25. Martin
Désolée pour ce chapitre un peu blablateux-technique... J'aimerais trouver une solution alternative, peut-être qu'il passera à la trappe aux trois-quarts, mais pour l'heure, je n'ai pas trouvé de solution.
Iris était rentrée de leur escapade le sourire aux lèvres, mais au petit matin, sa fébrilité avait commencé à grandir, signe que les mauvaises pensées reprenaient du service. Elle avait donné le change tout le temps où Kaunia était encore là, bavardé, ri et aidé à la préparation du gruau matinal, mais depuis que la menuisière était partie effectuer sa livraison de portes, la jeune femme broyait du noir, assise devant une tasse de lait chaud au miel qu'elle n'avait pas touchée.
Le rendez-vous avec les Obscurs n'avait lieu que le lendemain soir, mais l'échéance se rapprochait, et, avec elle, le risque d'avoir à poser des actes difficiles. Martin espérait que Kerun reviendrait pour les libérer de leur mission, que le fait d'avoir reconnu l'Obscur juvélien suffirait pour que les autorités jugulent la menace. Tant que l'elfe était absent, cependant, difficile d'en juger. Impuissant, l'ancien esclave contemplait l'inquiétude qui colonisait peu à peu sa compagne, prisonnière d'un futur qu'elle ne voulait pas affronter.
En réalité, Martin était passé entre les mains de plus d'un prêtre malfaisant, pendant ses années de labeur, et il avait l'impression d'avoir une idée assez claire de ce qui les attendait. Mais Iris ne savait toujours pas quel type d'esclave il avait été, et il redoutait toujours de le lui dire. Sans doute ne supporterait-il pas de lire le dégoût sur son visage. Sans doute devinait-il la distance qui s'imposerait à nouveau entre eux. Peu importait. Iris n'avait pas besoin de savoir.
« Iris. Tu es restée stoïque toutes ces années dans ta famille. Tu as dit toi-même... que tu avais vu des choses atroces. Ceci n'est pas différent.
— Je suis venue ici pour ne plus jamais... devoir faire ces choses, souffla-t-elle. Plus jamais. Tu ne comprends pas. »
Non, effectivement, il n'était pas un magicien de mort, maculé du sang des innocents sacrifiés à la pratique de son art. Il ne voulait d'ailleurs pas trop y penser. Il savait qu'Iris n'était pas la petite princesse naïve dont elle avait revêtu les atours depuis son arrivée à Juvélys.
« Nous pouvons aider les gens d'ici. Nous devons les aider.
— Oui. Mais à quel prix ? »
Martin alla se servir un bol de gruau, tout en gardant un oeil sur Iris. De temps en temps, elle était animée d'un spasme et il devinait qu'elle était plongée dans ses souvenirs. Il revint près d'elle et regretta de ne pouvoir agrémenter son lait tiédi d'un doigt d'alcool fort. En d'autres temps, il lui aurait offert autre chose, mais il sentait que la jeune Griphélienne, quelle qu'ait été la décadence de son éducation, en tomberait de sa chaise. Lui-même n'en avait pas très envie, de toute façon.
Il leva les yeux sur la porte, mais cela ne ferait pas arriver Kerun. Autrefois, il avait été expert à calmer les individus nerveux ou agressifs, une compétence vitale pour se prémunir du pire et éviter de finir brisé dans un caniveau. Mais il avait perdu ce don ces dernières années, rongé peu à peu par la colère accumulée tout au long d'une existence pourrie. De toute façon, ça n'avait jamais été qu'une façade, un souci feint, purement égoïste, tissé de flatterie et de soumission. Rien de tout ça n'avait de sens dans la situation présente, et Iris, toute fébrile qu'elle soit, n'était pas dangereuse.
La jeune noble lui jeta un regard humide, reconnaissant, qui le crispa.
Ne t'attache pas à moi, gamine, je ne vaux rien, songea-t-il, avant de lui sourire.
« Détends-toi. Kerun va arriver. »
Mais l'elfe se fit désirer et ils demeurèrent assis longtemps, très longtemps, à fixer le vide. C'est la colombe de la magicienne qui lui apporta finalement le plus grand réconfort, perchée sur son épaule, sa petite forme blanche blottie contre sa joue. Elle la caressait machinalement, l'autre main crispée sur sa tasse, le regard perdu dans la brume, la tension déformant son menton étroit.
