83. Kerun
Le hall des guildes était un des endroits les plus animés de Juvélys, ce qui n'était pas peu dire. Situé dans un vaste bâtiment à la jonction entre le quartier portuaire et la zone administrative, il ressemblait à un temple, avec ses colonnades, ses statues et ses hauts plafonds. Une fois franchie la douzaine de marches qui menaient au porche, on débouchait dans une immense salle pleine de monde de l'ouverture à la nuit, où on effectuait des transactions, prenait des contacts, traçait des plans, concluait des contrats.
La plupart des organisations professionnelles de Juvélys, surnommées guildes, y possédaient un bureau, et ceux-ci s'échelonnaient le long des murs derrière autant de petits guichets. Au fond de la pièce, un triptyque de grands panneaux d'affichage recensait les offres d'emploi et de services. Outre les membres des guildes et leurs clients, on y croisait donc nombre de jeunes gens désireux de trouver un travail à leur mesure. C'était aussi en cet endroit que l'on pouvait dénicher une place d'apprenti, et croiser des adolescents flanqués de leurs parents n'était pas rare.
Au centre de la salle trônait une statue de Diwyll, le dieu ingénieux, qui présidait au commerce et, de manière générale, à tout ce que l'homme avait inventé de subtil, d'utile ou de fabuleux. Debout dans une toge lâche, il tenait un marteau dans la main gauche et un parchemin roulé dans la droite. Un loup était assis à ses pieds, comme un chien tranquille. L'association était étrange mais ancienne, certaines légendes disaient que Diwyll avait été élevé par les loups, d'autres qu'il était lui-même moitié-humain, moitié-loup, et les derniers qu'il ne s'agissait guère d'un loup mais bien d'un chien de berger, obéissant, qui aidait Diwyll dans sa grande mission civilisatrice, à travers Solbéa.
Kerun était arrivé tôt et resté à l'extérieur. Il n'avait aucune idée du moment où Martin se présenterait. S'il le faisait. Mais l'elfe voulait croire que leur conversation trouble n'avait pas tout gâché. Iris l'avait décrit comme pareil à lui-même, et il avait poursuivi leurs activités d'infiltration. À la nuit, la jeune femme avait placé le signal convenu à sa fenêtre, signe qu'ils étaient rentrés de leur rendez-vous clandestin. Mais Kerun voulait des informations. Soren avait disparu depuis trois jours entiers, les Obscurs allaient fatalement passer à l'action.
Kerun n'était entré que lorsqu'il avait repéré Martin. Il avait laissé une saine avance au jeune homme, histoire qu'il ait le temps de s'orienter dans un endroit qu'il n'avait certainement jamais visité. Les bordels ne recrutaient pas officiellement dans le hall, mais des souteneurs venaient y accoster des demoiselles en quête de revenus. La garde essayait de limiter ces approches dévoyées, mais la prostitution n'était pas illégale, et ils préféraient parfois surveiller quelques têtes connues plutôt que de les renvoyer plus loin dans le quartier, où ils ne pourraient guère superviser leurs initiatives.
L'elfe n'était pas vraiment fatigué. L'opération pour délivrer Jen des griffes du gang qui l'avait coincée s'était déroulée sans difficultés majeures, grâce à l'expérience d'un petit commando bien rôdé. Le Souffle leur avait échappé, car il avait laissé la jeune femme entre les mains de ses sbires, mais leur équipe était heureusement intervenue avant qu'ils n'aient décidé de la molester. Cela finissait toujours par arriver, au fil des aléas d'une carrière risquée, mais Jen n'en était qu'à sa seconde mission, une recrue de l'automne précédent, et il aurait été dommage qu'elle connaisse déjà ce genre de turpitudes. Chaque chose en son temps. C'était une espionne prometteuse, elle devait juste gagner en maîtrise.
Quand ils en avaient eu terminé, il était trop tard pour aller cuisiner Villintime, et Kerun avait préféré s'offrir quelques heures de transe nécessaires, avant une nouvelle journée chargée.
