Chapitre 7 : Le déménagement - Seconde partie
Charlotte grimpa les marches de son immeuble aussi vite qu'elle le put, et elle se précipita dans l'appartement qu'elle partageait avec son père. Grégoire remplissait un sac de voyage autant qu'il le pouvait. Le quinquagénaire semblait avoir vieilli prématurément depuis le début de la guerre. Son dos s'était courbé, ses rides accentuées et ses cheveux davantage blanchis.
— Prends un sac à dos, dit-il à sa fille encore essoufflée, et remplis-le autant que tu peux. Ce sera notre seul bagage. Il y en a un dans la penderie.
Charlotte obéit docilement. Elle courut chercher le sac à l'endroit indiqué et se mit à le remplir méthodiquement. Le cœur lourd, elle sélectionna les quelques objets qu'elle pourrait prendre avec elle, et ceux qu'elle devrait abandonner sans doute à jamais.
Tous ces souvenirs qu'elle devra laisser derrière elle. Ses doigts glissèrent tristement sur la collection de livres reliés que sa mère avait laissée intacts. Son âme se déchira lorsqu'elle prit conscience qu'elle ne les reverrait plus jamais. Au bout de l'étagère, des cadres aux précieuses photos.
Charlotte en saisit deux, les ouvrit, prit les morceaux de papier glacé qu'elle plia et rangea dans une petite poche du sac à dos. Son père, sa mère, et Margaux. Les trois personnes qui comptaient le plus à ses yeux. Il n'en restait maintenant plus qu'une.
Le moment était venu. Le klaxon d'un bus se fit entendre derrière leurs fenêtres. Partageant la même peine, Charlotte et son père fermèrent une dernière fois leur appartement et tous les souvenirs de deux vies au destin commun qu'il renfermait.
Comme eux, les autres habitants vivant encore dans l'immeuble descendirent les marches centrales, chargés des maigres bagages qu'ils avaient aussi durement sélectionnés. Quand leurs regards se croisaient, embués de larmes, ils étaient pleins de compassion, d'empathie. Les rancoeurs qui pouvaient exister jusque-là s'envolèrent soudain, laissant seulement la place à une cohésion de façade.
Une vieille femme, habitante du dernier étage, déjà largement affaiblie, trébucha et tomba avec ses valises. Tous l'ignorèrent, sauf Charlotte et son père qui se précipitèrent à sa rescousse. Leur voisine geignait de douleur, autant physique que mentale. Ce bruit déchirant résonna dans la cage d'escaliers, courant sur les murs, contaminant chaque personne présente.
— Partez sans moi, leur dit-elle avec tristesse. J'ai passé ma vie ici, j'ai élevé mes enfants ici, accompagné mon mari jusqu'à la mort ici. Finalement, je ne veux plus m'en aller. Pour ce qu'il me reste à vivre, je veux le passer entre ces murs qui m'ont accueillie depuis tant d'années.
— Non madame Doret, lui répondit Charlotte en hissant son petit baluchon sur son épaule. Vous allez vous en sortir, et on reviendra une fois que tout sera sécurisé. Ce n'est qu'une question de semaines, j'en suis certaine.
Charlotte ne croyait pas un mot qu'elle venait de prononcer, mais elle ne voulait pas laisser la vieille Monique Doret livrée à elle-même dans ce quartier bientôt envahi par l'armée russe. Peinant à avancer sous le poids de leurs fardeaux, le trio prenait du retard sur les autres fuyards. Père et fille craignaient de rater le car salvateur.
Monique trébuchait sur chaque marche, les ralentissant toujours davantage. Il n'y avait plus personne dans l'immeuble depuis plusieurs minutes déjà, et il leur restait encore deux étages à descendre. Sans ascenseur, sinon ce serait trop simple.
— Charlotte ! l'interpella son père. Cours jusqu'au car pour leur demander de nous attendre. Dis-leur que madame Doret est mal en point.
— D'accord, je reviens.
Faisant fi du poids qui pesait sur ses épaules, Charlotte entama une course effrénée dans les escaliers, puis dans la rue, arrivant complètement essoufflée devant le véhicule où montaient leurs voisins. Elle se précipita en direction de la porte d'entrée, ignorant les protestations des gens qu'elle doublait, et dit au chauffeur :
— S'il vous plaît, ne partez pas maintenant. Mon père aide une vieille voisine à descendre les escaliers. Ils arrivent. Par pitié, attendez-les.
Le bourru assis derrière son grand volant la jaugea du regard avant de répondre :
— J'ai un horaire à tenir. Tous ceux qui sont là, tant mieux pour eux. Les autres, c'est pas mon problème. Il a qu'à la laisser où elle est, la vieille. On n'a pas besoin de grabataires là où on va.
