pouponnière. Nuage Doré! Peux-tu venir ici une minute?

- J'arrive, Œil de Crépuscule! »

Une chatte roux pâle accourt et ronronne de plaisir en nous apercevant.

«Oh, ce sont les petites de Feuille de Cerise?

- Oui, je suis Petit Pavot et voici ma sœur, Petite Bruyère! Notre père c'est Cœur de Ronces.

- Bien sûr, j'étais là à votre naissance.

- Vraiment? demande ma sœur,

- Oui, je me présente: je suis Nuage Doré, fille de Poil Fauve et Pelage de Lune, sœur de Nuage de Chêne et apprentie de Plume de Lys.

- Toi aussi tu vas devenir guerrière? demande Petite Bruyère,

- Non, je vais devenir guérisseuse. Je soigne les membres du Clan grâce aux herbes médicinales de la forêt et interprète les signes du clan des Étoiles, nos ancêtres qui veillent sur nous depuis la Toison Argentée.

- Waaah ... fait ma sœur,

- Hé, je te signale que nous, on sera guerrières!

- Bon, venez, toutes les deux! Je vais vous faire visiter le camp! À plus tard, Œil de Crépuscule!

- À plus tard! Amusez-vous bien, toutes les trois! »

Je sautille partout et ma sœur en fait autant. Comme j'ai hâte! Nuage Doré nous amène devant un gros rocher qui projette son ombre dans la clairière.

«Voici le Promontoire! Étoile de Colombe monte dessus pour s'adresser au Clan.

- C'est gigantesque! je m'exclame,

- C'est quoi le gros trou, là-haut? »

Petite Bruyère essaye de s'échapper pour explorer la grotte, mais Nuage Doré la repêche avec une rapidité surprenante. Ma sœur fait la moue.

- «Hop hop hop! Pas de chaton curieux dans l'antre d'Étoile de Colombe, petite coquine!

- Mais! Je veux voir!

- Dites donc, ma sœur fait sa capricieuse, aujourd'hui! dis-je, malicieuse,

- Oh, toi, c'est bon, hein!

- Calmez-vous, ce n'est pas grave, voyons! »

Quand Nuage Doré a fini de nous montrer la tanière des apprentis, des guerriers et des anciens, plus celle du guérisseur, je ne sens plus mes mes pattes. Je baille à m'en décrocher la mâchoire et je vois que ma sœur est dans le même état.

«Bon, je pense qu'il est temps de vous ramener auprès de votre mère. Vous allez finir par vous endormir sur pattes!

- Maman ... »baillais-je.

Pour entrer dans la pouponnière, Nuage Doré dut nous porter une par une, car on était cette fois-ci presque endormies. Ma vue se brouille et je ne me souviens que de la chaleur de maman et puis plus rien.

***

Le lendemain, je pète la forme! 

Maman nous lisse bien le poil, car papa va venir nous voir pour la première fois depuis que nous avons ouvert les yeux! Je ne tiens pas en place, Petite Bruyère piaille à tue-tête et réussi à réveiller toute la pouponnière. Petit Orage se venge en lui sautant dessus en grognant, ayant l'avantage de la taille et du poids. 

Il est beaucoup plus grand que nous, Lys de l'Aube dit qu'il va bientôt rejoindre la tanière des apprentis, avec sa sœur, Petite Sauge. Cette dernière est plus réservée. 

Ma sœur se met à ronronner et je me jette sur Petit Orage à mon tour. Tout à coup, Petite bruyère fait un mouvement brusque et toute notre pyramide s'écroule d'un coup, le bruit presque couvert par nos miaulements ravis.

«Faites donc moins de bruit, vous tous! gronde maman, Petit Pavot et Petite Bruyère, venez ici tout de suite! Et pas de mais! Votre père arrive, et je veux que vous soyez irréprochables! »

Elle attrape la Petite Bruyère par la peau du cou et lui refait sa toilette avec de grands coups de langue, puis me réserve le même traitement. Nous sortons toutes les trois devant la pouponnière et attendons. Enfin, à midi environ, un grand matou brun tigré aux yeux ambrés se dirige vers nous. Maman va à sa rencontre. Elle s'enlace sa queue à la sienne et lui lance un regard plein de tendresse.

«Cœur de Ronces, viens voir tes filles.

- Que tu es grand! Est-ce que je serai aussi grande que toi un jour? » demande Petite Bruyère, mais il ne répond pas, occupé qu'il était à nous admirer.

- Mes petites ...

- Bon, c'est comme ça que tu joues avec nous? je demande, malicieuse, en lui sautant sur la queue.

