103. Kerun
Kerun déboucha dans la salle d'eau, trempé et répugnant, poussé par l'urgence d'un fracas qu'il avait entendu depuis déjà de longues minutes. Il prit appui sur les carreaux humides, grimaça d'un élancement neuf dans l'épaule, se remit debout, déboula dans le couloir et franchit aussitôt la porte de la pièce voisine.
Il analysa la situation en moins d'un battement de coeur, agit sans réfléchir davantage. D'un bond, il était derrière la femme qui brandissait le couteau, d'un geste il lui avait frappé la tempe du pommeau de sa dague. Elle s'écroula sans un cri, laissant ses proies stupéfaites et hors d'haleine.
Sam avait les avant-bras en sang, tailladés par la lame dont il avait essayé de protéger les novices. Ses yeux clairs, luisant de terreur dans son visage pâle, trouvèrent ceux de l'elfe avant qu'il ne glisse au sol. Kerun se fendit pour le rattraper.
— Reste avec moi.
Sam papillonna des paupières. Kerun jeta un regard inquiet derrière son épaule.
— Gersande, ferme la porte.
L'adolescente s'exécuta entre deux sanglots, vacillante dans ses chaînes. La deuxième novice, Alice, vint s'accrocher au bras de l'espion en pleurant. Kerun ne se laissa pas déstabiliser et entreprit de bander les blessures de l'elfain. Certaines paraissaient profondes, mais il faudrait attendre l'intervention d'un prêtre expérimenté pour les refermer.
Une fois satisfait de ses pansements de fortune, Kerun aida Sam à s'asseoir contre le mur, puis lui mena un petit flacon aux lèvres, un tonifiant qui lui permettrait de tenir le coup le temps nécessaire. Les réserves du Temple de Mivei, habitué à recevoir des aventuriers de tout poil, étaient heureusement bien achalandées.
— Venez ici, écoutez-moi.
Les novices se rapprochèrent, subjuguées par un ton d'intervention qu'il avait eu des décennies pour peaufiner.
— Nous sommes en train de neutraliser les Obscurs.
Il saisit les poignets de Gersande, débloqua ses fers tout en poursuivant.
— Je vais vous demander de rester tous les trois dans cette pièce tant que nous n'en n'avons pas terminé.
Il dévisagea les deux adolescentes, l'elfain qui frissonnait, débarrassa ensuite Alice de ses chaînes.
— Ne sortez sous aucun prétexte, sauf si Brendan Devlin vous le demande. Vous le connaissez bien.
Alice grimaça, indécise, tandis que Gersande couinait. Kerun sourit à la jeune Béalite, qui n'avait sans doute jamais rencontré le grand prêtre mivéan.
— Fais confiance à tes compagnons.
Elle opina du chef. Les larmes séchaient déjà sur ses joues. Kerun détacha Sam pour terminer. L'elfain frotta ses poignets, la mine hallucinée. Kerun tenta de se lever mais les novices le lestèrent comme des cailloux pesants. Il ne s'en offusqua pas.
— Je reviens, reprit-il d'un ton apaisant. Je dois juste trouver la clé.
Elles le libérèrent et il se pencha sur le corps de sa victime. Martin et Iris avaient mentionné une jeune femme, et celle-ci avait manifestement eu des intentions meurtrières. Pourquoi, justement aujourd'hui, lui crispa soudainement les entrailles.
— Que cherchait-elle à faire ? demanda-t-il à voix haute, tout en cherchant le pouls à sa gorge.
Elle vivait encore, mais sa tempe enfoncée et le sang qui coulait de son nez auguraient d'une fin prochaine.
— Nous tuer, croassa Sam.
Kerun hocha la tête, lèvres pincées.
— Ils partent, ajouta l'elfain. Ils partent cette nuit. Ils nettoient derrière eux.
— Vous devez sauver Mathilde, gémit Gersande. Ils ont pris Mathilde.
L'elfe ne trouva qu'un maigre trousseau de trois clés, identifia celle qui fermait leur porte de quelques rotations mentales, et la confia à Alice, qui semblait la plus vaillante du trio. Il récupéra ensuite une des paires de fers qui gisaient dans la paille, et retourna l'Obscure pour lui attacher les poignets dans le dos. Dans son agonie, l'étrangère demeura silencieuse. Sans doute était-il trop tard, mais dans le doute, il ne pouvait pas agir comme les prêtres, et massacrer d'éventuelles sources d'information.
Surtout si les Obscurs fuyaient avant qu'ils ne les aient tous attrapés.
— Où vont-ils ? demanda Kerun.
— Griphel, répondit Sam.
Téléportation, sans nul doute.
Il fallait bouger vite.
Il avait encore mille questions à leur poser, pourtant.
— Combien sont-ils ?
— C'est difficile à dire, murmura l'elfain. Ils étaient quatre, ils ont recruté huit nouveaux mais certains sont déjà morts... et...
Sam s'interrompit et les larmes lui débordèrent des yeux. Sa voix ressortit entrecoupée de sanglots lourds.
— Je vous jure que je ne voulais pas... pas les servir mais... j'ai été lâche et... je voulais juste... juste...
Kerun lui prit l'épaule, le regarda droit dans les yeux.
— Sam, écoute-moi.
L'elfain tressaillit sous sa poigne.
— Quoi que tu aies fait pour survivre, je le comprends.
Ce n'était pas tout à fait vrai, cela dépendrait des actes en question, mais il devait lui mentir pour en obtenir le meilleur. Le reste pouvait attendre.
— Mais j'ai besoin de ton aide, maintenant. Si tu sais quoi que ce soit, dis-le moi.
L'elfain renifla.
