71. Othon
« Je pense que ça change rien au plan », lâcha Rachel avec un haussement d'épaules.
Ils étaient rassemblés dans le bureau d'Armand : quatre prêtres valgrians, trois Flambeaux. Ni Brendan, ni Diane n'avaient pu faire le déplacement. Ils se savaient surveillés par des yeux indiscrets. C'était un jeune gars recruté par le Mivéan qui ferait le transfert d'informations, via les cuisines, ni vu, ni connu.
« Y'avait rien dans cette baraque. Un seul mec, déjà clamsé depuis un bail. Franchement, même si ce type était un Obscur, il était enchaîné à une poutre, alors je pense qu'il était plus tellement en grâce, dans le genre. »
Rachel haussa les épaules, puis croisa les bras.
« Est-ce que ces étrangers... n'auraient pas pu être responsables ? demanda Florent, pensif et prudent.
— De quoi ?
— De sa capture. Il a pu mourir pendant qu'ils l'interrogeaient... et déclencher par là ce sortilège ?
— J'suppose que c'est possible. Mais ça change rien au fait qu'y'en avait qu'un. Pas six. »
Armand relâcha sa respiration. Assis derrière son bureau, il avait l'air plus fatigué que d'ordinaire. Othon devinait que malgré son soutien à leur initiative clandestine, cette décision lui pesait. Agir dans le dos des autorités présentait un risque non négligeable. Ils devaient parvenir à remplir leurs objectifs sans révéler leur préméditation.
« Progresser sans savoir ce qui s'est joué est dangereux, lâcha finalement Céleste.
— Mais attendre indéfiniment l'est tout autant », intervint Urbain.
Debout, adossé au mur, le chevalier était aussi taciturne que d'ordinaire, son visage reflétant les tourments intérieurs que sa voie grise le forçait à subir. Ou du moins c'était ce qu'Othon voulait y voir. On ne pouvait évoluer en marge sans en récolter les fruits amers. C'était dans l'ordre des choses.
« Brendan a des contacts aux services secrets », lâcha le grand chevalier.
Les sourcils des plus jeunes se haussèrent à l'unisson.
« Vestiges de la guerre civile, je présume », compléta Armand avec un calme sourire.
Othon s'empressa d'acquiescer.
« Oui, c'est ça. »
Il venait de se souvenir que ces fameux contacts étaient censés être confidentiels. Mais bon, leur réunion l'était aussi donc... l'un dans l'autre... C'était sans doute acceptable.
« Il pourrait sûrement demander des informations par ce biais... pour qu'on sache exactement ce qui s'est produit, qui étaient ces gens, d'où émanait la bulle...
— Ça me semble une bonne idée, renchérit Armand. Mais seulement s'il peut y parvenir sans éventer nos propres intentions.
— Brendan est doué pour ce genre de choses. »
Personne ne songea à mettre en doute son affirmation. Il connaissait le Mivéan comme un frère, personne ne l'ignorait.
« Bon, ça nous ramène à notre traquenard, reprit le commandant des chevaliers.
— J'ai eu une idée », intervint alors Marcus.
L'intendant avait parlé d'une voix ferme, et l'expression sur son visage dénotait avec ses habitudes de petite souris fébrile. Othon ne le connaissait pas très bien, mais il savait qu'il avait été proche d'Albérich Megrall, et durement touché par son assassinat aux mains des Obscurs, quelques années plus tôt. La situation présente devait être particulièrement douloureuse mais il semblait réagir à l'adversité par un regain d'énergie. Très honorable. Othon pensait que les hommes se révèlent face aux crises, et le comportement de Marcus était exemplaire.
« On pourrait prétendre qu'on veut ordonner un Saule et un Mysgari. »
La stupéfaction qui suivit sa déclaration était telle, qu'Othon se demanda s'il trouvait ça comique ou franchement insultant. Pendant une seconde, le jeune homme parut d'ailleurs déstabilisé par toute cette incrédulité. Mais il se reprit d'une profonde inspiration.
« Ces choses se font quand les temps sont incertains. Avec de tels appâts, les Obscurs seront forcés de sortir. »
Florent claqua dans les mains, provoquant un sursaut généralisé.
« C'est une idée parfaite !
— C'est complètement sacrilège ! protesta aussitôt Céleste en écho.
— Un peu, reconnut Florent avec un haussement d'épaules éloquent.
— Valgrian est peu sensible à ce genre d'insultes, intervint Urbain. Il sait que dans certaines circonstances, la fin justifie les moyens. »
Il était bien placé pour le savoir, lui qui jouait sans cesse avec les limites de l'admissible. La vieille prêtresse secoua la tête.
