105. Le Dieu Retors
Cet endroit, Albérich l'a arpenté mille fois, dans un temps révolu.
Il est allé s'asseoir sur les gradins, avant la dictature, pour écouter les conseillers d'alors discourir, pour voter, poser une question du bout des lèvres, observer leur démocratie lutter, trébucher, se relever, fleurir.
Bien sûr, il y était aussi le jour des élections, après la chute de Koneg, se rappelle l'instant précis où il est monté sur l'estrade pour saluer les Juvéliens qui l'avaient choisi. Il se souvient de son trac, de la chaleur de ses joues, mais aussi de son désir immense, absolu, de se montrer à la hauteur de tout cet espoir, après plus d'un an de répression et de violence.
Il y est ensuite venu pendant près de six mois, une fois par sixaine, parfois plus, parler avec les citoyens, écouter leurs doléances, expliquer son optique, défendre ses projets. Dans l'ombre, cependant, se trouvait un pouvoir dont il n'avait aucune connaissance. Ceux qui se moquent de la volonté populaire, des lois, des institutions, ceux dont les desseins s'encombrent peu des individus.
À présent, debout dans la rotonde extérieure, sous les premiers balcons, il a conscience comme jamais de l'inanité de l'élan qui l'animait alors. Le temps perdu. L'énergie gaspillée. Les nuits sans sommeil. Les palabres. Les espoirs piétinés. À l'est, là où le soleil se lèvera demain, il fait tout à fait noir. Le ciel est voilé, les nuages lourds, la lune ne viendra pas saluer leurs errements.
À sa droite se trouvent les cinq non-morts qu'a relevés la sorcière folle. Des mercenaires qui agissaient sous les ordres de Maelwyn et dont la carcasse est désormais vouée à la cause obscure. Valgrian abhorre cette magie monstrueuse et quelque chose, dans le ventre de l'ancien Flamboyant, se contracte au rythme d'un coeur qui s'émeut.
Lui-même n'en pense rien. Il faut qu'ils soient efficaces, meurtriers, car le général ne viendra pas seul, malgré son désir intact d'étouffer la cabale avant qu'elle ne l'éclabousse. Albérich a profité de sa culpabilité dévorante autant que possible, mais vient le moment où il faut porter le coup de grâce. Il sait que Conrad aurait préféré qu'il renonce, qu'il laisse les Juvéliens gérer le désordre, les tensions, les failles, jusqu'aux élections. Mais il ne peut pas. Il a besoin de mettre un point final à cette querelle – sa vengeance – avant de pouvoir poursuivre son chemin.
Conrad, de plus, ne comprend pas l'âme juvélienne aussi bien qu'il se le figure. Maelwyn pourrait se redresser. Il l'a fait plus d'une fois, par le passé. Il choque certains mais en rassure beaucoup d'autres. S'il s'impose par la force, il pourrait réussir.
Non, il n'a pas le choix.
Le général viendra, car il a reçu un message d'Helga, la cheffe de son groupuscule minable. Une promesse, un point de rendez-vous. Maelwyn veut le voir mort, lui, Albérich Megrall, l'homme qu'il pensait avoir assassiné, puis regarder son cadavre brûler, jusqu'au dernier os, la dernière cendre, s'assurer qu'il n'en reste absolument rien, cette fois.
Ensio a brisé Helga sans grandes difficultés, en Casinite entraîné. Elle a cru sauver sa vie en rédigeant le document requis, en leur révélant les dernières personnes dans le secret : un néjo, une épéiste convalescente et Étienne de Villintime, sans doute le plus dangereux.
Albérich connait les méthodes qu'emploient les mages de guerre : ils frappent fort, d'emblée, puis se replient sous le couvert des bras armés, épuisés. Étienne ne fait pas exception, d'autant qu'il est devenu davantage un officier qu'un homme de terrain, au fil des années. Il conserve une puissance considérable, qu'il ne peut pas négliger.
Son escorte cadavérique s'en chargera. Chacun des soldats blafards est animé d'un semblant de volonté propre et a conservé ses connaissances d'autrefois, mais Conrad a cajolé la sorcière pour qu'elle puise au plus profond d'elle-même et du sang de ses victimes pour leur insuffler d'autres pouvoirs, plus meurtriers. Ils ont sacrifié deux mercenaires prisonniers, la prêtresse de Mivei, et deux de leurs recrues, dont Albérich ne s'est pas donné la peine de retenir le nom.
Menu fretin, chair à pâté.
S'ils avaient eu un cadavre de plus, Ensio aurait offert son larbin, Martin, dont la servilité reste incompréhensible, sans doute inspirée par la terreur. Albérich y a songé. Soren est condamné, de toute façon, et lui donner un second élan, sous forme de cadavre, aurait enfin détruit la défiance qu'il a conservée au travers de son supplice.
Ensio pense qu'il a perdu la tête, mais Ensio ne connait pas Soren.
Mais Albérich, malgré les apparences, n'est pas cruel, alors il n'a rien suggéré. Le rôle de Soren a toujours été de détourner Ensio d'autres plaisirs, et avec le départ pour Griphel, ce n'est plus nécessaire. Le sculpteur chéri peut reposer, laissant derrière lui une oeuvre considérable, des admirateurs éplorés, et un statut de martyr qui l'inscrira à jamais dans la légende, son caractère infect oublié.