Martin se tenait devant le tableau de recrutement, mains sur les hanches, l'expression concentrée, quand Kerun se glissa à ses côtés.
« On ne peut pas se parler », chuchota aussitôt le jeune homme, prenant l'elfe au dépourvu.
Sous son déguisement d'adolescent, il ne se serait jamais cru aussi reconnaissable. Bien sûr, Martin l'attendait, mais de là à percer son attirail... C'était stupéfiant.
« On les a trouvés, mais ils peuvent nous surveiller », continua Martin.
Le coeur de Kerun manqua un battement. Ils les avaient trouvés ?
« Iris va t'envoyer sa bestiole. Dès qu'elle a terminé de la conjurer. D'ici deux heures. Mais où ?
— A la fontaine devant l'Académie. Ce sera très bien, répondit finalement l'elfe, le souffle court.
— Parfait », dit Martin.
Puis, avec un flegme déconcertant, il s'écarta de son interlocuteur pour aller examiner le second panneau. Décontenancé, Kerun le regarda en coin, impressionné par son calme, la manière dont il s'intéressait aux avis punaisés sous ses yeux, la bouche tordue en une mine pensive, le front plissé par la réflexion. Lui-même se reprit et s'adonna au même examen.
Le cordonnier de la Rue des Six Pins cherchait un apprenti. Plusieurs tavernes recrutaient des serveurs pour la période estivale. Le Domaine Crévan avait grand besoin d'un cuisinier et d'une femme de chambre. Comme de coutume, plusieurs navires et marchands engageaient de la main d'oeuvre. Les offres étaient innombrables, les candidats trop rares. Ce déséquilibre provoquait un exode dans les campagnes : certaines petites villes se vidaient de leur jeunesse, attirée par les perspectives multiples de la capitale. C'était une dynamique qui inquiétait dans les hautes sphères, mais qui ne concernait Kerun en rien.
Quand il tourna la tête, Martin avait disparu.
Il ne put s'empêcher de le chercher une seconde dans la foule, mais le Griphélien avait sûrement pris le large, le laissant gamberger sur ses paroles énigmatiques.
On les a trouvés.
Il n'y avait eu aucun doute, dans son ton, juste la tension bien naturelle de quelqu'un qui énonce une vérité dangereuse.
Kerun musarda encore quelques minutes dans le hall avant de sortir. Il ne s'inquiétait guère d'être suivi, mais si Martin l'était, il ne pouvait pas lui faire courir de risques. Une fois à l'extérieur, il mit le cap, tranquillement, vers le Parc. Il avait deux heures à tuer. Trop court pour Villintime, qui de toute façon passait au second plan si Martin disait vrai, mais pas pour rendre une petite visite à un Esprin qui s'était trouvé au mauvais endroit au mauvais moment. Il était tôt, sans doute le sortirait-il du lit, mais Kerun aimait assez l'idée de d'arracher Llewellyn à ses draps.
Mais à mi-chemin de l'auberge où résidait l'espion étranger, l'elfe changea d'avis. La veille, Iris avait certainement laissé une piste à l'aide de l'huile qu'il lui avait donnée. En partant de la chapelle de Cefnor, il pouvait remonter leur parcours et trouver l'endroit où ils s'étaient rendus. Attendre un message laconique porté par un animal était élégant dans l'absolu, mais les résultats seraient sans doute maigres. L'impatience et l'urgence d'obtenir des résultats eurent raison de la prudence : il se dirigea vers le port.
En plein jour, les quais étaient encombrés de nombreux badauds, marins et ouvriers pour la plupart, mais aussi des négociants et leurs clients, des voyageurs, des gardes, des employés de la capitainerie, douaniers et inspecteurs, quelques marchands ambulants, les derniers pêcheurs, et un certain nombre d'oisifs, curieux ou bons à rien, parmi lesquels un adolescent dépenaillé ne dénotait pas.