Martin avait cessé de l'observer et était tenté de retourner se coucher. Il allait intégrer les rangs d'une secte obscure, soit. Il avait été saigné sur le pont d'un navire pirate moins d'un an plus tôt, comme un porc, tandis qu'une cérémonie impie se déroulait à quelques mètres. Il ne pouvait pas avoir peur. Il aurait dû mourir mille fois, déjà.
La porte de la cuisine s'ouvrit enfin et Iris bondit sur ses pieds, chassant la colombe qui alla se percher sur une poutre. Kerun lut l'expression sur son visage et grimaça, désolé.
« Mes excuses. »
Il se glissa à table. Iris, comme par magie, semblait avoir repris des couleurs. Kerun avait cet effet sur les gens, apparemment. Personne n'allait rien lui reprocher.
« Est-ce qu'on va devoir y aller ? » demanda Martin de but en blanc.
L'elfe parut surpris, puis hocha la tête.
« Oui. Je crains qu'on ne puisse l'éviter. Mais je vais vous fournir un artefact qui me permettra de vous retrouver, où qu'ils vous emmènent. »
Iris frissonna.
« Ne risquent-ils pas de détecter cet objet ? demanda-t-elle d'une voix incertaine.
— Non. Nous disposons de la meilleure magie que peut fournir l'Académie du Flux. Le traqueur sera tout à fait neutre.
— Et s'ils nous fouillent ? intervint Martin.
— Il est possible de le placer directement en soi, si l'un d'entre vous est volontaire. Je ne vous l'imposerai pas, cependant. »
Martin sourit, goguenard.
« Je vois. »
Kerun secoua la tête.
« Je ne pense pas, non. »
Il décrocha une dague de sa ceinture et la posa sur la table. Le courtisan grimaça.
« Je ne comprends pas. »
Iris frissonna.
« Je peux le placer directement sous la peau. C'est douloureux au moment de l'incision, mais j'ai une poudre cicatrisante très efficace. C'est sans conteste la solution la plus sûre.
— Quelle taille fait ce bazar ?
— La taille d'une cerise, je dirais.
— Tu veux me charcuter pour m'incruster une cerise dans le ventre ?
— Dans la fesse, idéalement.
— La fesse ?!
— Tu pourras choisir le côté.
— Bouse ! Je n'ai pas signé pour ça !
— Je veux bien le faire », intervint Iris.
Martin lui jeta un regard alarmé.
« Pas question. Je suis volontaire. »
Il se retourna vers Kerun.
« Ça va laisser une cicatrice ?
— Non.
— Et je devrai me refaire charcuter à la sortie ?
— Oui.
— Est-ce que... je la sentirai quand je m'assieds ?
— Non. »
Il ferma les yeux. L'idée d'un couteau lui pénétrant la chair n'était pas agréable, même manié par quelqu'un de relativement bien intentionné. Mais il avait subi mille fois pire, mille fois. C'était une broutille. Y livrer Iris n'aurait été qu'une basse vengeance qu'il ne voulait pas exercer.
« Parlons d'autre chose. »
Kerun haussa les épaules.
« L'inconnue, c'est la distance à laquelle vous vous trouverez et le temps qu'il nous faudra pour intervenir. Il semble plausible qu'ils se déplacent via un portail... Même s'ils restent à Juvélys, il pourrait nous falloir plusieurs heures pour vous rejoindre.
— Et si le portail mène à Belhime ou à Griphel ? demanda Martin, acide.
— C'est peu probable, murmura Iris. Les portails ne fonctionnent pas sur de grandes distances... Même la téléportation a ses limites, et s'il y avait eu téléportation, nous l'aurions perçu.
— En quoi ?
— En vomissant sur nos bottes », dit-elle avec un demi-sourire.
Il secoua la tête en levant les yeux au ciel, mais se sentit réchauffé de la voir plus détendue.
« La difficulté est donc de tenir jusqu'à votre intervention, reprit Martin.
— Oui. Mais il n'y a pas de raisons de penser qu'ils se comportent différemment des fois précédentes. Surtout si c'est votre intégration définitive dans leur groupuscule.
— Ils pourraient nous imposer une sorte de cérémonie d'initiation d'emblée, le contredit l'ancien esclave. Du genre où on égorge quelqu'un. »
Kerun hocha la tête. Iris était blême.
« Ils ont des otages, murmura la jeune femme. L'embarras du choix.
— Dans la situation idéale, nous sauvons tout le monde, dit Kerun. Si vous pouvez gagner du temps, faites-le. Mais, même s'ils sont encore vivants, ces prisonniers sont en sursis. Si vous renoncez, ils ont encore moins de chances de s'en tirer. »
Il les dévisagea.
