le prix de la tranquillité
J'ose la regarder. Malgré ma honte. Elle pleure. J'aimerais la prendre dans mes bras, la réconforter. Mais non, au fond de moi, je sais que je ne veux pas, je ne peux pas. C'est trop tard. Quelque chose s'est brisé en elle. Quelque chose que j'ai brisé. Encore une fois, je n'ai pensé qu'a moi, j'ai été égoïste. J'ai voulu me débarrasser, tout simplifier. Mais je pensais partir loin. On m'a obligé à revenir, contre mon gré. Si j'avais pu, je serais parti aux Iles Maldives, j'aurais abandonné cette maison noire et exiguë, pourtant mon seul refuge depuis des années. Un refuge dans lequel flottent les questionnements, les inquiétudes et les angoisses même, parfois. Les nuits blanches passées à me morfondre hantent encore les lieux. Cet appartement garde le souvenir des dimanches, enfermés, à penser au lendemain, quand il va falloir retourner au lycée.
Mon regard retourne se poser sur elle, pendant qu'elle s'assied sur le lit. Son visage est rouge, ses yeux sont cernés. Je ne pensais pas lui faire tant de mal, je ne voulais pas. Je voudrais pouvoir la rassurer, que tout redevienne comme avant. J'aimerais m'excuser, qu'un « pardon » sorte de ma gorge. Je n'y arrive pas, je crie dans le vide. Mes mots sont comme aspirés par le silence, entre chacun de ses hoquètements. Mais, après tout, voudrait-elle vraiment entendre ma voix ? Elle doit m'en vouloir. Intérieurement, elle doit me détester, me traiter de tous les noms. J'ai brisé sa vie. J'ai détruit notre histoire. Ça me rend fou, cette impression d'avoir fait une erreur impardonnable. Je n'aurais jamais dû la laisser seule.
J'aimerais ne plus avoir à la regarder, pouvoir l'ignorer. Mais je suis comme aspiré par elle, je n'ai pas d'autre choix que de la contempler. Peut-être est-ce ma punition pour l'avoir fait souffrir ?
J'avais pourtant beaucoup réfléchi. Je pensais avoir envisagé toutes les possibilités. Mais je l'avais oublié, elle. Elle n'a sans doute pas compris pourquoi. Elle ne voyait pas. Il faut dire que j'ai bien camouflé mes émotions. Peut-être s'en veut-elle de ne pas m'avoir écouté ? De ne pas m'avoir rassuré ? En quelque sorte, elle a payé pour son ignorance ! Non... Je perds la tête, je ne peux pas lui faire porter un poids en plus de ses souffrances. Lui faire porter mon poids. Je dois accepter le fait que tout est de ma faute, que je suis un égoïste. C'est, en soi, une manière de se faire pardonner puisque je n'arrive pas à lui dire pardon. Au fond, j'ai été puni une deuxième fois. Me priver de ma parole, autrefois mon arme. Une arme aiguisée, très tranchante. Capable de blesser et même de tuer.
Mais pour elle, j'ai fait des efforts. J'ai appris à me maîtriser, à faire attention. J'ai appris à ne plus répondre aux insultes par des insultes. De toute façon, pour elle, j'aurais soulevé la lune et transpercé les étoiles. Un an que l'on se connait. Un an, ça ne paraît pas grand-chose mais, à mes yeux, un an c'est riche et long. Un an, ça suffit aussi pour réduire à néant une vie. À la détruire. Même pas. Pour détruire une vie, il suffit d'une fraction de seconde. Une toute petite décision et c'est fini. Alors, on tente de se reconstruire, comme elle, comme moi. Comme cette destruction vient de moi, on pourrait penser que je n'ai rien à regretter. Mais non. Avec le recul, le doute s'installe, il s'insinue en moi comme un poison. Au final, peut-être est-ce moi qui vais le plus souffrir entre nous deux. Entre nous tous. Oui. Il y a d'autres personnes qui doivent souffrir. À moins que certaines se réjouissent ? Ce sont des choses que l'on ne peut pas savoir en prenant une décision. C'est le risque, la partie incertaine.