« Maître Devlin pourrait se charger des effets magiques... pour palier tout souci d'ordre religieux, intervint Marcus, la prenant de vitesse.
— Je ne sais pas si ce n'est pas encore pire ! » s'exclama-t-elle.
Saule était la personnification du soleil, Mysgari de la lune. Dans certaines contrées, ils étaient révérés comme des divinités à part entière ; certains récits faisaient d'eux les enfants de Valgrian, Mysgari était parfois sa fille secrète avec Tymyr, ou alors elle-même fille de Saule. Mais, à Juvélys, on considérait qu'ils étaient une émanation directe de Valgrian, une extension de lui-même qui prenait, par moments, forme et individualité. Contrairement à des cultes plus rigides, les Valgrians se souciaient peu de ces variations. Le principe premier demeurait le seigneur de toute lumière, et par là de toute humanité.
En temps de crise, on pouvait procéder à l'intronisation d'un Saule et d'une Mysgari, représentants de Valgrian sur Solbéa, deux prêtres, homme ou femme, qui devenaient des élus protecteurs, le temps nécessaire. Au cours de la cérémonie présidant à leur nomination, ils se voyaient dotés de pouvoirs divins, issus des flux conjugués des officiants, et de la bénédiction de Valgrian.
« Marcus a raison, intervint à nouveau Armand. L'idée est belle et elle peut porter ses fruits. »
Céleste se rencogna dans son siège, mais elle ne trouva aucun soutien : ni auprès de ses jeunes collègues, ni auprès des chevaliers.
« Mais comment on peut faire pour que les Obscurs sachent qu'on prépare ça ? demanda Rachel.
— Je pense qu'il faut partir du principe qu'ils nous guettent, dit Urbain. Nous sommes fatalement leur cible principale, et ils doivent être à l'affut d'une ouverture. Ils doivent connaître les signes qu'un Saule se prépare.
— Tu veux dire les changements de rideaux, la sonnerie des cors, tout ça ? l'interrogea Rachel.
— Et les toges jaunes et les bouquets. Oui. Tout le cérémonial. Ils ne peuvent pas le manquer, même de l'extérieur. Et nous savons qu'ils sont à l'extérieur.
— Mais ça veut dire mettre tout le Temple dans la confidence, murmura Florent, songeur. Ça complique le subterfuge.
— La fin justifie les moyens. » répéta Urbain.
Céleste paraissait atterrée, mais elle n'ouvrit pas la bouche. Armand semblait tourné vers l'intérieur de lui-même. Othon s'en voulut de les mettre dans pareille situation, mais Brendan avait raison, et Marcus une solution.
« J'veux pas compliquer le truc, dit alors Rachel, mais puisque c'est vraiment la cata... Pourquoi on le fait pas pour du vrai ? Nommer Saule et Mysgari, je veux dire. J'suis pas experte mais... je pensais que c'était le genre de bon moment. Comme ça... c'est pas sacrilège... mais c'est quand même d'une pierre deux coups. »
Florent sourit et se tourna vers Céleste.
« Rachel a raison. Est-ce que ça rendrait la chose plus acceptable ? »
La vieille prêtresse parut hésitante, mais finit par acquiescer dans un soupir.
« Oui, bien sûr. Ce serait... en ligne avec nos valeurs.
— Dans ce cas, faisons ça. Les circonstances le justifient au-delà de l'opportunité.
— Mais vous devez tous être conscients que si les Obscurs ne se montrent pas, ces deux personnes deviendront néanmoins leurs cibles. Leur vie sera en sursis constant.
— Nous n'échouerons pas, intervint Urbain, la main sur le pommeau de son épée.
— Non, nous serons prêts pour les recevoir », renchérit Othon avec conviction.
Armand hocha la tête avec un léger sourire.
« Nous aviserons en fonction de ce que Brendan peut nous raconter de ce qui s'est produit aujourd'hui, ajouta-t-il. Mais je pense que nous pouvons partir sur cette idée... »
La petite assemblée marqua son assentiment d'un murmure. Othon dévisagea les conjurés, mais tous semblaient désormais satisfaits de l'esquisse de leur plan, avec des variations quant au degré d'enthousiasme. Lui-même était convaincu de cette nécessité d'agir et pas seulement parce qu'elle était vitale pour Brendan. Laisser la main aux Obscurs était indigne et les retrouver dans la meule de foin juvélienne impossible. Ils avaient fait le bon choix.
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