- Mais c'est qu'elle est coquine, celle-ci! dit-il en s'accroupissant et feulant, feintant la méchanceté.

- Ouiiiii! » couine ma sœur.

Elle lui saute sur la nuque, que papa secoue de toutes ses forces, mais Petite Bruyère s'accroche et ne bouge pas un poil, malgré sa grimace. Moi, je lui mords la queue et papa essaie de se retourner pour m'y arracher, mais il est ralenti par ma sœur et j'ai le temps d'anticiper son geste et de l'éviter rapidement.

" Raté !

- Bon, il est temps d'aller manger, maintenant. Et soyez sages avec votre mère!

- Nous, faire des bêtises ?! » plaisante ma sœur,

- On sera sage! je promets,

- Bien! Alors allez-y. »

                                                                    ***

A la nuit tombée, après un petit somme, je réussi à m'éclipser discrètement de la pouponnière. Je regarde le ciel : la lune est pleine et la Toison argentée brille. Mon regard dérive vers le tunnel de ronces et je surprends un étrange manège: un groupe composé de guerriers (y compris papa), d'apprentis et d'Étoile de Colombe sort du camp. Je fonce vers papa:

"Papa! Où est-ce que tu vas? Tu ne dors pas?

- Petit Pavot! Que fais-tu t-il si tard?

- Et toi, tu vas où?

- A l'Assemblée, cervelle de souris!

- L'Assemblée?

C'est quoi ce truc?

- C'est la nuit où les quatre clans se retrouvent pendent une trêve, qui dure tant que la pleine lune brille, et échangent les nouvelles. Ils présentent leurs nouveaux guerriers, par exemple, ou les mises bas des reines.

- Ah, d'accord. Et que se passe-t-il si la lune est voilée?

- L'Assemblée est terminée, répond-il en se détournant,

- C'est déjà arrivé?

- Tu n'as pas besoin de savoir.

- Mais pourquoi?

- C'est comme ça.

- Je peux venir?

- Non.

- Pourquoi?

- Tu n'es pas apprentie.

- Et alors?

- Ça suffit, si je te dis que tu dois retourner au coucher et que tu ne pourras venir que quand tu seras apprentie, tu dois m'obéir, un point c'est tout. Maintenant, tu m'excuseras, mais le groupe ne va pas m'attendre toute la nuit. Hop, au dodo!

- Bon, d'accord ...

Dépitée, je me retourne quand même dans la pouponnière, près de maman et Petite Bruyère. Leur respiration régulière me berce et je m'endors, avec dans la tête des rêves de chats inconnus et d'étoiles.

                                                                                  ***

«À partir de maintenant, et jusqu'à ce que vous méritiez vos noms de guerriers, vous vous appellerez Nuage d'Orage et Nuage de Sauge. Œil de Crépuscule! Tu es un guerrier accompli, et tu as fais du bon travail avec Feuille de Cerise. Je te confie Nuage d'Orage, et puisses-tu lui transmettre tes qualités guerrières.Museau Moucheté! Tu n'es pas guerrière depuis longtemps, mais je t'estime prête à prendre ton premier apprenti. Je te confie Nuage de Sauge. Puisses-tu lui transmettre ton courage et ton habileté.

- Nuage d'Orage! Nuage de Sauge! scande le Clan tout entier.

Apprentis et mentors s'approchent et se frôlent délicatement le museau, Nuage de Sauge contenant mieux sont enthousiasme que son frère. Nous observons le baptême avec envie, avec ma sœur, entre les pattes de maman.

- Quand est-ce qu'on sera apprenties, nous aussi? demande Petite Bruyère,

- Dans quelques lunes, mes petites.

- Peut-on aller voir les anciens? dis-je, pleine d'espoirs,

- Oh oui! Ils vont nous raconter des histoires!

- Très bien, mais ne rentrez pas trop tard!

- Promis! dit ma sœur en détalant à mes côtés.

Arrivées à leur tanière, nous sommes tout essoufflées.

«Coucou! Dites, vous nous racontez des histoires?

- S'il vous plaît ! je demande,

- Bien sur ! répond Reflet de Nuit;

- Installez vous bien, continue Patte Frêle, ouvrez grand les oreilles et écoutez. Il était une fois, dans un clan de guerriers puissants ...

***

"S'il te plaît, Nuage Doré! Emmène-nous avec toi pour cueillir tes remèdes!

- Non.

- Pourquoi?

- C'est comme ça.

- Allez, s'il te plaît!

- Je t'ai dis non!

- Mais pourquoi?