Des incertitudes. Redoutées. Par tous. Elles peuvent réduire une vie au questionnement, au renfermement sur soi. Bon, on me dira toujours que ne pas savoir le temps qu'il va faire demain n'est pas dramatique. Mais pour moi si.
J'aimerais tout savoir, tout contrôler. Une de mes obsessions les plus profondes. Ne jamais avoir de surprise désagréable. Connaitre tout à l'avance. Pouvoir savoir ce que pensent les autres, tous les gens qui me fixent quand je passe devant eux. Cela m'amène à ma deuxième obsession : le regard des autres. Les regards tranchants, parfois glacés. J'ai la parole et ils ont les regards. Seuls les siens m'enveloppent comme du miel. Celle dont j'ai détruit la vie. Peut-être pas la vie, je ne suis pas le centre du monde, mais du moins une histoire à laquelle elle semblait tenir. J'y tenais moi aussi, à cette histoire, sauf qu'il se trouve que certaines choses passent avant d'autres.
Je reviens aux regards. Quand on s'est rencontré, j'ai tout de suite vu la différence. Quand son regard m'englobait, je ne me sentais pas épié. Elle ne m'a jamais jugé. Jamais, au grand jamais, je n'ai senti ses yeux me transpercer.
Je parle au passé car elle ne me regarde pas, elle ne m'a pas vu et elle ne me verra pas. Elle est trop concentrée sur ses pleurs. Ses pleurs, ceux que je lui ai gracieusement offerts. Oui offerts, cela revient à ça. Un cadeau empoisonné. Je n'ai même pas eu le courage d'aller lui offrir en personne. Un cadeau, ça ne se refuse pas, elle a dû se dire. Je crois qu'elle n'est pas prête de m'inviter à son anniversaire vu le niveau médiocre de mes cadeaux. Nul tout comme mes tentatives d'humour. Affligeant.
Tout ce que je fais rate. « De toute façon, tout ce que tu touches finit en cendres, perd toute valeur. » Me répète sans cesse mon père. Il dit aussi que je suis brutal, que je ne conserve ni les objets, ni les gens. Il considère que je suis insensible, comme lui. Il pense aussi que je suis nul et que ma nullité, je la tiendrais plutôt
de ma mère. Je suis peut-être nul mais, pour le reste, je ne suis pas d'accord. Le sort des gens m'importe. Du moins, quand je prends le temps d'y penser. Je ne suis pas vraiment empathique, mais bon...
L'empathie. Un bien grand mot. La fin d'une période d'errance. Être empathique, à mon avis, c'est un travail à part entière. C'est fatigant. C'est accepter de léguer sa vie à l'autre. C'est accepter de ne pas avoir grand-chose en retour. Si, la reconnaissance de l'autre. C'est être estimé par quelqu'un. Et c'est important ça, l'estime des autres. Ça donne confiance en soi.
Être empathique, c'est un peu comme une mission humanitaire. Mission humanitaire pour sauver les vies brisées par un idiot. L'idiot, c'est moi. La vie brisée, elle. L'empathique, je ne sais pas encore. Un garçon qui me remplacera, peut-être.
Ses pleurs se sont arrêtés. Déjà ? Comment ça ? Elle ne pense déjà plus à moi ! Non, pas de conclusions hâtives. Et puis, elle a le droit de respirer aussi. Elle n'est pas obligée de vouer sa vie à pleurer pour moi ! Alors pourquoi une partie de mon cerveau est déçu ? Non ! Non ! Et puis tant mieux pour elle si elle se sauve elle-même ! Ainsi, il n'y aura personne pour me remplacer.
