109. Les Ombres de la Lumière (1/2)
En réalisant que la porte de la lingerie n'était pas verrouillée, Kerun poussa un juron de dépit. Marcus n'avait pas respecté les consignes et s'était envolé. L'elfe commençait presque à comprendre pourquoi Maelwyn détestait tant les prêtres : ils étaient incontrôlables.
En découvrant l'intendant terrifié, enchaîné, errant dans les couloirs, Kerun ne s'était pas méfié. Il l'avait rangé dans la catégorie des victimes à secourir, sans penser que son état mental puisse être bien plus incertain.
Il avait été le bras droit d'Albérich, du temps de la lumière, un soutien indéfectible, son ami plus fidèle. Tous les contacts de l'elfe au Temple étaient formels : il ne s'était jamais remis de sa disparition. Le chaos devait régner dans son crâne, bien loin du soulagement que Kerun y avait naïvement projeté.
Lui-même ne pensait plus complètement droit, il le savait bien, il aurait dû anticiper le trouble du Valgrian et prendre ses précautions.
Son emprisonnement, sa cavale, Martin.
Il devait se reprendre, absolument, la nuit n'était pas terminée.
Et il pouvait encore rattraper le prêtre.
Ressorti dans le couloir, il devina son pas sur le sol, la moiteur de ses pieds nus, humides d'avoir foulé une paille souillée, et suivit sa piste jusqu'à la cage d'escaliers qui menait dans les hauteurs, vers l'hémicycle de l'Assemblée. Sans attendre, il s'y engouffra. Les Obscurs avaient dégagé le passage qui menait au premier sous-sol et la porte dérobée s'ouvrit d'une simple pression.
Cette zone, située directement sous l'amphithéâtre, était divisée en deux parties distinctes, qui ne communiquaient pas. La première, accessible par la salle des greffiers, contenait d'imposantes archives, comptes-rendus de débats, de conseils et d'assemblées, dont certains remontaient à près d'un siècle. La seconde, dans laquelle l'elfe venait de déboucher, était beaucoup plus réduite et accueillait les vestiaires et la salle de repos des gardes chargés de la sécurité des lieux. Une petite équipe y travaillait de nuit, mais les lieux paraissaient déserts. Kerun repéra une flaque de sang, puis une deuxième, ainsi que des traînées écarlates qui menaient aux sanitaires. On avait déplacé des corps. En d'autres temps, il serait allé vérifier qu'il n'y avait pas de survivants mais il renonça. Connaissant l'adversaire, la chose était peu probable. Une autre odeur, infecte, flottait dans l'air et l'elfe dégaina son épée. Les non-morts qu'avait mentionnés Othon étaient passés par ici.
La tentation était grande d'appeler Marcus, mais s'il y avait des ennemis au dehors, Kerun leur révélerait trop rapidement sa présence, et il ne pouvait pas savoir comment réagirait le prêtre. Il se contenta donc de hâter le pas : il n'y avait de toute façon qu'une seule issue, qui donnait au cœur de la démocratie juvélienne.
Marcus avait progressé moins rapidement, privé de la vision nocturne de l'elfe, mais il avait atteint le premier sous-sol, tâtonné dans la pénombre, aperçu un rectangle plus clair et s'était dirigé, mains en avant, vers cet objectif. Il avait heurté une chaise, le coin d'une table, avait manqué trébucher dans un tapis, mais il avait finalement débouché en surface et était resté, une seconde, ébahi de se trouver au cœur de l'Assemblée, sa voûte ouverte sur un ciel plombé, éclairée ça et là par un globe de lumière qui peinait à lutter contre la nuit.
Il entendit le fracas de combats, quelque part dans les travées, sans rien en discerner sinon un éclat bleu qui étincelait, intermittent, loin à droite. Il songea un instant faire la lumière, mais il aperçut ensuite la bulle de ténèbres denses qui couvrait l'estrade, juste devant lui, et comprit que c'était là qu'il devait aller. Sans hésiter davantage, il serra les poings, pria Valgrian et marcha droit dans le nuage.
Depuis le fond de la salle, Darren vit le prêtre surgir d'une allée latérale et s'engouffrer dans la sphère de noirceur. Il ne put y accorder davantage de réflexion car il était aux prises avec un non-mort aux yeux rouges armé de deux dagues qui se déplaçait à une vitesse scandaleuse et usait de l'ombre avec dextérité. Ce tueur requérait toute son attention, s'il voulait lui survivre.
Marcus entendit rapidement la voix d'Albérich, mais ses yeux ne distinguaient rien.
— ... l'impunité n'existe pour personne...
Il devait n'être qu'à quelques toises et l'intendant songea à l'interpeler, avant de se raviser. Rien ne lui garantissait que l'ancien Flamboyant était seul. Et s'il ne l'était pas, d'autres se chargeraient de le neutraliser avant qu'il ait pu se faire entendre.