— Espèce de...!
Charlotte ne termina pas sa phrase. Folle de rage, elle sortit du car en bousculant tout le monde sur son passage, et elle allait retourner auprès de son père lorsque deux vigoureux bras la saisirent.
— Faut pas l'prendre comme ça mad'moiselle, dit le grand costaud qui la maintenait. Repartez pas, sinon vous raterez le car. Inutile de mettre votre vie en danger pour si peu.
— Je dois rejoindre mon père ! hurla Charlotte désemparée.
— Il est grand, il fait ses propres choix. Allez, monte.
Ignorant les cris de la jeune femme, il l'embarqua de force dans le car. Celle-ci ne se laissa pas faire et se débattit comme une folle, jusqu'à écraser le nez du géant qui relâcha immédiatement sa captive pour se le prendre entre ses grosses mains poilues.
Sans attendre, Charlotte bondit hors du car au moment où les portes se refermaient. Le chauffeur avait voulu la piéger en appuyant rapidement sur le bouton, mais elle avait été plus agile. Elle se mit alors à courir à toutes jambes jusqu'à son immeuble, en entendant le bruit du moteur qui s'en allait au loin.
Le car était parti sans eux.
Monique et son père étaient arrivés dans le hall d'entrée lorsqu'ils entendirent aussi le bruit porteur de désespoir. Charlotte fit son entrée dans le haut bâtiment, les larmes ruisselant sur ses joues. Elle se jeta dans les bras de son père.
— Ils ont voulu m'emmener sans toi, pleura-t-elle. J'ai failli partir loin de toi. J'ai eu si peur. J'ai essayé de négocier pour qu'ils restent, qu'ils vous attendent. Mais ils n'ont rien voulu entendre. Je suis si désolée, désolée, désolée.
— Ça va, ça va, tenta de l'apaiser son père en lui caressant les cheveux. On est ensemble, c'est tout ce qui compte.
Alors qu'ils se câlinaient toujours, ils entendirent une explosion non loin. Les murs du vieux bâtiment tremblèrent, et certaines fenêtres un peu fragilisées explosèrent en milliers de morceaux dans un chaos indéfinissable. Les deux vaillants sortirent précipitamment et purent apercevoir un épais nuage noir deux rues plus loin.
— C'était un car piégé, murmura Grégoire qui avait du mal à réaliser ce qui venait de se produire.
À côté de lui, Charlotte ne pleurait plus. Elle était beaucoup trop choquée pour ça. Elle était passée à un cheveu de la mort. Si elle n'avait pas réussi à casser le nez de la brute épaisse et à sortir rapidement, elle ne serait plus qu'un tas de chairs brûlées.
— On fait quoi ? demanda-t-elle lorsque son corps lui permit enfin d'articuler des mots. On reste ici finalement ?
Une rafale de coups de feu quelques immeubles plus loin répondit avant Grégoire.
— Non, fit-il. On prend la voiture et on part quand même. J'ai entendu parler d'un camp à une bonne centaine de kilomètres d'ici, vers l'Ouest. On y va.
Grégoire Vautier allait reprendre le bras de Monique Doret qui s'était déplacée jusqu'à eux, mais elle l'en empêcha d'un geste étonnamment vif. Surpris, le patriarche tourna sa tête en direction de la vieille femme. L'incompréhension se peignait sur son visage.
— Non ! dit-elle avec force. C'est décidé, je reste ici. Hors de question que je vous suive jusqu'à ce pseudo camp que personne n'a jamais vu. L'explosion de ce bus m'a définitivement vaccinée de ces fausses bonnes idées.
— C'est de la folie madame Doret, tenta Grégoire.
— M'en fiche ! Je reste ici. Point. Allez-vous-en si vous le souhaitez, mais moi, je reste !
Grégoire soupira, puis demanda :
— Il faut que je vous remonte ?
— Non, merci. Laissez mon baluchon ici, je vais me débrouiller. Ne perdez pas plus votre temps, je vous suis reconnaissante de toute cette gentillesse.
— Comme vous voudrez.
Grégoire fit signe à Charlotte de déposer les affaires de madame Doret qu'elle portait encore, ce qu'elle fit immédiatement. La vieille femme les remercia une dernière fois, puis elle se saisit de son baluchon, et remonta les marches de son pas fatigué.
— Allez, fit Grégoire à sa fille. On n'a plus rien à faire ici. On s'en va.
Après avoir jeté un dernier regard sur l'immeuble où ils avaient passé tant de bons moments, ils se dirigèrent vers leur Clio garée deux rues derrière. Au loin, de nouveaux coups de feu résonnèrent dans l'effrayant silence de la ville. Ils démarrèrent et quittèrent les lieux sans se retourner.
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