13. Darren
Une fois par sixaine, Darren Flèche-Sombre arpentait les remparts du fort, une sorte de parcours d'athlétisme pour se garder en forme. Il y avait des sentinelles, bien sûr : il s'efforçait de rester invisible à leurs yeux, de déjouer leurs rondes, de tromper leur regard, de les frôler sans qu'elles ne réalisent qu'ils étaient épiés.
Techniquement, il avait le le droit d'être là, mais s'il s'était promené au vu et au su de tous, sa présence serait sans doute remontée aux oreilles du général Maelwyn, qui l'aurait interrogé sur cette manie. Il y aurait lu un manque de confiance envers les gardes humains, probablement, ou une bizarrerie tout elfique.
Darren ne comprenait plus la logique derrière les actes de son supérieur et cela l'inquiétait. Depuis les débuts de leur collaboration, ils avaient toujours fonctionné sans heurts, respectueux de leurs compétences respectives, dans une relative harmonie.
Le général était difficile, mais Darren était patient et prêt à s'adapter à ses travers, fruit d'un long apprentissage aux côtés des humains. Maelwyn se révélait plus pragmatique que ne l'avaient été bien des dirigeants juvéliens avant lui, notamment le jeune Albérich Megrall, qui l'avait précédé. Sa popularité s'en ressentait mais, comme Darren lui-même, il était prêt à agir comme il le fallait, et non comme les gens de la rue l'espéraient. En ces temps troublés, la nuance était essentielle et salvatrice.
Bien sûr, ce n'était qu'un humain, un conseiller qui jouait son rôle un moment, qui régnait aujourd'hui, qui serait mort demain. Bien qu'il n'ait plus de contact avec la tribu qui l'avait vu naître, dans la lointaine Sylarith, Darren avait conservé la manière de penser elfique, différente des perspectives humaines. Chaque drame était un cahot. Ermeline avait raison de le penser insensible mais ce détachement le rendait plus efficace. Il était conscient de l'importance, pour les êtres dont il avait la charge, de chaque heure, chaque jour, chaque année. En tant qu'elfe, il avait la latitude – le devoir – de penser à plus long terme.
Mais un événement, même trivial ou temporaire, pouvait modifier durablement le visage de la cité, et celle-ci influençait la trajectoire de toutes les autres, de Belhime à Frimal. Même Esprin, par contraste. En cela, Darren devait se soucier de cette crise, et il y réfléchissait, froidement, depuis la tour sud-ouest du fortin.
La ville. Le parc lointain, le Temple de Valgrian, les lumières du port.
Encore très jeune, l'identité de Juvélys peinait à se stabiliser. Pour un elfe, évidemment, une part de cette incertitude dérivait de l'être humain en tant qu'espèce, une créature dont l'essence était fondamentalement versatile, indécise, chaotique. Juvélys ne serait jamais Mythma Hatasi, le fruit d'une vision, d'une âme partagée entre mille, l'expression de l'essence définie d'un peuple fort. Mythma qui avait tant saigné, refusant d'ouvrir les yeux, trop figée dans ses certitudes pour accepter l'inévitable, un changement d'ère, l'arrivée des humains et leur prise de pouvoir sur l'île.
Certains jours, face à l'ampleur de la tâche, Darren avait l'impression de n'être plus réellement un être vivant. Il s'imaginait tel un golem, une entité magique, invoquée pour protéger un lieu, à la manière de certains non-morts.
Il songea aux Obscurs et quelque chose se crispa dans son ventre, cette haine viscérale des ténèbres, ce besoin de défaire l'ombre. Autrefois, des hommes viciés s'étaient introduits dans la Sylarith, le sang sur les mains et le cœur pourri. Darren en avait massacré des dizaines, en vain, car ils étaient innombrables et enragés. Seuls d'autres hommes avaient permis de mettre fin au désastre, quoi qu'en pensent les sages de Mythma. Car il y avait aussi de la lumière, chez cette espèce, une lumière plus violente, plus vive, plus fragile que chez les elfes, peut-être. Ils étaient l'avenir, et le salut, de la Tyrgria, Darren en était intimement convaincu. Mais ils avaient besoin d'un petit coup de main.
« Darren. »
Il ne sursauta pas. Il avait entendu Ermeline arriver le long du chemin de garde et décidé de ne pas s'en cacher. Il était curieux de savoir comment elle avait deviné qu'il était là, même s'il ne poserait guère la question.
« Nous avons un problème. »
Il s'appuya contre les créneaux, bras croisés. Un peu plus loin, une paire de sentinelles les désignèrent du doigt mais renoncèrent à venir les déloger de leur promontoire.
