54. Marcus
Marcus végétait dans un torpeur pénible lorsque la porte de la cellule s'ouvrit sur une silhouette bien connue. Albérich entra, posa une lanterne sur le sol, puis une assiette de quelque chose qui fumait et qui semblait diablement appétissant.
— Donne-moi tes mains.
L'intendant le dévisagea un instant dans la pénombre, hésitant, puis s'exécuta, lui présentant son dos et ses poignets enchaînés. Un tour de clé plus tard, il était libre, et Albérich lui tendit l'assiette. C'était la première nourriture qu'on lui proposait depuis des heures, des jours peut-être. Il avait perdu toute notion du temps, l'impression d'être prisonnier depuis des années, ou seulement quelques minutes. Il faisait noir sous le sol de la ville, noir dans son esprit, et il se contenta de manger pour atténuer la douleur dans son ventre. Du gruau aux fruits secs, étrangement délicieux. Sans doute était-on le matin.
Albérich s'était assis dans la paille, à moins d'un mètre, et l'observait, l'expression légèrement soucieuse. Marcus n'osa rien dire et, s'il songea un instant à tenter quelque chose, cela ne dura pas plus d'un battement de cœur. Face à son aîné, plus doué et désormais voué aux ténèbres, il ne faisait pas le poids. Il n'avait pas oublié la souffrance qu'il lui avait infligée sur le balcon de l'ambassade belhimanne, d'un murmure impie, sans aucun égard pour leur amitié.
En cendres.
Il mangea moins vite : dès qu'il aurait terminé, il savait qu'Albérich le rattacherait et il n'en avait aucune envie. Il n'avait pourtant qu'une expérience limitée de la captivité : il avait échappé à l'arrestation pendant la dictature, caché par une famille juvélienne qui l'avait ensuite aidé à sortir de la ville incognito. Resté un moment à la campagne, dans une chapelle anodine, il avait regagné la capitale clandestinement pour entrer dans les rangs de la résistance. Hormis les premières nuits qu'il avait passées terré dans une cave, à guetter le bruit des bottes des sbires de Koneg, il n'avait jamais rien risqué. Une fois parmi les rebelles, en tant que prêtre, il avait été affecté aux soins des blessés, en seconde ligne. Contrairement à nombre de ses collègues, il n'avait connu nul cachot, nulle chaîne, nulle menace d'exécution, nulle torture, même s'il avait partagé l'angoisse de tout un peuple soumis à l'horreur.
— Qu...
Ses premiers mots se perdirent dans sa gorge sèche et il se mit à tousser. Albérich se pencha pour lui toucher l'épaule mais Marcus se déroba vivement. Cela arracha un sourire à son vis-à-vis, qui se redressa sans plus chercher à l'atteindre.
— Qu'est-ce que vous allez faire de moi ? demanda-t-il enfin.
L'ancien Flamboyant eut une moue incertaine et haussa les épaules.
— Je ne sais pas encore. Ta présence parmi nous n'était pas prévue.
Son flegme emplit Marcus de glace. Il ne trouva pas la force de le regarder, rebaissa les yeux sur son assiette. Il resta silencieux quelques secondes, tentant de reprendre sa contenance.
— Tu voulais reprendre la tête du temple...
Une évidence, malgré ses dérobades, chaque fois que Marcus l'y avait incité. Une réticence factice, nécessaire, pour qu'on l'y invite sans qu'il s'y impose.
— Ça aurait été l'idéal, tu ne crois pas ? Et j'étais près du but. Je ne pensais pas que Maelwyn vous mettrait dans la confidence.
— Maelwyn...
Marcus se retint d'ajouter quoi que ce soit. Albérich avait l'air de penser que l'information venait du général lui-même.
— Mais j'ai sous-estimé les connivences entre le Temple et l'armée, malgré le passif entre vous. Je suppose que c'était couru, vu la couardise qui imprègne vos rangs. C'est dommage. Pas dramatique, mais dommage. Tymyr...
