37. Joshua
Joshua aurait voulu avoir pitié du gamin échevelé qui s'était assis en face de lui, mais l'étendue de sa bonne volonté se limitait à lui payer le plat du jour. S'il s'était encombré de sentiments, il n'aurait jamais atteint les sommets qu'il arpentait désormais, indispensable rouage de la démocratie juvélienne. Si fragile et si magnifique, cette démocratie. Sous siège constant, malmenée, incomprise. Elle ne pouvait fonctionner sans transparence, sans brutalité. La seconde était souvent nécessaire à garantir la première. Joshua n'avait pas de remords.
Il adressa un sourire rassurant au secrétaire du commandant Flèche-Sombre et le jeune homme y répondit, avant de plonger les lèvres dans son bol de soupe. Il était maigre et pâle comme le rescapé d'un naufrage. Joshua rangea les dernières onces de sa compassion : c'était l'elfe qui était coupable, pas lui. S'il avait traité correctement son sous-fifre, jamais Mathias ne l'aurait trahi de la sorte.
Joshua connaissait déjà la fin de l'histoire : tôt ou tard, les autorités comprendraient d'où venaient les fuites, et son mouchard serait puni. Les pots cassés indispensables. Flèche-Sombre n'assumerait aucune responsabilité, se contenterait de soupirer sur la faillibilité des êtres humains, et continuerait à épuiser ses secrétaires. Peut-être que quelqu'un d'autre réaliserait qu'un changement de fonctionnement s'imposait.
Mais même si Joshua considérait que Flèche-Sombre était une brute dans sa gestion du personnel, rien de ce qu'il publierait ne ciblait l'elfe lui-même. Quoi qu'on puisse penser de son inhumanité, il faisait un travail magnifique et le fragiliser, à l'heure où Juvélys tremblait sur ses jeunes fondations, aurait été criminel.
Ce n'était pas l'objet de la conversation en cours.
La conversation en cours était bien plus stupéfiante.
« Mort ? »
Le gamin se recroquevilla sur lui-même et jeta des coups d'oeil inquiets autour de lui. Il n'y avait rien à craindre, bien sûr : le patron de la Gloire Rebelle était un ami et aucune oreille indiscrète ne pouvait s'y glisser à son insu.
« Je n'en suis pas sûr... Je n'ai pas été convié à la dernière réunion... »
Flèche-Sombre avait peut-être déjà des doutes, alors. Raison de plus pour presser le citron jusqu'à plus soif.
« Combien étaient-ils ?
— Si j'ai bien compris, ils étaient six ou sept... On a retrouvé une dizaine de corps. Mais il y avait aussi du personnel dans l'auberge, peut-être d'autres voyageurs... L'enquête est en cours. J'ai juste vu le capitaine Filliun rentrer ce matin... Il avait l'air pressé. »
Joshua se carra dans son siège et attrapa son verre de vin, qu'il vida d'un trait, avant de le remplir à nouveau. Ce n'était pas un accident. Jamais un simple incendie n'aurait pu faucher un groupe complet de Valgrians sans qu'il y ait de survivants. Soit ils avaient été incapacités, d'une manière ou d'une autre, avant le départ de feu, soit ils avaient déjà été tués.
« C'était une grosse auberge ? demanda encore Joshua.
— Je n'ai pas l'impression. Assez isolée. Mais je n'en sais pas grand-chose, encore.
— Tu penses pouvoir sortir certains documents ? Une copie du rapport ? »
Mathias pâlit et un spasme lui anima les épaules. Joshua s'en voulut de l'avoir bousculé, il ne pouvait pas se permettre de le perdre.
« Non, bien sûr que non, se corrigea-t-il lui-même. Désolé. Ce que tu m'apprends me... me bouleverse. »
Joshua respectait le culte valgrian, comme n'importe quel Juvélien, mais plus par habitude et vague reconnaissance – c'était un indéniable agent de stabilité – que par conviction. En bon journaliste, sa préférence allait bien évidemment à Kintaa, mais c'était une affiliation qu'il était difficile de revendiquer dans la capitale. Même si, en vérité, les autorités se méfiaient de lui par défaut.
« Je verrai ce que je peux faire, murmura Mathias, le nez dans son bol de soupe. Je ne sais pas si j'aurai le temps de faire une copie...
— À ton aise, le rassura Joshua. Je peux faire mes recherches de mon côté. Tu m'as déjà beaucoup donné, c'est très précieux. »
La manière dont le regard abattu du jeune secrétaire s'éclaira soudain renseigna Joshua sur la rareté des remerciements et des compliments qu'il devait recevoir. Flèche-Sombre le considérait comme acquis – il était payé pour son travail, après tout – et quasi invisible, sans doute ne lui adressait-il la parole que pour lui donner des ordres et le rabrouer. Erreur tactique, quand on avait besoin d'un assistant loyal. À bien y réfléchir, l'elfe avait de la chance que Joshua ne soit pas un espion esprin ou griphélien. La porte d'entrée semblait grand ouverte.
« Vous allez le publier ? demanda le gamin, mi-curieux, mi-inquiet.
— Je ne sais pas », répondit Joshua, honnête pour une fois.
