Chapitre 9 : Le camp
Grégoire Vautier gara sa voiture dans un parking improvisé sur une ancienne terre agricole devenue friche. Impressionnés par les immenses chapiteaux qui se dressaient devant eux, père et fille n'arrivaient plus à les quitter des yeux. Hypnotisés par le spectacle que cela offrait, ils sortirent lentement de la voiture, et se saisirent de leurs bagages sur le même rythme.
— Tu es sûr que ce n'est pas encore un piège ? demanda Charlotte avec anxiété.
— Je ne peux être sûr de rien, mais j'ai envie d'y croire. Nous avons suffisamment joué de malchance pour le moment.
La boule au ventre, les doigts sur les perles, la jeune femme marcha aux côtés de son père jusqu'à la grande tonnelle qui servait d'entrée au camp entouré de hautes palissades grillagées et barbelées. Deux militaires filtraient les allées et venues avec minutie, l'arme au poing, prêts à dégainer. À la vue du binôme qui approchait, leurs visages se fermèrent, la méfiance prit place.
— Bonjour, commença Grégoire plutôt intimidé. Nous habitions à Rouen et avons été forcés à quitter notre domicile. Nous cherchons refuge ici. Nous sommes français, on a nos papiers pour le prouver.
— Sortez-les, ordonna calmement mais fermement l'un des militaires.
À peine Grégoire eut-il mis la main dans la poche de son manteau pour en retirer son porte-feuilles que les deux hommes armés braquèrent leurs fusils d'assaut sur lui, par mesure de sécurité. Rendue paralysée par la peur, Charlotte ne bougea pas. Sans s'en rendre compte, elle avait retenu sa respiration.
Les mains légèrement tremblantes, Grégoire sortit ses papiers d'identité qu'il présenta aux deux armoires à glace. L'un d'eux s'en saisit et les examina attentivement, à la recherche de la moindre falsification.
— Ok, et la dame ? demanda ce dernier à l'attention de Charlotte.
— Vas-y, l'encouragea son père.
Rapidement, à cause du stress, la jeune femme attrapa à son tour ses papiers en respirant à nouveau. Dans la précipitation, elle fit tomber sa carte d'identité et se cogna à l'une des barrières de sécurité en se redressant. Tout ça sous le regard impassible des militaires.
Tremblante comme une feuille, elle tendit ses documents d'identité, et le même militaire que pour son père s'en saisit et les inspecta de la même façon. Après un temps qui parut interminable à la jeune femme, complété par une fouille intégrale, sacs compris, ils purent enfin entrer dans le camp. L'espoir que tout pourrait enfin bien se passer renaissait.
— Attendez dans le premier sas qu'on vienne vous chercher, les obligea le militaire.
Puis il déverrouilla une porte blindée qui s'ouvrit sur un minuscule espace grillagé. Père et fille y tenaient tout juste avec leurs bagages. Pourvu qu'ils fassent vite, la promiscuité imposée était désagréable.
Il leur fallut attendre encore une dizaine de minutes, dans une position rendue inconfortable à cause de la proximité physique, avant qu'un homme et une femme ne fassent leur apparition. Ils ouvrirent le cadenas qui maintenait la grille fermée, et permirent aux deux nouveaux arrivants de sortir de leur petite prison.
Père et fille prirent une grande inspiration après avoir été comprimés l'un contre l'autre pendant dix trop longues minutes. Ils en profitèrent aussi pour s'étirer sous le regard patient des deux nouveaux venus.
— Les hommes et les femmes sont logés séparément, les informa la grande blonde. Suivez-moi madame.
Charlotte lança un regard plein de panique à son père. Le cauchemar continuait. Elle allait être séparée de lui. Comment allait-elle faire toute seule, loin de son dernier repère ?
— Ça va aller ma grande, essaya de la rassurer Grégoire. On se retrouve bientôt.
Les larmes aux yeux, Charlotte suivit la femme à contrecœur. Elle jeta un dernier regard en direction de son père avant de disparaître sous un énorme chapiteau.
L'intérieur du barnum était si bruyant que ça en était étourdissant. Des lits individuels étaient superposés par quatre jusqu'à une plateforme montée sur échafaudages et qui constituait l'étage du logement. Il y avait parfois des berceaux auprès des couchettes les plus basses. Au centre, plusieurs grandes tables en bois rectangulaires étaient prêtes à accueillir des dizaines et des dizaines de bouches affamées. Ces tables prenaient place autour d'un énorme âtre dont la cheminée grimpait jusqu'en haut du chapiteau pour en ressortir en son extrême centre. Tout le nécessaire pour faire la cuisine, du petit au gros électroménager, était parfaitement arrangé dans un coin de la pièce unique.