Il incanta et déchargea sa lumière au creux de l'ombre. Son rayon étincela mais les ténèbres étaient profondes et puissantes, le repoussant avec violence, tandis qu'il cherchait à les percer.
— Marcus, qu'est-ce que tu fais là ? lâcha alors Albérich d'un ton excédé.
La lumière n'était pas parvenue à dissiper le nuage mais elle s'y maintenait, formant un cocon de clarté au cœur de l'obscurité. Albérich se tenait debout, seul, à quelques pas du général Maelwyn. Ce dernier, bouillonnant de rage mais impuissant, était ceinturé par une femme en armure, qui lui retenait les bras le long du corps dans son étreinte de fer.
Elle était morte.
Marcus n'avait pas préparé de discours, mais il se lança.
— Albérich... Il est encore temps... de retourner vers la lumière. Cet homme n'a jamais marché auprès de Valgrian. Les Juvéliens se débarrasseront de lui quand ils sauront ce qu'il est vraiment et qu'il t'a fait ! Tu as toujours ta place...
— Silence !
L'intendant se tut, mouché par sa hargne.
— Épargne-moi ces platitudes, Marcus. J'ai choisi la voie à emprunter et crois-moi, c'est la seule possible dans ce monde perverti. Alors tu vas t'asseoir et attendre. Je m'occuperai de toi ensuite.
— Je ne peux pas te laisser faire ça.
— Mais je ne te demande pas ton avis.
Marcus psalmodia alors sans attendre que son ancien mentor prenne l'initiative. Jour après jour, dans sa cellule noire, il avait prié son dieu, sans jamais faillir, en prévision de ce moment. Le sortilège fusa jusqu'à Albérich et se perdit dans son épaule. Il parut déçu, à peine dérangé, et certainement pas diminué.
— Voilà ce qui arrive quand on perd son temps à compter des pois chiches et des pains de savon. On se croit prêtre, mais on est en réalité tout juste bon à griffonner des notes sur un morceau de parchemin. Marcus, voyons...
Il secoua la tête et un rayon d'énergie noire naquit dans sa paume, avant de fuser, vif et inévitable, vers l'intendant paralysé. Touché en pleine poitrine, Marcus vola en arrière. Sa tête heurta le sol avec un claquement sec, sans lui offrir la miséricorde d'une perte de conscience. Il se sentit épuisé, défait, complètement vide, et il se laissa aller à fermer les yeux.
Darren avait fait jonction avec Étienne, qui se coula d'instinct sous sa protection, le teint cendreux. L'elfe avait réussi à neutraliser son premier adversaire en lui mutilant les jambes pour qu'il ne puisse plus se déplacer, mais la flamme affreuse qui l'animait semblait inextinguible. Il en restait deux debout, dont un mastodonte couvert de cicatrices qui, Darren en était persuadé, avait été l'un des mercenaires de Maelwyn. Sa présence en ces lieux, dans cet état, indiquait que l'escouade avait connu un revers de plus.
La brute s'acharnait sur le néjo, loin sous la galerie, et Darren repoussa le second non-mort en le criblant d'une demi-douzaine de flèches. La force des impacts l'obligea à reculer mais il ne parut guère s'en porter plus mal.
— Son toucher altère la matière, souffla de Villintime.
En attestaient une dizaine de sièges vermoulus, tout autour d'eux.
— Pouvez-vous encore agir ? l'interrogea Darren.
— Si vous me gagnez un peu de temps.
— Très bien.
— Ne le laissez pas approcher... ni de moi, ni de vous.
Darren prépara une flèche supplémentaire. Il ne lui en restait que six et il en plaça une en plein crâne de leur agresseur, le renversant sous l'impact. En périphérie de sa vision, il vit celui qu'il avait neutralisé plus tôt se relever.
— Ils se régénèrent, remarqua-t-il, l'air de rien.
— Donnez-moi trois de vos flèches. Je peux y remédier.
— Servez-vous.
Il allait devoir lutter au corps à corps, à nouveau.
Kerun atteignit à son tour l'amphithéâtre. On combattait dans la salle, en plusieurs endroits, et il supposa que Flèche-Sombre était arrivé. De son côté, il plongea droit dans les ténèbres, sans même y réfléchir. Pendant un moment, il se fia à son ouïe puis repéra une étrange lueur et progressa dans cette direction.
— Grâce à Marcus, tu vas pouvoir profiter du spectacle, disait quelqu'un, empli de ressentiment.
Albérich Megrall, dont la voix avait changé de timbre, comme s'il avait crié jusqu'à ce que sa gorge se fende et qu'elle n'avait jamais récupéré.
Kerun s'immobilisa juste avant de franchir le rideau de brume, devinant qu'il serait alors exposé. Or, il n'avait aucun moyen de savoir ce qu'il trouverait dans la lumière. Il resta figé, silencieux, tentant de deviner la position de Megrall en fonction de la manière dont résonnait sa voix. Mais les échos de l'assemblée troublaient le son. Il se déplaça lentement dans l'ombre, pas à pas, hésitant.