Il se rendit jusqu'à la chapelle du dieu des eaux, dans laquelle il ne se permit pas de pénétrer, et scruta les alentours de l'oeil et du nez, jusqu'à distinguer le reflet qu'il cherchait. Ensuite, suivre la piste s'avéra relativement aisé — Iris avait marqué son passage avec générosité — même si le faire discrètement nécessitait de prendre son temps. Il remonta vers la rade militaire, bifurqua dans une rue de traverse, puis une seconde, avant d'arriver devant la façade décrépite de l'ancien Orphelinat des Marées. Malgré lui, Kerun frémit. C'était fatalement une coïncidence.
L'orphelinat en lui-même était fermé depuis près de trente ans, après que les autorités aient réalisé que parquer des enfants dans un cadre aussi sinistre était une idée bien peu en ligne avec les idéaux juvéliens. Conçu comme une prison, il était composé d'une cinquantaine de chambres — des cellules — articulées autour d'une cour triste. La salle d'eau était vaste et n'offrait aucune intimité. Le réfectoire et les salles de classe résonnaient tellement qu'on n'y entendait rien d'autre qu'un brouhaha insupportable.
Certains disaient que les lieux étaient hantés par les fantômes des gosses qui y étaient morts, de faim, de maladie, ou de mauvais traitements. Ceux qui colportaient ces rumeurs n'y avaient sans doute jamais mis les pieds. Il n'y avait jamais eu de sévices dans cet endroit, d'épidémie ou de disette. Seulement la violence ordinaire que des gamins perdus s'infligent les uns aux autres, et l'indifférence des adultes qui n'y comprennent rien, ou ne s'y emploient pas.
D'autres disaient que les spectres qui erraient entre ces murs étaient ceux des Juvéliens que Koneg avait sélectionnés pour une vie d'esclavage, et qui étaient morts avant leur déportation vers Jasarin. Car l'Orphelinat avait connu une seconde vie, brève, pendant la dictature. On y avait effectivement parqué nombre de malheureux promis aux marchés de Griphel. Le réfectoire servait de zone de tri avant l'embarquement sur un quai voisin. Certains étaient passés par les armes quand l'inspecteur les jugeait trop fragiles pour le transport, et la salle d'eau servait à la fois à décrasser une ultime fois la marchandise, et à entreposer les morts. Plus de mille citoyens avaient été convoyés à travers la Mer Contrastée. Une partie avait été sauvée par la marine tyrgrianne, qui avait déplacé sa base d'opérations à Novogal et Roseglen, et tentait d'arraisonner ces transports de misère. Mais pas tous, loin de là.
Mauvais souvenirs. Glacé, l'elfe faillit tourner les talons. Mais il ne pouvait pas se montrer sentimental. Tout ce qui appartenait au passé était contre-productif, qu'il soit lointain ou proche. Les Obscurs étaient la menace présente, il ne pouvait pas reculer.
Il connaissait bien sûr le site : son plan, ses accès, la meilleur manière d'entrer sans être vu et de gagner le coeur de la ruche. Il tempéra sa nausée, quitta les abords du porche, et contourna le bloc à pas rapides. Il guetta son opportunité, gagna les ombres, escalada rapidement une corniche, et se hissa sur le toit. En pleine journée, le risque d'être aperçu n'était pas nul, aussi se hâta-t-il de traverser l'espace découvert, profitant de l'ombre des cheminées, et descendit-il dans la cour désertée.
À nouveau, sans qu'il puisse s'en défendre, il fut assailli de souvenirs. Soixante-dix ans plus tôt, trois ans plus tôt, qu'il combattit pour leur imposer le vide du jour présent. Terre battue abandonnée aux flaques printanières et aux corneilles. Repaire d'Obscurs. Vigilance, nécessité. Il devait se montrer extrêmement prudent : si sa présence était éventée, les cultistes ne manqueraient pas de remonter aux sources potentielles, Iris et Martin en tête.
Il choisit d'entrer par une fenêtre du premier étage, qui donnait dans une des chambres qu'avait occupées le personnel, du temps où les lieux accueillaient encore une marmaille indisciplinée. La pièce était vide, le temps avait rongé les murs, les sols, et la couche de poussière indiquait que personne n'y avait posé le pied depuis longtemps. L'elfe prit un moment pour s'imprégner des lieux, tenter de déceler un bruit, une odeur, la vibration d'un sortilège. Il n'entendit rien, ne perçut aucune trace de magie – ce qui semblait logique, car elle aurait pu révéler la position des Obscurs – et après de longues minutes, il décela l'odeur d'un feu éteint, distant, parmi les effluves d'humidité et de moisissure.