Marcus frissonna.
— ... me punit pour m'être placé au cœur de ses desseins. Ce n'est pas mon rôle.
L'intendant frémit et brusquement, la rage l'envahit.
— Le visage obscur de Tymyr est voué au mal ! s'exclama-t-il. Comment peux-tu... avoir...
Les mots lui manquèrent. Albérich se contenta de sourire.
— Ce n'est pas une question de bien ou de mal, Marcus, reprit-il du ton docte d'un professeur indulgent. C'est une question de vérité. De sens. Mais tu ne peux pas le comprendre. Pas encore.
— Je ne me tournerai jamais vers Tymyr !
— Non, non, je sais.
Sa voix s'était chargée d'ironie et le jeune prêtre se sentit subitement affligé. Il devinait qu'Albérich lui-même avait dû tenir ces propos devant ses bourreaux, deux ans plus tôt, avec la même véhémence et la même certitude. Mais s'il avait flanché, qui était-il, lui, Marcus, pour résister ? N'était-ce pas un combat perdu d'avance ? N'allait-il pas, fatalement, déchoir et embrasser l'ombre ?
— Tuez-moi.
— Déjà ? s'exclama Albérich en riant. Est-ce digne d'un Valgrian ? Marcus... Fais un effort. Tu es sensé croire que Valgrian va venir à ton secours... ou au moins quelqu'un... Armand ou Céleste ou Florent, probablement. Quelque chose comme ça. Tu ne peux pas déjà demander à ce qu'on te tue.
Il secoua la tête, le sourire aux lèvres, une grimace dans la lueur de la lanterne.
— Tu n'es pas si bon comédien. Le désespoir te guette. Ah Marcus. Finalement, c'est une chance pour toi. Valgrian... t'a abandonné depuis longtemps déjà, et tu le sais. Il nous a tous abandonnés. Nous pouvons nous recroqueviller sur nous-mêmes et geindre en attendant la mort... ou accepter qu'on nous a menti et nous efforcer d'ouvrir les yeux des autres. Même si la vérité est atroce.
Cette fois, quand l'ancien Flamboyant posa la main sur l'épaule de Marcus, ce dernier ne se déroba pas.
— C'est beaucoup en une fois, je sais. Un renversement profond de ce que tu es... de ce que tu penses être, en réalité... mais c'est une libération. Elle viendra pour toi, Marcus.
Le Valgrian réalisa qu'il pleurait, le nez penché sur son assiette. Albérich lui serra à nouveau l'épaule.
— Allez, mange.
Il s'exécuta, peinant à avaler entre deux sanglots silencieux. Albérich ne dit plus rien, restant tranquille, non loin. L'intendant arrivait au bout de son assiette lorsqu'on frappa à la porte.
— Megrall, magne-toi. Conrad te cherche. Il veut que tu assistes à la sélection.
Marcus releva les yeux juste à temps pour apercevoir la grimace furieuse qui se dessina sur les traits de l'ancien Flamboyant avant qu'il se détourne vers la porte.
— Dans un instant ! répondit-il avec mauvaise humeur.
Marcus rebaissa rapidement les yeux, son affliction mouchée. Ces hommes se détestaient. Il l'avait pensé dès qu'il les avait vus ensemble, au moment de sa capture, mais ses émotions avaient été trop intenses pour pouvoir en mesurer la portée. A présent... A présent, il avait la sensation qu'il lui avait été donné d'entrevoir une faille prometteuse, qu'il lui faudrait creuser et élargir... s'il en trouvait la force.
— Dépêche-toi. J'imagine que tu voudras te soulager avant que je parte.
Marcus acquiesça vivement.
Trouver la force, s'accrocher à la lumière. N'était-ce pas ce qu'il faisait depuis deux ans ? Il pouvait tenir quelques jours de plus.
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