Elle se lève et se plante devant ma commode. Oui, ma commode, ma chambre. Mais je ne dirais rien, je n'ai aucune raison de l'éjecter. D'accord, c'est mon endroit personnel, mais elle va respecter mon intimité. Je le sais. Elle respectera malgré la haine qu'elle a certainement à mon encontre. Pourquoi ? Certainement par principe. On pourrait me demander, mais comment sait-elle que tu ne vas pas arriver ? Eh bien, à cette heure-ci, je suis sensé être occupé. Loin d'ici. Et vu que je suis silencieux, elle ignore ma présence.
Ce n'est pas chez elle, elle n'est pas censée être là. Mais mes parents ont dû la laisser entrer en pensant qu'elle avait quelque chose à récupérer. Ils ne savent pas que je n'ai pas pu partir. Et puis tant mieux à la fin ! Tant mieux s'ils ne savent pas ! Ils ne peuvent pas comprendre ! Ils ne se rendent pas compte ! Tout comme elle. Je ne comprends pas pourquoi, mais mes pensées me ramènent toujours à elle. Comme un cycle infini, une boucle temporelle. Toujours à elle. Sans cesse. Quoi que je fasse, quoi que je pense.
Elle ouvre un tiroir. Mes affaires scolaires. Elle semble chercher quelque chose en particulier. Je ne dis toujours rien, je suis absorbé par ses cheveux brillants. Elle est magnifique. Si belle ! Resplendissante ! Ses mains s'agitent, cherchent, fouillent. J'ai l'impression qu'elle ne cherche pas quelque chose, mais qu'elle fouille mon cœur. Je dois dire que ce n'est pas désagréable, on se sent aimé. Aimé d'un amour que j'ai sacrifié. Aimé comme tout le monde aimerait l'être. Aimé par elle. Le meilleur cadeau qu'elle puisse me faire. Je ne comprends pas pourquoi elle me le fait, ce cadeau. Pourquoi elle prend le temps de penser a moi. Je ne lui ai pourtant pas facilité la vie. Je l'ai réduite à néant. Bon, peut-être pas. J'exagère. Peut-être que c'est comme ça, certaines personnes ne peuvent pas s'empêcher de se retrouver, même quand elles pensent se détester. C'est ainsi. Une sorte d'attirance définie dès la naissance. Amour ? Amitié ? je ne sais pas. Je ne sais plus. Je ne peux pas savoir. Mon état ne me permet pas de me rendre compte. Déjà, elle est censée me détester. Mais non. Alors je peux commencer par m'estimer heureux.
C'est très calmement qu'elle extirpe difficilement des ciseaux de la commode. Ils sont beaux ces ciseaux, bleus, ma couleur préférée. Bleus avec une rayure or, comme une ligne de vie infinie. La poésie des objets. Revenons à elle. Elle s'agite un peu avec et puis elle s'assoit à mon bureau. Le silence me fait mal aux oreilles. Sauf qu'elle, elle semble bien. À l'aise. Dans son élément. Un sourire se dessine presque sur ses lèvres. Elle commence tranquillement à se couper les cheveux. Je crois que je comprends petit à petit. L'empathique n'est pas son cerveau, il, ou plutôt elle, est bien plus noire, mais pas douloureux. Je ne m'inquiète donc pas pour elle, je n'essaie pas de la retenir. Elle le sait, elle va me voir, ou plutôt me revoir. Nous allons nous expliquer, rien de plus naturel. C'est ce qu'il y a de plus égoïste mais quand la lame atteint sa veine, je suis heureux.
« Un drame dans la creuse. Deux jours après le suicide de son petit ami, une jeune fille de dix-sept ans se plante des ciseaux dans le crâne dans la chambre de son copain décédé. Elle n'a pas survécu à ses blessures. Nous adressons notre soutien aux familles et la France entière vous envoie des messages pour vous accompagner dans le deuil qui va suivre ce drame. Et maintenant, la météo »
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