« Vous avez vécu à Griphel, l'un et l'autre. »
C'était traître de sa part. Bien sûr, Iris et lui-même avaient vu pire, mais ça ne voulait pas dire qu'ils en avaient encore envie.
« J'ai peur qu'ils décident de tuer Martin, lâcha brusquement Iris. Comme un test. De ma détermination. »
L'ancien esclave en fut tellement estomaqué qu'il garda la bouche ouverte. Kerun resta impassible et Martin devina qu'il avait anticipé cette possibilité.
« Le risque est faible, dit l'elfe. Leurs rangs sont clairsemés, Martin est volontaire, ils disposent d'autres victimes, qui doivent, en partie, les encombrer. Soren, pour commencer, mais aussi deux novices et une prêtresse, et potentiellement encore un jeune homme qu'ils ont enlevé dans le Parc. Et je ne parle là que des otages dont nous avons connaissance. Je ne serais pas surpris, de surcroît, qu'ils aient des intentions te concernant, Martin. Des intentions beaucoup plus construites que ce que vous imaginez.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Tu as dit que le Casinite t'avait reconnu, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Il sait donc de quoi tu es capable. »
Martin se sentit rougir tandis qu'Iris tournait un regard interdit dans sa direction. Mais il n'était pas question qu'il en dise davantage et il se permit de fixer l'elfe avec hostilité. Celui-ci détourna les yeux.
« Mais le risque existe, oui, reprit Kerun. Est-ce que vous avez manifesté un attachement quelconque devant eux ? Un lien qui pourrait leur faire penser que la perte de l'un affecterait l'autre ? Un souci inapproprié, vu votre couverture ?
— Non, nous avons fait attention à demeurer dans nos rôles, répondit Iris. Je suis restée... froide et autoritaire, et Martin s'est montré... serviable. »
Servile, songea le jeune homme, mais il apprécia la délicatesse de son acolyte.
« De toute façon, nous ne pouvons pas reculer, intervint-il. Je suis prêt à tenter le coup. Au pire, nous gagnerons ce fameux temps. »
Iris avait écarquillé les yeux mais elle opina bravement du chef. Kerun paraissait songeur.
« Je vais aussi vous procurer un artefact de protection à n'utiliser qu'en dernier recours, dit-il finalement. C'est un bouclier très puissant, qui vous permettra de vous retrancher en sécurité, si jamais les choses tournaient mal. Idéalement, il faudrait ne vous en servir qu'au moment de notre intervention, car sa durée est courte, mais au pire...
— Courte comment ? demanda Martin.
— Environ une heure.
— C'est déjà ça, je suppose. Et je vais devoir le porter dans ma fesse aussi ?
— Non. Il est contenu dans un médaillon.
— Pas très discret.
— On ne peut pas faire autrement.
— J'ai un peu de magie, moi aussi, intervint Iris. Je peux nous défendre... et je peux sans doute couvrir ce médaillon de Flux Inerte pour en dissimuler le fonctionnement. Il est... béalite ?
— Dywillan, en réalité. »
Elle haussa les épaules avec un brave sourire. Kerun se carra dans son siège.
« J'espère... J'ai foi... que nous arriverons à temps pour empêcher tout débordement.
— Comment saurons-nous que vous êtes sur le point d'intervenir ? demanda Martin.
— Via Lumière.
— Lumière la colombe immaculée qui roucoule ?
— Nous n'avons pas vraiment d'autre canal. »
Martin manqua rire.
« Genre... Lumière va débarquer dans le repaire des Obscurs. Tranquillement. Une colombe.
— Ce sera probablement le plus discret... et le lien qu'elle a avec Iris lui permettra de l'avertir de notre présence sans qu'il y ait besoin d'un contact visuel. »
La jeune femme acquiesça. Martin secoua la tête.
« La prochaine fois, un rat serait plus approprié », grommela-t-il.
Iris sourit. Lumière quitta son perchoir pour rejoindre son épaule et se nicher dans le creux de son cou.
« Nous pouvons le gérer, murmura Iris.
— Très bien », dit l'elfe.
Il sembla à Martin qu'il allait repousser sa chaise et se lever. C'était beaucoup trop tôt, il fallait improviser pour le retenir.
« Le Juvélien. D'hier. Celui qu'Iris a dessiné », lâcha l'ancien esclave.
Kerun plissa les yeux.
« Vous n'avez montré le dessin à personne ? » s'inquiéta-t-il.
C'était une fausse question.
« Non. Mais tu ne peux pas le faire suivre ? Pour trouver leur repaire ?