Le bâtiment se délitait. Ce n'était pas le seul, dans la capitale, car la baisse de la population avait laissé de nombreux espaces vides, et la cité n'avait pas les fonds pour rénover tout ce qui en avait besoin. Kerun quitta la chambrette, gagna le couloir, et chemina avec prudence sur les planchers vermoulus. Des rats en maraude fuirent sur son passage, ainsi qu'un bon nombre de pigeons qui avaient profité des fenêtres béantes pour y trouver refuge. L'elfe savait que les animaux reprendraient leurs aises dès qu'il aurait disparu.
Toujours aux aguets, il se glissa vers l'étage inférieur, désormais convaincu qu'il ne restait personne sur les lieux. C'était attendu : on n'invitait pas des étrangers dans un repaire secret pour les laisser repartir, aussi dignes de confiance eussent-ils semblé. Mais c'était un bon endroit pour un premier rendez-vous : sinistre, abandonné, suffisamment vaste pour qu'on puisse s'y installer sans attirer l'attention de l'extérieur. Il semblait de plus en plus clair que parmi les Obscurs se trouvaient des gens qui connaissaient bien Juvélys.
Fuir le Temple de Béal par les égouts, cibler Soren le magnifique, s'installer pour une nuit dans l'Orphelinat des Marées... Il n'était pas impossible que les Obscurs aient pris le temps d'effectuer un long repérage dans la capitale. Après tout, si l'intuition de l'elfe était juste, certains d'entre eux étaient peut-être les mêmes que ceux qui avaient enlevé Megrall deux ans et demi plus tôt. Mais la possibilité que des Juvéliens bien établis, avec une bonne connaissance de la cité, en fassent partie était tout aussi séduisante. Après tout, il s'était déroulé bien assez de drames pour que certains soient bouffés par la haine de la cité, son dieu tutélaire, ses autorités.
En remontant le couloir vers la source des cendres, Kerun songea à nouveau à sa propre enfance, au temps maudit qu'il avait passé dans cet endroit. La mémoire des elfes était une malédiction. Même s'il ne conservait que peu d'images, les sons, les odeurs, et surtout les émotions demeuraient vives et pénibles. Ses congénères apprenaient à gérer ce foisonnement, à canaliser leurs réminiscences pour n'en conserver que le meilleur. Malheureusement, il n'y avait eu personne pour le guider sur cette voie. Ce n'était pas un drame, les échos étaient rares, et il se débrouillait. Mais la nuit serait peuplée de cauchemars.
Comme il l'avait désormais anticipé, la pièce était vide. On y avait abandonné quelques meubles anonymes, qu'il se fit un devoir d'examiner, mais dont il ne conclut rien, sinon qu'Iris avait pris place dans l'un d'eux – elle avait maculé les accoudoirs d'huile. En suivant le parcours des pas laissés dans la poussière, et sur lesquels il se calqua précautionneusement, il devina que certains s'étaient rendus dans la cour, et que d'autres avaient arpenté le couloir jusqu'à la porte principale. Rien de plus. Rien de mieux. Il se fia aux empreintes pour déterminer leur nombre. Six personnes. Dont Martin et Iris. Ils étaient tous repartis par la rue, il n'y avait pas d'autre piste.
Subitement, le bâtiment se mit à frémir autour de lui, comme un vestige de toute la tristesse qui imprégnait la structure-même des lieux. Ce n'était que la pluie au dehors, le murmure du printemps, mais Kerun frissonna malgré lui. Il était temps de partir, sans quoi il manquerait le rendez-vous avec la bestiole d'Iris. Le message qu'elle avait à lui délivrer, aussi bref soit-il, serait sûrement plus critique que cette incursion inutile dans un passé douloureux.
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