« Un messager vient de nous arriver de la route du nord, reprit la lieutenante. Une auberge des environs de Poralys a brûlé dans la nuit. Les témoins disent qu'un groupe de Valgrians s'y était arrêté. Une demi-douzaine d'entre eux. Dont un homme d'un certain âge. »
L'elfe demeura silencieux, impassible. Poralys constituait la première étape en direction de la Vallée, de Coeur de Disha et, plus loin, d'Omneiri. Et par conséquent, la dernière sur la route qui rentrait à Juvélys.
« Des rescapés ?
— Apparemment, aucun. Ce sont des fermiers voisins qui ont donné l'alerte... mais sans doute plusieurs heures après le sinistre. L'auberge était isolée dans les bois. »
Hector avait rallié Omneiri avec une escorte, près d'un mois plus tôt, pour superviser la succession du Flamboyant local. Vu la situation à Juvélys, les Valgrians l'avaient fatalement rappelé.
« Il faut en avertir le Temple, déclara Darren d'une voix tranquille. Demande à Falco de les prévenir.
— Encore ce soir ?
— Demain matin. Il nous faut aussi une équipe d'enquêteurs sur place... Yann ?
— Non. Des corps carbonisés... »
Elle secoua la tête, la moue crispée.
« Non, c'est une mauvaise idée. »
L'elfe acquiesça, se fiant à l'instinct de sa subordonnée.
« Alors Hagen. De toute façon, il tourne comme un ours en cage. »
Cette fois, elle hocha la tête. Il s'était attendu à ce qu'elle reparte, mais elle n'en fit rien.
« Ça ne peut pas être un accident... commença-t-elle.
— Nous n'en savons rien, à l'heure actuelle », l'interrompit l'elfe, l'empêchant d'aller plus loin dans ses supputations.
Elle lui jeta un regard aigu, puis pinça les lèvres et acquiesça.
« Nous ne sommes pas certains que les prêtres ont tué tous les Obscurs, reprit-elle néanmoins.
— J'en suis conscient.
— Mais le conseil...
— ... a pris la décision d'apaiser les esprits », compléta-t-il.
Elle hocha la tête puis prit une profonde inspiration.
« Le général Maelwyn sait sûrement ce qu'il en est. Ses hommes ont récupéré les cadavres que nous avions ramené du Parc. »
Son regard se fit plus insistant.
« Tu pourrais lui poser la question... »
Darren haussa les sourcils. Elle semblait croire qu'il pouvait exiger ce genre d'aveu du général... et sans doute l'aurait-il fait, une sixaine plus tôt.
« ... quand tu l'avertiras de l'incendie. »
L'elfe croisa les bras et reporta son attention.
« Je l'en informerai quand il y aura quelque chose à raconter. Pour l'heure, il s'agit juste d'un fait divers. S'il s'avère qu'il y avait effectivement des Valgrians à l'intérieur, et qu'Hector en faisait partie... alors j'irai le voir. »
Ermeline fit un pas en arrière, un second, puis sembla se raviser et revint dans sa direction. Darren la suivit du regard, suspicieux.
« Darren, ce serait vraiment utile que nous sachions à quoi nous en tenir. »
Impatience, anxiété, frémissements dérivés d'une perte de contrôle désagréable. Il ressentait sûrement quelque chose de similaire, d'une certaine manière, plus tempérée.
« Je sais. Mais nous pouvons partir du principe qu'il nous faut demeurer vigilants. Rien de plus, rien de moins qu'hier. »
Quelque chose brillait dans le regard de sa collègue et il réalisa soudain ce qu'il avait négligé. Ermeline, comme bien des gardes, comme la plupart des Juvéliens, vénérait Valgrian. La disparition potentielle de leur chef de culte n'était pas un petit détail qu'il pouvait écarter du revers de la main. La lieutenante garderait son sang-froid, bien sûr. Elle l'avait été lors de l'enlèvement d'Albérich Megrall, et elle le resterait même si Hector avait péri dans les flammes.
Mais l'impact de cet événement serait bien plus violent que le sac du Temple de Mivei ou le rapt de Soren. La population mesurerait, une fois de plus, l'impuissance des autorités à protéger ce qui leur était cher, alors même que l'ennemi s'était dévoilé depuis des sixaines. Que le drame ait eu lieu hors des murs de la cité n'aurait pas d'importance, pas plus que l'incertitude éventuelle autour des causes de l'embrasement.
Le gouvernement était impopulaire depuis la guerre perdue, il était désormais perçu comme incompétent, il serait bientôt accusé de laxisme criminel. Il ne faudrait pas grand-chose pour que certains décident qu'une action radicale était nécessaire... et la garde aurait alors des décisions complexes à prendre.
« J'irai parler aux Valgrians moi-même, trancha-t-il finalement. Qui a reçu le messager ?
— Fergus.
— Envoie-le moi. Pas un mot de tout ceci, à personne. »
Elle acquiesça et cette fois, quand elle fit volte-face pour descendre vers la caserne, Darren lui emboîta le pas.
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