Après tout, Mathias pouvait jouer le rôle de miroir, dans cette conversation.
« L'info est critique, évidemment, il faut que les Juvéliens en soient avertis. Hector est le chef du culte principal de la cité, près de quatre-vingts pourcents de la population s'est réclamée d'obédience valgrianne, lors du dernier recensement, juste après la chute de Koneg. S'il est vraiment décédé, vu les circonstances récentes, les Valgrians voudront le remplacer rapidement... sans doute par Florent. C'est le seul candidat valable en ville... mais les temples de Fumeterre et d'Omneiri pourraient décider d'envoyer un des leurs, quelqu'un de plus expérimenté. Difficile de le prévoir. C'est un processus complexe, que nous exposerons dans l'Echo. Mais la véritable retombée de cette information, c'est ce qu'il y a derrière. Le Flamboyant a été assassiné. Bon, c'est un peu une habitude, chez eux... Le troisième en moins de dix ans. La question, c'est... qui ? Les Esprins ? Les Griphéliens ? Ou les Obscurs ? Cette histoire d'incendie est un peu trop familière pour qu'on puisse immédiatement l'écarter comme une coïncidence... »
Il releva les yeux, cherchant un indice sur le visage du secrétaire. Flèche-Sombre avait fatalement dû verbaliser quelque chose. Il se demanda si le gamin était considéré comme un militaire. Si sa langue trop pendue lui vaudrait une accusation de trahison, passible de la cour martiale.
Trop tard pour s'en inquiéter. Ce n'était pas son problème. Et l'Écho juvélien n'était pas l'ennemi. C'était le garant de leur probité.
« On... on ne sait rien pour l'instant, murmura Mathias. Toutes les pistes sont ouvertes. C'est peut-être un accident. »
Mon oeil, songea Joshua.
Il ne poussa pas le gamin dans ses retranchements. Recouper ses sources prendrait trop de temps : il n'avait pas meilleure taupe auprès de Flèche-Sombre, mais sans doute pouvait-on trouver des rumeurs d'incendie auprès des derniers arrivés en ville.
Que faire, que faire, que faire ?
En discuter avec ses collaborateurs, pour commencer. Juste Sarah et Calvin. Ils parviendraient à un accord. Mentionner la catastrophe et les suppositions, sans rien affirmer. Mathias pouvait encore servir, le révéler trop vite couperait net un flux d'informations aux potentialités magnifiques.
Mais le risque, à se montrer tiède, était de se retrouver avec des soldats dans les locaux, comme au lendemain des échauffourées du Parc. Un ordre signé du conseil leur enjoignant de la fermer. Joshua n'avalait toujours pas l'affront. La violence. Il n'était pas fermé à toute négociation, même avec les autorités, mais de là à lui interdire, par voie légale, de parler de certains sujets, c'était intolérable. Digne de Koneg.
Non. Koneg avait égorgé les plus courageux avant de jeter leur corps dans la fosse commune du Parc Circulaire. Seuls les plus couards avaient survécu. Comme lui, Joshua. Jusqu'à ce que le vent de la révolte soit assez fort pour porter ses ailes ridicules, atrophiées.
Plus jamais ça, songea-t-il. Plus jamais peur de la fosse.
En face de lui, le secrétaire de Flèche-Sombre paraissait s'inquiéter de son silence. Le journaliste lui adressa un sourire chaleureux.
« Tu es valgrian ? » demanda-t-il.
Mathias souleva à demi une épaule.
« Oui. Mais je n'ai plus le temps d'aller aux offices depuis un certain temps. Il y a une petite chapelle de Valgrian et Muksun, dans la caserne... J'y passe de temps en temps. Nous avons un chapelain, aussi. »
Joshua acquiesça. L'église valgrianne peinait à retrouver ses couleurs d'autrefois, ce qui n'était pas forcément un mal. Les habitants de Rhyvan pouvaient témoigner des dégâts quotidiens d'une théocratie. Mais Valgrian n'était pas Rhyfel, et les préceptes du dieu de la lumière étaient ce qui avait permis l'émergence de ce gouvernement par le peuple, inédit. La mort d'Hector ne pourrait que les fragiliser. L'annoncer publiquement, sans les prévenir, était-il la chose à faire ? Ne devait-il pas d'abord aller leur parler ? Leur donner la possibilité de préparer leurs arrières, leurs ouailles ?
Non.
Les soldats, le silence, la poudre aux yeux.
Il était chantre de la vérité ; les retombées, ce n'était pas son problème.
« Tu ferais mieux de rentrer, nous ne voudrions pas inquiéter le commandant...
— Il m'a donné l'après-midi.
— Ça ne doit pas arriver très souvent.
— C'est la première fois depuis... la nouvelle année, je pense. »
Joshua haussa les sourcils de manière théâtrale et le gamin l'imita des épaules. Pour le respect, on repasserait. Peut-être Flèche-Sombre finirait-il par se remettre en question, mais pour Mathias, ce serait trop tard.
Le plus grand bien, l'avenir d'une ville.
Il était temps d'aller discuter le coup à la rédaction et préparer l'édition tonitruante du lendemain.
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