— Ils avaient une magicienne de mort, mais elle les a trahis... et je ne sais pas quel jeu joue... l'ancien esclave de Griphel...
Kerun demeura un instant figé, le soulagement et l'effroi bataillant sous son crâne. Iris au passé, Martin au présent, il ne voulait pas l'envisager. Il se leva brusquement, les sens brouillés, la tête trop légère, combattit un vertige de panique.
— Alice, verrouille derrière moi, ordonna-t-il.
Il recula jusqu'à la porte.
— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit. N'ouvrez à personne sauf à Brendan Devlin.
Il regagna le couloir et s'éloigna sans attendre le cliquetis.
Le sang qui pulsait dans ses tempes l'assourdissait, il devait reprendre ses esprits.
Tu as su que tu les envoyais au devant d'un danger terrible, et tu n'as même pas hésité.
J'allais les protéger. Si Maelwyn ne m'avait pas arrêté, rien de tout ceci ne se serait produit.
Il aurait dû s'évader plus tôt, beaucoup plus tôt.
La pièce suivante était vide, ancienne cellule abandonnée qui dégageait une odeur d'urine abominable. Une cuisine déserte, la vaisselle encore sale dans le bac de lavage. Une chambre somptueuse, personne à l'intérieur.
Les Obscurs étaient peut-être déjà partis, leur repaire semblait abandonné...
Il se figea.
Il percevait un léger tintement métallique, irrégulier, un peu plus loin dans le couloir. Un prisonnier resté en arrière, dans ses chaînes.
Il devina l'usage de la pièce avant d'en franchir le seuil. Les miasmes entremêlés d'une souffrance terrible, la signature d'une salle de torture. Il poussa la porte, l'épée en main, se croyant paré à affronter le pire.
Il ne l'était pas.
Ses yeux saisirent la scène en un éclair : Iris, Soren, Martin, l'Obscur. Une flaque de sang frais couvrait le sol, Iris était nue, Martin ne respirait pas.
Un instant terrible, l'impulsion de reculer et de refermer la porte lui explosa dans l'esprit. S'abstraire de cet instant. Oublier ce carnage.
J'ai failli.
Ce n'était pas la première fois, pas la dernière sans doute, le lot d'une profession à risques, où on jouait de sa vie comme d'un dé, en contrôlant ce qu'on pouvait, pas tout, pas tout le temps.
Sa vie, cependant, pas la leur.
Il ne pouvait pas se laisser déborder par ses émotions.
Il entra et alla droit vers Iris. Son regard débordait de larmes et de fureur, une haine compréhensible, qu'il devrait affronter. Il lui détacha les poignets et elle lui frappa la poitrine des deux poings, toujours muselée, puis s'effondra en sanglots lourds contre lui.
— Je suis désolé, souffla-t-il.
Inutile, inutile, inutile.
Elle le repoussa sans répondre et alla s'agenouiller près de Martin, sans se soucier de sa nudité, du sang qui couvrait la pierre. Kerun faillit lui dire qu'il était trop tard, se retint, et se porta plutôt auprès de Soren. Seuls ses yeux couleur prairie rappelaient l'homme magnifique qu'il avait été. Les doigts tremblants, Kerun peina à déverrouiller ses fers. La culpabilité menaçait de le renverser, de l'engloutir.
Tu as sauvé une des deux, ne peux-tu t'en satisfaire ?
Il avait espéré, vraiment espéré, donner une seconde chance à Martin. Les sanglots d'Iris résonnaient dans son dos, tonitruants, accusateurs, cruels.
Tout ça à cause de Maelwyn.
Il sursauta lorsqu'une main lui toucha le visage. Soren lui releva le menton et le scruta. La lucidité qui émanait du prêtre déstabilisa Kerun, et il se souvint du risque que les Obscurs aient réussi à le convertir. Dans son état, il ne constituait cependant pas grand risque. On l'avait privé de sa langue.
Le sculpteur posa la paume sur sa propre poitrine mutilée, puis désigna Martin et Iris. Kerun secoua la tête.
— Je ne comprends pas.
Il eut alors l'impression que l'Himéite souriait, même si l'apparence de son visage ne permettait pas d'en juger. Mal à l'aise, l'elfe se dégagea de son emprise. Ce qu'il avait pris pour de la lucidité était peut-être de la folie.
Il se releva.
— Iris, osa-t-il.
Elle releva vers lui des yeux brûlants, qui l'auraient foudroyé s'ils l'avaient pu.
— Je dois poursuivre...
Elle ne répondit rien, éperdue, ravagée, et son silence le décontenança davantage que les injures qu'il avait anticipées.
— Barricadez-vous dans cette pièce. Je reviendrai vous chercher quand la zone sera sécurisée.
Je vengerai Martin, aurait-il voulu dire, mais la vengeance était vaine.
Incapable de soutenir son regard, il se détourna vers Soren.
— N'ouvrez qu'à Brendan Devlin, Diane ou Othon de Fumeterre.
Le gel s'insinuait en lui, promesse d'efficacité, de survie. Il avait déjà perdu bien des hommes, hier, avant-hier, depuis le tout début. Des pertes inévitables, qui jalonnaient un parcours chargé.
Retiens qu'il ne faut jamais s'attacher. Les humains meurent, les elfes restent.
Ça n'a rien à voir, je suis responsable, je les ai trahis.
Il repoussa toutes ces accusations au fin fond de son âme. Plus tard. Il assumerait. Pour des siècles à venir, expier cette mort de plus, s'épuiser et servir.
— C'est la fin du cauchemar.
Du leur, pas des siens.
Sur cette phrase creuse, il quitta la pièce, et retourna dans la nuit.
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