— Malheureusement pas. C'est quelqu'un qui... a disparu de la circulation de longue date. Je n'ai aucune idée de l'endroit où il se cache. La nouvelle de son retour en ville secouerait beaucoup de monde. C'est une chance qu'il ne se soit pas encore manifesté, même si ça rend les choses plus complexes pour vous... »
Il croisa les bras.
« Mais je dois me rendre à un endroit qu'il pourrait chercher à fréquenter... Si quelque chose en sort d'ici demain soir, nous suspendrons l'opération. Hier, je vous aurais dit de ne pas trop y compter, mais certains éléments récents font que... nous verrons. Il n'est pas complètement impossible qu'il se montre. Je vous tiendrai au courant. Mais je ne veux pas vous donner de faux espoirs.
— Quand reviens-tu ?
— Demain dans la matinée, sans doute. Je ne suis pas aussi... disponible que je le voudrais. »
Martin grimaça franchement.
« Quoi ? Nous ne sommes pas ta priorité ? Je pensais que cette histoire d'Obscurs était le truc le plus important à Juvélys en ce moment...
— Et c'est le cas. Mais je ne suis pas le seul à prendre des décisions. Et je ne peux pas abandonner tout le reste... »
Le prostitué ne lui cacha pas son scepticisme. Kerun mentait et, vu les risques, c'était inquiétant... et aussi inadmissible.
« Nous allons nous exposer, dit Martin d'une voix sèche.
— Je sais, répondit l'elfe. Mais... disons que cette opération est très confidentielle. Je dois obtenir les autorisations nécessaires mais ça va me prendre un peu de temps.
— Personne ne sait qu'on existe, lâcha le jeune homme.
— Ce qui est normal, Martin, et plus sûr. Je ne vais pas vous expliquer la manière dont nous travaillons mais... cloisonner est vital. Donc, oui, pour l'heure, personne ne sait ce qui est prévu. Mais cela ne signifie pas que je n'aurai pas une équipe expérimentée prête à intervenir demain soir. »
Et cette fois, il disait la vérité. Martin soupira et hocha la tête.
« Très bien.
— Fais-moi confiance.
— Je ne fais que ça », grommela-t-il.
Ce fut au tour de Kerun de relâcher sa respiration.
« Avant de partir, je veux m'assurer que nous avons abordé tout ce qui vous taraude... Je peux vous procurer d'autres artefacts au besoin, je ne veux pas que vous vous sentiez abandonnés. Je ne peux pas vous garantir que nous réussirons à sauver tous les otages, et je ne veux pas non plus que vous vous sentiez tenus de... vous mettre en danger pour les préserver. Veillez sur vous-mêmes en priorité. L'un sur l'autre si vous le pouvez. Au-delà de ça, ce n'est pas votre responsabilité. S'il y a... des pertes... dites-vous qu'elles auraient sans doute eu lieu que vous soyez là ou pas.
— Sans moi, ils n'auraient pas besoin de victimes sacrificielles, murmura Iris.
— Sans toi, ils auraient sans doute déjà tué la plupart de leurs otages. Pour l'heure, la promesse de ton pouvoir les maintient en vie. »
Il les dévisagea tour à tour de ses yeux couleur orage, et Martin réprima un frisson.
« Je ne vous demande pas de vous sacrifier. Si les choses tournent au vinaigre, mettez-vous en sécurité. Ce que vous m'offrez est déjà formidable. C'est bien plus que ce que la plupart des Juvéliens seraient prêts à donner. »
Foutu beau parleur, songea Martin en contemplant les yeux brillants d'Iris.
« Je reviens demain. D'ici là... Mettez vos affaires en ordre et prévenez Kaunia que vous partez. Conformez-vous exactement aux directives des Obscurs. Je doute qu'ils se méfient de vous mais... soyez irréprochables. »
Il se leva.
« Nous y sommes presque. »
Iris acquiesça, Martin se permit de rester sur sa réserve, et Kerun s'esquiva comme il était arrivé, une ombre furtive qui disparut en un instant. Les yeux sur la porte, le jeune Griphélien se demanda si Kaunia pouvait le flairer comme le néjo dont il se défiait. Elle n'avait jamais fait la moindre remarque à ce sujet... Peut-être son odeur se mêlait-elle à la sienne.
Iris, à ses côtés, paraissait plus détendue et elle vida enfin sa tasse de lait, désormais froide. Martin se demanda ce qu'il allait trouver pour occuper la journée, car il lui semblait peu probable que sa sérénité retrouvée survive plus d'une demi-heure.
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