Pas comme lui, dont le souvenir persiste à peine. S'inquiète-t-il d'une révélation tardive de son implication ? Non. Il ira en Jasarin. Il trouvera d'autres terrains où semer la parole de Tymyr. Peut-être se fera-t-il un nom, quelle importance. Contrairement à l'Himéite, il n'a jamais été porté sur l'angoisse de la réputation.
D'un geste, il envoie les non-morts prendre position dans la vaste salle de l'Assemblée. Des yeux, il suit la progression d'Helga, qui se rend jusqu'à l'estrade. Torturée puis tuée, enfin ramenée à cet état immonde, elle ne peut que blâmer sa stupide loyauté envers un général perverti. Persiste-t-il une étincelle de son âme, dans ces chairs putrescentes ? Question inepte. Ce qu'elle est devenue se conformera aux ordres imprimés dans son crâne.
Maelwyn ne tardera plus, Albérich n'en doute pas une seconde, son arrogance le perdra, comme prévu, son désir d'en finir, sa certitude de maîtriser la situation qui pourtant lui a échappé depuis presque un mois.
Ce jeu du chat et de la souris peut prendre fin.
L'ancien Flamboyant ne sait pas ce qu'il ressentira ensuite, quand le dernier des architectes de sa chute aura disparu. Griphel paraît bien loin, encore. Une chose est certaine, il ne craint plus rien, plus personne, et c'est un sentiment formidable, tellement différent d'autrefois.
La porte nord grince, Maelwyn est arrivé par le fort plutôt que par l'entrée principale ou le Palais. Prévisible. Depuis la galerie, dans l'ombre, Albérich voit le général avancer, flanqué de son trio protecteur. Gareth est en armure, il n'a pas voulu prendre de risques. Étienne vacille, frappé par les relents de magie de mort, puissants, inévitables, malgré le sortilège qu'a tissé Conrad pour les atténuer. Le néjo et l'épéiste – elle boîte encore, fruit d'une rencontre douloureuse avec un goshka dans une masure obscure – s'écartent, aux aguets, une main sur le pommeau de leur arme, l'autre brandissant une lanterne pour éclairer les travées.
Futile, dans un tel océan de noirceur.
Maelwyn avance à grands pas et Albérich devine son mélange d'exaltation et de fureur. Lui-même se sent plus calme qu'il ne l'a été depuis longtemps, comme si tout ce fracas intérieur s'était soudain tu. Ce moment, il l'a rêvé cent fois. Il sait qu'il ne sera pas à la hauteur de son imagination, mais tout ce qui compte est d'en finir.
Helga attend à côté de la table des conseillers, l'air de rien, dans une position si naturelle qu'elle en paraît vivante.
— Pourquoi êtes-vous seule ? s'exclame le général en approchant de l'estrade. Où est-il ?
Le son est amplifié par l'acoustique des lieux, ce théâtre fantastique.
Helga ne répond pas, comment le pourrait-elle, privée d'esprit ?
Encore un pas, Gareth, un pas de plus.
Sur le sol, aux pieds de la mercenaire, est gravé un charme d'hébètement, une simple gifle spirituelle, qui brouille les sens, rien qu'un instant. Une protection que les Juvéliens ont installée eux-mêmes, pour protéger leurs conseillers des humeurs du peuple. Elle devrait épargner Gareth, elle l'a toujours fait. Jusqu'à ce qu'une main néfaste n'en modifie la structure.
Tymyr est ignorance, stupeur, néant.
Étienne s'est immobilisé à une dizaine de mètres et rend son repas, plié en deux. Il tente d'exhorter Gareth à la prudence, mais le général ne l'écoute pas plus qu'un autre, d'autant que son cri est étouffé par ses vomissures.
Maelwyn atteint son objectif, escalade les quelques marches qui mènent aux hauteurs, pose le pied sur le piège.
Plénitude.
Albérich le voit tituber, Helga-la-morte fait un pas en avant et le frappe violemment au visage. Il chute en arrière, hors de l'estrade, surpris, assis, sonné, entre les premiers rangs.
Trop facile.
L'ancien Flamboyant frôle la masse noire à sa ceinture, qui pulse d'énergie maligne. Les autres l'appellent Vengeance, mais il ne voit pas l'intérêt de donner un nom aux objets. Ce ne sont que les vaisseaux de la volonté humaine, si fragile, si dangereuse. La sienne, ce soir, est assassine.
Il ne peut plus être Albérich Megrall, il doit se dépouiller de ce passé pesant qui l'empêche de prendre pleinement son nouvel élan. C'est la volonté de Conrad, et de la déesse à laquelle il ne croit pas, mais dont il épouse les principes, car ils sont vrais. Sa volonté à lui, aussi. Se venger puis renaître. Maelwyn doit mourir.
Il descend vers sa proie, d'un pas tranquille. Le général est en train de se relever mais déjà il tourne la tête vers lui. Son regard est stupéfait, puis déborde de rage.
— Bonsoir, dit le Dieu Retors quand il n'est plus qu'à quelques mètres.
Puis, d'un geste, d'une imprécation, il jette les ténèbres sur le dernier acte.
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