- Vous n'êtes pas apprenties.

- Et alors?

- Vous êtes trop petites.

- S'il te plaît!

- Non ! J'ai dis non! Ça ne sert à rien d'insister! Maintenant retourne à la pouponnière!

- Bon, d'accord ...

Tête et queue basse, je rejoins ma sœur, qui m'attend devant la tanière de Plume de Lys et Nuage Doré.

- Alors? demande Petite Bruyère avec espoir,

- À ton avis? Elle a dit non. Et elle ne risque pas de changer d'avis.

- On doit vraiment attendre d'avoir six lunes avant de pouvoir sortir du camp?

- Je crois bien que oui ... "

***

«Que tous les chats en âge de chasser s'approche du Promontoire pour une assemblée du Clan!»

Je me réveille en sursaut à l'appel de l'Etoile de Colombe et me rue sur le seuil de la pouponnière. Au passage, je me cogne la tête au plafond du petit tunnel qui y mène. Je commence à grandir, au haut de mes cinq lunes. Le soleil décline à l'horizon et le ciel est rouge. Comment je vais faire pour me rendormir, après, moi?

«Nuage de Chêne, approche. Tu as commencé ton apprentissage de guerrier il y a dix lunes. Tu es prêt, à présent. »

L'apprenti s'approche. Je vois bien que sa fierté prend le dessus sur son appréhension. Cependant, il se retourne vers sa sœur, Nuage Doré, soudain hésitant. Celle-ci le regarde et souris, hochant la tête. Elle a l'air de lui dire: Vas-y, tu as choisi ton destin, j'ai choisi le mien. Je suis fière de toi, et je serai toujours là. Il hoche la tête à son tour, balaie l'assemblée du regard, et s'arrête un instant sur moi. Je sens une petite décharge me traverser et je vois ses yeux pétiller une fraction de seconde, puis il se redresse et fait face à l'Etoile de Colombe avec dignité. Il est beau... C'est la première fois que je le vois de près comme ça. Je sursaute quand notre chef reprend son discours sacré.

«J'en appelle à nos ancêtres pour qu'ils se penchent sur cet apprenti. Il a travaillé dur pour comprendre les lois de votre code noble et le sens du mot loyauté. Il est maintenant digne de devenir guerrier à son tour. Nuage de Chêne, promet-tu de servir et de protéger ton Clan, même au péril de ta vie?

- Oui, je le promets.

- Alors, grâce aux pouvoirs qui me sont conférés par le Clan des Etoiles, je te donne ton nom de guerrier: à partir de maintenant, tu t'appelleras Souffle de Chêne. Nous rendons hommage à ta bonté et à ton courage, et nous t'accueillons dans nos rangs en temps que guerrier à part entière.

- Souffle de Chêne! Souffle de Chêne! »

Il s'approche d'Etoile de Colombe, qui pose son menton sur son crâne pendant que le nouveau guerrier lui lèche l'épaule en signe de respect.

Je m'imagine alors à la place d'Étoile de Colombe. Ce ne sera pas la dernière fois...

***

«Viens, Petite Bruyère!

- Tu es sûre, Petit Pavot?

- Mais oui! Aller, viens, dépêche-toi!

- Et si on se fait prendre?

- C'est sûr que tu vas ameuter tout le clan en criant comme ça.

- Mais...

- Tu veux sortir du camp, oui ou non?

- Petit Pavot, on doit d'abord être apprenties!

- Et alors? Toi aussi tu voulais sortir, non?

- Oui, mais ...

- Alors viens!

Soudain, je sens que quelque chose me retient en arrière, par la queue. Je me retourne, et, surprise ...

- Lâche-moi, Petite Bruyère!

Quelque chose dans son expression m'appeure. Elle semble résolue.

- Non. Non, Petit Pavot. Je ne viendrais pas. Tu n'as qu'à y aller toute seule.

- Petite Bruyère?

- Non. Je ne veux pas sortir si je n'en ai pas le droit. C'est contre le code du guerrier. Les chatons de moins de six lunes et qui ne sont pas apprentis n'ont pas le droit de sortir du camp. Point.

- Très bien. Attendons nos six lunes. Plus qu'une...»

Et l'attente commence, pleine de siestes, de jeux, de boules de mousse, d'ennui, aussi, parfois. Souvent je rêve que je cavale dans la forêt, au côté d'un mentor flou, d'autres où je ramène des souris et des campagnols sur le tas de gibier, d'autres encore où je livre bataille à des chats inconnus qui sentent le poisson, la lande ou la chaise à corbeaux.