— Tu as cru, autrefois, que le feu te débarrasserait de moi. Grave erreur. Mais la souffrance qu'inflige le feu, elle, n'est pas illusoire.
— Je n'ai pas peur, petite merde !
Kerun se figea.
Maelwyn.
— Je ne te demande pas d'avoir peur, je te demande d'avoir mal.
Megrall avait attiré le général dans les ténèbres, au cœur de l'assemblée. Kerun pénétra dans le cercle de lumière.
Sur la gauche reposait Marcus, peut-être inconscient, mais vivant, car sa poitrine se soulevait. Devant, Albérich Megrall, tel que l'avaient décrit Martin et Gérold, débordant d'une énergie malsaine que même l'elfe, sans le moindre accès au Flux, parvenait à percevoir. Sur le droite, le général Maelwyn était maintenu par un imposant non-mort en armure, dont l'odeur pestilentielle saturait l'atmosphère.
Megrall s'était mis à psalmodier. Au-dessus du général Maelwedd, les ténèbres commencèrent à rougeoyer, comme si un orage de flammes se préparait. C'était sans doute le cas. Kerun se mit à courir vers le prêtre, lame nue, puis détecta un léger reflet violacé dans l'air et devina que son attaque serait vaine. Il incurva sa trajectoire, prit appui d'une main sur le sol et, des deux pieds, frappa violemment le non-mort à hauteur de la hanche. Au même instant, une colonne de feu tomba du ciel et frappa l'endroit où, une seconde plus tôt, le général et son geôlier s'étaient trouvés. Les flammes crépitèrent dans un fracas tonitruant, Kerun roula sur lui-même pour étouffer celles qui s'étaient accrochées à ses bottes, et se redressa, l'épée brandie, pour faire face à la menace.
Megrall paraissait abasourdi. Sur le sol, Maelwyn peinait à se remettre debout, mais le non-mort l'avait déjà saisi par un bras. Ils avaient tous deux été touchés par les flammes, l'odeur de cheveu brûlé surpassait celle des chairs en décomposition, mais rien ne brûlait.
— Qui es-tu, toi ? aboya l'Obscur.
Kerun eut un sourire.
— Quelqu'un avec qui il aurait peut-être fallu compter.
Marcus ouvrit les yeux et se redressa sur ses coudes. Il voyait trouble, il avait un mal de crâne épouvantable, et aucune certitude que ses jambes le porteraient s'il essayait de se relever. Le général Maelwyn était aux prises avec le non-mort, il avait le dessous, mais il luttait. Kerun était face à Albérich, l'épée brandie, concentré. L'ancien Flamboyant, lui, rayonnait de malignité.
Tervan ne fera jamais le poids, songea Marcus. Jamais.
Albérich marcha vers l'elfe comme s'il n'avait présenté aucun danger. Kerun était circonspect, sans doute conscient des protections dont le prêtre était bardé. Il s'esquiva sur la droite, roula, se retrouva derrière le Obscur.
Mais Albérich avait levé la main et prononça un seul mot. Par réflexe, Marcus se boucha les oreilles. Mais il était trop loin et l'effet du sortilège ne l'atteignit pas. Kerun, par contre, tituba et tomba sur un genou. Derrière, le général Maelwyn cessa brusquement de lutter, paralysé par la violence de l'onde ténébreuse. La créature putrescente le ceintura aussitôt, parfait reflet de la situation antérieure.
— Où en étions-nous ?
Darren ne trouvait pas la faille dans la cuirasse de son adversaire répugnant. La poigne empoisonnée du non-mort l'avait frôlé à plus d'une reprise au cours de leur danse meurtrière, et c'était un miracle qu'il ait continué à s'intéresser à lui plutôt que de se ruer sur le magicien en le contournant. Ce n'était pas le cas de celui qui s'était régénéré, peut-être plus malin de son vivant, qui semblait à présent se diriger droit sur lui. Darren se saisit d'un dossier de chaise pour bousculer son agresseur, courut sus au second, mais de Villintime leva in extremis une nouvelle sphère protectrice autour de lui. Il perdit ensuite connaissance, vidé.
L'elfe récupéra ses trois flèches en espérant que le mage avait eu le temps de les ensorceler et prit rapidement de la hauteur en escaladant une des colonnes de la galerie. Il ne savait pas combien de temps tiendrait le bouclier qui protégeait le sorcier, mais il n'avait pas l'intention de prendre de risques. Il aligna son premier tir et toucha la créature qui l'avait harcelé. Elle se désintégra sous l'impact, mille morceaux de chair pourrie en pluie grésillante.
La seconde, en revanche, encaissa son tir sans broncher et abandonna sa proie pour filer vers l'elfe.
Rebelotte, songea Darren.
Sous lui, le néjo combattait toujours, sans plus de succès.
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