Des enfants couraient et criaient, semblant s'amuser comme si de rien n'était. Des femmes vaquaient à leurs occupations diverses et variées. Certaines étaient prises dans les tâches du quotidien, d'autres jouaient avec les enfants. Parfois, elles pouvaient se parler entre elles, rire, faire leur vie. Malgré tout, leurs traits tirés ne trompaient pas. Si les visages juvéniles ne laissaient pas présager d'une guerre à l'extérieur, ceux des femmes ne pouvaient le cacher. C'était comme incrusté dans chaque pore de leurs peaux ternes et soucieuses.
— Votre couchette sera la B405, informa la femme blonde à l'adresse de Charlotte. J'espère que vous n'avez pas le vertige, car c'est tout en haut. Oh ! Au fait ! Je ne me suis pas présentée ! Je suis Anne, la référente de ce dortoir. Allez poser votre bagage dans le casier au pied de votre lit, et revenez me voir, je vais vous faire visiter l'étage.
C'est en traînant des pieds que Charlotte se rendit au bas de la grande échelle métallique qui menait jusqu'à sa couchette. Son sac sur le dos, elle entreprit d'y monter. Elle déposa ensuite soigneusement ses affaires sur son lit parfaitement bordé, et redescendit auprès d'Anne qui l'attendait toujours patiemment.
— Alors ? demanda cette dernière avec un intérêt réel. Comment c'était ?
— Très bien.
C'est tout ce que Charlotte réussit à articuler avec sa gorge encore serrée. En réalité, le matelas était dur et les draps râpeux. Mais ça ferait largement l'affaire. Le confort était devenu un luxe inaccessible, il ne fallait plus se plaindre de ce qu'on pouvait avoir.
Les deux femmes montèrent à l'étage grâce à un escalier de fortune solidement accroché aux extrémités. Charlotte put y découvrir des cabines individuelles pour prendre sa douche et réaliser tous les soins d'hygiène nécessaires avec intimité. Une nurserie avait été également installée.
À la vue de cette dernière, le souvenir de la pouponnière qu'elle venait d'abandonner se matérialisa dans l'esprit de la jeune éducatrice. Un nouveau pincement au cœur se fit ressentir. Machinalement, les doigts de Charlotte allèrent se poser sur son collier. Il ne fallait pas qu'elle pleure. Pas devant Anne. Elle n'avait pas envie de parler, et encore moins d'exprimer sa douleur à une inconnue, aussi gentille soit-elle.
— C'est tout pour ce chapiteau, informa la guide. Vous y avez libre accès. Pareil pour les douches, à condition de ne pas en abuser. Suivez-moi, je vais vous faire visiter le reste du camp.
Toujours dans une espèce d'état second, ayant du mal à réaliser ce qui lui arrivait, Charlotte suivit Anne partout où cette dernière souhaitait l'emmener. Elle visita les tentes médicales, les très nombreux QG militaires, elle aperçut le côté des hommes, ainsi qu'une usine semblant tourner à plein régime à en croire les immenses cheminées crachant une fumée noire et polluante.
Charlotte fut surprise de découvrir un espace de détente où elle put y trouver des jeux pour petits et grands. Elle qui avait abandonné depuis un moment déjà la notion de plaisir, elle se retrouvait maintenant avec l'infime espoir qu'elle puisse le côtoyer à nouveau.
— Et là-bas, indiqua Anne en pointant un immense bâtiment du doigt, c'est l'usine. La plupart de nos réfugiés y travaillent. À moins que vous ayez des compétences médicales, vous n'y couperez pas. Sinon, vous rejoindrez l'équipe de toubibs. On est toujours en manque. Quand un virus se déclare, la promiscuité lui offre le meilleur des terrains de jeu.
— Je suis éducatrice de jeunes enfants, lui apprit Charlotte. Tout juste diplômée, je travaillais en pouponnière.
— Ça ne nous sert plus à grand-chose ici. Je pense qu'ils préféreront vous voir à la chaîne.
— Qui ça « ils » ?
— Nos chefs. Des politiques.
— Et c'est pour fabriquer quoi ?
— Ici, on fait des moteurs d'avions de chasse. Avant, c'était une usine d'automobiles, mais on s'adapte.
Charlotte ne répondit rien. Ainsi serait sa nouvelle vie. Du moins, c'est ce qu'elle croyait.
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